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Full text of "Louis Bouilhet, 1821-1869, sa vie et ses oeuvres d'apres des documents inédits"

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LOUIS  BOUILHET 


T..  LETELLIER 

Docteur  es  lettres 


Louis  BOUILHET 

1821-1869 

SA    VIE    ET    SES    ŒUVRES 

d'après    des   documents   inédits 


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PARIS 


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LIBRAIRIE     HACHETTE 

7i).  Boulevard  Saint-(ii'rinaiii,  71) 


1!)1!) 


A  Madame  FRANKLIN -GROUT, 
Au  Docteur  FRANKLIN-GROUT, 

Hommage  de  respectueuse  reconnaissance. 


BIBLIOGRAPHIE 


1.  —  Poésies  complètes,  publiées  et  inédites, 
de  Louis  Bouilhet 

Les  pièces  publiées  dans  les  éditions  n'étant  pas  datées, 
ijous  avons  cru  utile  d'établir  ici  un  classement  chronologique 
d'après  les  Manuscrits.  Le  signe  *  précède  les  pièces  inédites. 


1838 


1839 


1840 


1S41 


'Ce  que  j'aime.. . 

*A  mon  pays. 

'Mélancolie. 

'Une  jeune  fille  mourante  à  une 

rose  fanée. 
'Ma  sœur. .  . 
'A  ma  sœur. 

'Je  veux  l'écrire  en  vers.  . . 
'Une  fleur  au  Génie. 
"Mort. 

"La  tête  de  mort. 
'Toi  que  j'adore.. . 
'Le  poète  et  le  siècle. 
•Si... 
'L'anneau. 

'Pourquoi  donc,  disait  la  rive. . . 
*0h  !  restez.. . 
"Souvenirs  d'infirmerie. 
'A  une  jeune  Muse. 
'L'heure  du  repos. 
L'Etoile. 
"Le  Nid. 
'La  Mission. 

'J'ai  passé  parmi  vous.. . 
'Epître 

"Aux  Français. 
'Dors  sur  mon  sein. . . 
'Sans-gêne. 

'Une  nuit  de  Louis  XIV. 
'La  fin  de  l'année. 
'Aux  cendres  de  l'Empereur. 
'Lfi  rose  et  le  cyprès. 
'Le  papillon. 
'Orgueil. 

'Réponse  à  M.  D  . 
'Ange,  parfois.  . . 


Juillet. 
Rouen,  Août. 
Rouen,  Avril. 

Paris,  29  Août. 

Cany,  26  Septembre. 

14  Décembre. 

Rouen,  Décembre. 

28  Décembre. 

Rouen,  Janvier. 

Mars. 

Avril. 

22  Avril,  le  soir. 

25  Avril. 

Mai. 

13  Mai. 

Mai  (Infirmerie). 

Juin. 

Juillet. 

Juillet. 

13  Juillet. 

Juillet. 

Juillet. 

Cany,  Août. 

Can3%  Septembre. 

27  Octobre. 

Décembre. 

Rouen. 

Rouen,  Janvier. 

Rouen,  Février. 

Février. 

Février. 

Mars 

Rouen,  Mai. 


II 


■Amour. 

'L'absence. 

'La  Couronne  de  bal. 

'Ma  gloire. 

'Ubinam  Deus. 

'La  France  et  l'Europe. 

'Belle  et  de  pudeur  voilée..  . 

'Hegésippe  Moreau. 

"Enfant,  vous  n'avez  pas  quinze 

ans.. . 
'Le  déluge. 
'L'Homme. 
'Le  papillon. 
'Sous  le  nuage. 

1«42    'A  Voltaire. 
'La  Valse. 
•Le  Riche. 
'Voici  venir  Avril. . 
"A  la  France. 
'Les  Hirondelles. 
"Désespoir. 
'Nœla. 

*A  cette  Table. . . 
'Berceuse  (La  Louve). 
'La  Fleur  et  la  Pelouse. 
*Le  duc  d'Orléans. 
'Une  rose. 

L'enfant  mort. 
'Elle  est  là-haut.  . . 

Le  départ  pour  le  Cirque. 

Le  Galet. 
'A  Deutz. 

Vestigia  flamma'  (Souvenir). 
'Chanson  de  l'Absence. 
'Le  Drapeau. 

A  une  jeune  fille  (traduit  d'Ana- 

créon). 
'Rêverie. 
'La  Colombe  (traduit  d'Anacréon). 

Volupté  itraduit  d'Anacréon). 
'La  Rose. 
'Barcelone. 
'A  mes  sœurs. 

1843    'L'Ange  du  \'oyageur. 
'M3stère. 
'Prélude. 
'Regarde,  en  s'enfujant..  . 


Rouen.  Juin. 
JO  Juin. 
14  Juin. 
18  Juin. 
26  Juillet. 

7  Juillet. 

Cany,  Septembre. 
24  Septembre. 

Novembre. 

8  Novembre. 
Rouen,  13  Décembre. 
14  Décembre. 

'21  Décembre. 

Rouen,  Février. 

Rouen,  F'évrier. 

Canj-,  Mars. 

Mars. 

Rouen,  Mai. 

Rouen,  Mai. 

Rouen,  21  Mai. 

Rouen,  30  Juin. 

Rouen,  Juin. 

Juillet. 

Rouen,  31  Juillet. 

Rouen,  Juillet. 

14  Août 

Cany.  6  Septembre. 

Cany,  9  Septembre. 

Cany,  Septembre* 

Septembre. 

Octobre. 

Minuit,  5  Octobre. 

8  Octobre. 

Rouen,  10  Octobre. 

Rouen.  29  Octobre. 
Rouen,  Novembre. 
23  Novembre. 
Rouen,  9  Décembre. 
14  Décembre. 
Rouen,  19  Décembre. 
31  Décembre. 

13  Janvier,  le  soir. 

Janvier. 

Février. 

Avril. 


1845 


1846 


'Mes  fleurs. 

5  Mai 

Le  Nid  et  le  Cadran. 

Juin. 

*Le  Suicide 

Juillet. 

'Le  pied  léger,  l'âme  contente.. 

10  Août. 

'Seigneur,  il  est  des  fleurs. .  . 

Septembre. 

'La  Chenille  et  le  Papillon. 

18  Novembre. 

'A  mon  ami  D.  .  . 

Novembre. 

•La  Ruche. 

Rouen,  15  Décembre 

"L'heure  du  Poète. 

Janvier. 

"Les  Jésuites. 

Janvier. 

'La  Pelouse. 

Rouen,  Avril. 

•A  une  dame. 

Avril. 

•Prométhée. 

12  Juin. 

'Et  ceci  est  donc  vrai. .  . 

Juin. 

'Certe,  aimer  est  bien  doux.. . 

10  Juillet. 

'Folie. 

7  Août. 

"Et  les  cités  dormaient. . . 

15  Octobre. 

"La  Nacelle, 

30  Octobre. 

Dolorès. 

Octobre. 

'A  un  poète  vendu. 

10  Novembre. 

Roulant  dans  la  nuit. .  . 

Décembre. 

'Lyda. 

B  Janvier. 

•Je  suis  venu  fidèle. . . 

Janvier. 

"Délire. 

Rouen,  Avril. 

"Rêves  de  jeune  fille. 

Rouen,  Avril. 

"La  Reine  des  Elfes. 

Rouen,  Avril. 

'Dimanche,  ô  mes  amis... 

Rouen,  Mai. 

"L'Idée. 

Juin. 

•Tullia 

Cany,  Septembre. 

Oh  !  serait-ce  vrai. .  . 

Rouen,  Octobre. 

La  Fleur  rouge. 

"Matelot  que  la  mer  réclame   .  . 

Rouen. 

Savez-vous  pas. . 

Rouen. 

L'Echappée. 

Cany. 

La  Vierge  de  Sunam. 

Janvier. 

A  Mathurin  Régnier. 

Janvier. 

'Les  Cheveux. 

Rouen,  6  Mars. 

'Jeune  fille  et  poète. 

Rouen,  22  Mars. 

Sur  un  enfant. 

Avril. 

Le  Navire. 

Rouen.  Mai. 

"A  une  femme. 

Mai. 

"Hertes  vos  grands  yeux  noirs.   . 

Mai. 

Le  lion. 

Rouen,  Juillet. 

"Empédocle. 

Cany,  Septembre. 

L'Esprit  des  fleurs. 

Rouen,  Octobre. 

Les  Rois  du  Monde  (Le  Cèdre). 

Rouen.  Novembre. 

Vers  cette  même  époque  : 

'La  Maîtresse  de  l'Empereur. 

Piiero  (Etude  antique). 

'L'Egyptienne  à  Rome. 

*La  Louve. 

Cigognes  et  Turbots. 

Bathylle. 

Les  Flambeaux. 

Double  incendie. 

1847  'Le  Lac 

Au  temps  que  j'étais  pur. . . 

"Poète.  l'Art  divin.. . 

Soir  d'été. 

Dans  le  Cimetière  de  S... 

'L'autre  jour  au  matin. . . 

'La  Course. 

"A  une  jeune  fille. 

Marée  montante. 

'Les  Noces  de  la  Mort. 

1848  'Rencontre. 
Candaule. 
Tou-Tsong. 

'Le  Vicomte  et  la  Marquise. 
A  Maxime  Du  Camp. 
A  R... 

1849  Sur  un  Bacchus  de  Lydie. 
'Les  trois  échos. 

1850  A  un  jeune  homme. 
J'aimai  :  qui  n'aima  pas  ?.. 
'Le  Bracelet. 

Au  Vesper. 
Nééra. 

1851  Intérieur. 

La    Chanson     du    Marchand 

Mouron. 
Le  Nil  est  large. . . 
'Comme  un  essaim  d'écoliers.. 
Réveil. 
Mel.enis. 

1852  Jasmin. 
L'Hallali. 

A  ma  belle  lectrice. 

Une  erreur. 

A  une  petite  fille. 

Les  raisins  au  clair  de  Lune. 

A  Pradier. 


de 


Rouen. 

Rouen. 

Cany. 

Rouen 

Rouen. 

Rouen. 

Can}',  Septembre. 

Rouen,  13  Mars. 

Rouen.  17  Avril. 

Rouen,  Mai. 

Mai. 

Le  Havre,  Mai. 

Juin. 

Cany,  Septembre. 

Cany,  Septembre. 

Dieppe,  Septembre. 

Cany    Septembre. 

Mars. 

Rouen,  Avril. 

Rouen,  Juillet. 

Septembre. 

Rouen,  5  Octobre. 

Novembre. 

Rouen. 

Août. 

25  Janvier. 

Rouen,  Février. 

Malaunay,  Septembre. 

Rouen,  27  Novembre. 

Rouen,  15  Décembre. 

Fécamp. 

Rouen,  18  Février. 
Rouen,  17  Mars. 
Rouen,  Mars. 
Can3',  Avril. 

Château  de  la  Roche-Guyon. 

Janvier. 

Février. 

Février. 

Mars. 

Juin. 

Juin. 


Puberté. 
A  M-  L.  C... 
Chanson  d'Amour. 
Flu.x  et  reflux. 

Août. 

Août. 

\<"'  Septembre. 

Novembre 

1853 

Printemps  (I^éveii). 

Quand  vous  m'avez  quitté.   . 

Les  Fossiles. 

Bouen,  Avril. 
Bouen,  Décembre. 

1854 

'Quoique  vieux,  j'ai  l'assurance.. 

Le  Barbier  de  Pékin. 

Le  Secret. 

La  Plainte  d'une  Momie. 

'Parfumerie. 

Musique. 

Confiance. 

Paris. 
Paris. 
Paris. 

Paris. 
Décembre. 

1855 

Bucolique. 
Dernière  Chanson. 
A.  M.  Clogenson. 

Paris,  Mai. 
Paris,  Septembre. 
Paris,  Décembre. 

1856 

Le  Laboureur. 
Lied  Normand. 
A  une  Femme. 

Paris. 
Paris. 
Août. 

1857 

Clair  de  Lune. 

A  X..-.  (Tristes  deos). 

Démolitions. 

Le  Poète  aux  Etoiles. 

Chatterie. 

Le  Crapaud. 

Janvier. 

Février. 

Mars. 

Mantes,  29  Juin. 

Juillet. 

Mantes,  Juillet. 

1858 

Mars. 

Les  Larmes  de  la  Vigne. 

Mantes,  Mars. 
Mantes,  Août. 

185n 

Ceux  qui  viennent. 

Soldat  libre. 

Jour  sans  Soleil. 

Portrait 

Berceau. 

Le  dieu  de  la  Porcelaine. 

Chronique  de  la  Quinzaine. 

Mantes,  Janvier. 
Mantes,  Février. 
Mantes.  Mars. 
Mantes,  Mars. 
Mantes,  Avril. 
Mantes,  Avril. 
Mantes,  Mai. 

1860 

L'Aloès. 

'L'Hirondelle   Blanche. 
La  Colombe. 

Mantes,  Janvier. 
Mantes,  Janvier. 
Mantes,  Janvier. 

Après 

1860 

Les  poésie.s  suivantes,  rion  datées 

,  sont  contenues  dans  un 

cahier  intitulé  :   «  Poésies  nou 

velles  »,  portant  le  sous-titre 

«En 

l'air,  ma  plume,  en   l'air  » 

0' 

avant  victorieux  1610).  Je 

conserve  ici    l'ordre    du   Cahie 

•  q 

li  vraisemblablement    est 

chronologique. 

—    VI    — 

Les  Neiges  d'Autan.  En  se  séparant  d'un  voyageur. 

Amour  doul)Ie.  Le  Vieillard  libre. 

Kurope.  La  Pluie  venue  du  Mont  Ki-Chan. 

Gelida.  La  Chanson  des  Rames. 

Les  Zones  de  l'Ame.  Une  Baraque  de  la  F'oire 

Le  Sang  des  Géants  (Novembre  1867). 

Le  Tung-Whaiig-Fung.  L'Héritier  de  Yang-Ti. 

Sombre  Eglogue.  Le  Bois  qui  pleuref 

Dernière  Nuit.  La  Paix  des  Neiges. 

Au  grand  tonneau  d  Heidelberg.     La  Fille  du  Fossoj'eur. 

Vers  Paï-Lui-Chi.  L'Abbaj-e. 

L'Amour  noir.  L'Oiseleur. 

Ail-  de  Chasse.  Chanson  des  Brises. 

Les  Chevriers.  Chœur  des  Mouches  à  Viande. 

Une  Soirée.  Première  ride. 

Parjure.  A  la  Lune. 

Berceuse  philosophique.  Kronos. 

Imité  du  Chinois.  Abrutissement. 

La  pluie  de  Printemps. 

Ces  pièces,  dont  la  plupart  sont  recopiées  deux  et  trois  fois, 
avec  quelques  rares  variantes,  sont  contenues  en  plusieurs 
cahiers  portant  les  titres  suivants  :  «  Feuilles  mortes  »,  «  Les 
Voix  »,  «  Les  Voix  du  vSiècle  »,  «  Masques  et  Visages  »,  «  Les 
Romaines  »,  «En  l'air,  ma  plume,  en  l'air»,  ou  seulement 
«  Poésies  ». 

Dix  cahiers  sont  du  format  petit  in-quarto,  deux  in-octavo, 
un  seul  petit  in-folio.  Tous  sont  pourvus  de  tables  des 
matières. 

Ils  m'ont  été  gracieusement  donnés  par  Madame  Leparfait. 
Le  manuscrit  de  «  Melœnis  »,  avec  corrections  de  G.  Flaubert, 
appartient  à  la  Bibliothèque  Municipale  de  Rouen. 

II.   —    Documents   autobiographiques  et  Correspondance 
de  Bouilhet 

a)  —  «Un  Conte  Bleu»,  autobiographie  inachevée  (12  pages), 
précédée  d'un  «  Programme  >. 

«  Souvenirs  et  Impressions  philosophiques  »,  contenues  en  un 
carnet. 

Ces  documents  sont  inédits. 


—    VII    — 

h)  —  51  Lettres  à  Louise  Colet  :  28  ont  été  publiées  par  moi  dans 
la  Revue  de  Paris,  numéros  du  I"  et  15  Novembre  1908;  les  autres, 
d'un  intérêt  moindre,  sont  restées  inédites.  Les  autographes  appar- 
tiennent à  la  Bibliothèque  Munieipale  de  Rouen. 

499  Lettres  et  Billets,  inédits,  adressés  à  G.  Flaubert  et  commu- 
niqués par  Madame  Franklin-Grout. 
Divers  brouillons  de  lettres  trouvés  dans  les  cahiers  de  Bouilhet. 

N.-B.  —  Je  signale  à  l'attention  des  chercheurs  les  lettres 
inédites  suivantes  que  je  n'ai  pu  retrouver: 

7  Lettres  à  Feydeau.  vendues  par  le  ministère  de  M"  André 
Desvouges,  à  Paris,  Hôtel  de  la  rue  Drouot,  le  Jeudi  22  Décembre  1910. 

Environ  30  lettres,  qui  sont  passées  dans  les  cartons  de  M.  Cha- 
ravay,  de  Paris. 

IIL  —  Editions  diverses  des  œuvres  de  Bouilhet 

POÉSIES 

Melœnis,  conte  romain,  par  L.  Bouilhet.  —  Paris,  imp.  de  Pillât  fils 
aîné,  1851,  in-8",  88  pages. 

Melœnis,  conte  romain,  par  Louis  Bouilhet,  1857.  —  Paris,  Michel 
Lévy  frères,  in- 18,  207  p. 

Poésies,  Festons  et  Astragales.  —  Paris,  A.  Bourdillat,  1859,  in-12, 
267  p. 

Dernières  Chansons,  poésies  posthumes  de  L.  Bouilhet  avec  une 
Préface  de  G.  F"laubert.  —  Paris,  Michel  Lév}'  frères,  1872,  in-S», 
337  pages,  portrait. 

Œuvres  de  L.  Bouilhet  :  Festons  et  Astragales,  Melœnis,  Dernières 
Chansons.  —  Paris,  A.  Lemerre,  1880,  in-16,  435  pages,  portrait. 

Jd..  1891,  in-l^,  427  p.,  portrait. 

Melœnis,  Préface  de  A.  Join-Lambert.  —  Evreux,  imp.  de  G.  Hérissey, 
1900,  gr.  in-8»,  XXIX,  149  p.,  -  planches  en  couleur  gravées  par 
Bertrand,  d'après  P.  Gervais. 

THÉÂTRE 

Madame  de  Montarcij,  drame  en  5  actes,  en  vers,  par  Louis  Bouilhet 

—  Paris,  Michel  Lévy  frères,  1856,  in-18,  140  p. 
Hélène  Peijron,  drame  en  5  actes,  en  vers,  par  Louis   Bouilhet.    — 

Paris,  a!  Taride,  1858,  in-18.  136  p.  et  1858,  2'  édition,  in-18,  134  p. 
L'Oncle  Million,  comédie  en  5  actes,  en  vers,  par  Louis  Bouilhet.  — 

Paris,  A.  Dclahaye,  1861,  in-18,  112  p. 


—    VIII    - 

Dolorcs.  drame  en   4  actes,  en  vers,  par  Louis    Bouilliet.  —  Paris, 

Michel  Lévy  frères,  1862,  in-18,  172  p. 
Faiisline.  drame  en  5  actes,  en  7  tableaux,  par  Louis   Bouilhet.  — 

Paris,  Michel  Lévy.  frères,  1864,  in-18,  98  p 
La  Conjuration  d'Amboisc    drame   en  5  actes,  6  tableaux,  en  vers, 

par    Louis    Bouilhet.   —    Paris,   Michel   Lévv   frères,  1867,   in-18. 

148  p. 
Mademoiselle  Aïssé,  drame  en  4  actes,  en  vers,  par  Louis  Bouilhet. 

—  Paris,  Michel  Lévy  frères,  1872,  ia-18,  146  p. 
Il  convient  d'ajouter  :    Le  Cœur  à  droite,  et   Sous  Peine  de   Mort, 

deux  comédies  que  je  publie  dans  ma  thèse  complémentaire. 

lY.  —  Ouvrages  et  Périodiques  à  consulter  ; 

ANGOT  (Albertl.  —  L'n  Ami  de  G.  Flaubert,  Louis  Bouilhet,  sa  vie. 

ses  œuvres.  —  Paris,  E.  Dentu.  1885. 
ARAGO  (Etienne).  —  L'Avenir  national  (-22  Juillet  1869). 
BARBEY  d'AUREYILLY(J.).  -  Les  Œuvres  et  les  Hommes,  3e  partie. 

Ire  série.  —  Paris,  Amjot,  1862. 

Poésies  et  Poètes.  —  Paris,  Lemerre. 

Le  Gaulois  (24  Juillet  1869). 
BAXYILLE  (Théodore  de).  —  Le  National  (8  Janvier  1872i. 
BOURGET  (Paul).  —  Essais  de  Psychologie  contemporaine.  —  Paris 

Plon-N'ourrit,  1899. 
BRIÈRE  (Henri).  -  Le  Tam-Tam.  25  Juillet,  29  Août  1869. 
BRUXETIÈRE  (Ferdinand).  —  L'Evolution  de  la  Poésie  lyrique  au 

A7A-'  siècle.  —  Paris,  Hachette,  1905. 
BERGERAT  (Emile).  —  Souvenirs  d'un  Enfant  de  Paris.  —  Paris, 

Fasquelle,  1911. 

La  Vie  moderne  (24  Janvier  1880). 
CAXAT   (René).    —  Du    sentiment    de    la  solitude   morale   chez    les 

Romantiques  et  les  Parnassiens.  —  Paris,  Hachette,  1£04. 
CASSAGXE  (Albert).  —   La  théorie  de   l'Art  pour   l'Art  en  France. 

chez  les  derniers  Romantiques  et  les  premiers  Parnassiens.  —  Paris, 

Hachette,  1906. 
CÉARD  (Henry).  —  L'Evénement  (14  Mai  1898,  30  Juin  1900). 
CLAYEAU  (Anatole).  —  Revue  contemporaine    (1"   Décembre   1860, 

1'^  Mars  1864.  1"  Xovembre  1866). 
CLARETIE  (Jules).  —  Le  Figaro  (17  Décembre  1866). 
CHASLES  (Emile).  —  Revue  Contemporaine  (15  Novembre  1858). 
DAUDET  (Alphonse).  —  Trente  Ans  de  Paris.  —  Paris,  Lemerre,  1891. 
DEROCQUE  (Dr  Pierre).  —  La  Normandie  médicale  (10  Avril  1903j 


—   IX    — 

DESCHARMES  (René).    —    Flaubert,   sa    vie,   son    caractère   et   ses 

idées,  avant  1857.  —  Paris,  Ferroud,  1909). 
DESCHARMES  (René)  et  DUMESNIL  (R.).  —  Autour  de  Flaubert. 

Paris,  Mercure  de  France,  1912. 
DOUMIC  (René).  -  De  Scribe  à  Ibsen.  -  Paris,  Delaplane,  1893. 
DUROSC  (Georges).  —  Journal  de  Rouen  (28  Décembre  1887,  1"  Mai, 

1^'  Octobre,  8  Novembre  1908). 
DU  CAMP  (Maxime).   —   Souvenirs    littéraires.   —    Paris,  Hachette, 

1906. 
FliÈRE  (Etienne).    —    Louis    Bouilhet.    son    milieu,   ses    hérédités, 

l'amitié  de  Flaubert.  —  Paris,  Société  Française  d'Imprimerie,  1908. 
FAGUET  (Emile).  —  Histoire  de  la  Littérature  Française.  —   Paris, 

Plon-Nourrit,  1900. 

Journal  des  Débats,  15  Août  19  9. 
FATH  (Robert).  —  De  l'influence   de  la  Science   sur    la  Littérature 

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INTRODUCTION 


Malgré  son  talent,  Louis  Boiiilhet  n'a  connu  durant 
sa  vie  qu'une  demi-gloire  littéraire.  Il  a  même  pres- 
senti que  le  temps  en  aurait  vite  raison  : 

«  Pareil  au  flot  d'une  mer  inféconde. 
Sur  mon  cadavre  au  sépulcre  endormi. 
Je  sens  déjà  monter  l'oubli  du  monde 
Qui  tout  vivant  m'a  couvert  à  demi  »  (1). 

Il  prophétisait  juste.  Rares  sont  les  lecteurs  qui 
aujourd'hui  fréquentent  son  œuvre  ;  les  critiques 
■  littéraires  mêmes,  s'ils  n'ignorent  pas  son  nom,  lui 
donnent  la  plus  petite  place  possible,  comme  à  un 
parent  de  province  dans  la  famille  des  Romantiques 
ou  des  Parnassiens  :  pour  M.  Chantavoine,  il  n'est 
quun  poète  «  patient  et  précis  >  (2)  ;  pour  M.  Lanson 
«  un  témoin  curieux  des  impulsions  incohérentes 
auxquelles  obéissaient  entre  1850  et  1860  les  talents 
secondaires  qui  n'avaient  pas  la  force  de  s'affranchir 
et  de  s'orienter  une  bonne  fois  »  (3).  On  l'exécute 
même  plus  prestement  :  M.  Strowski  l'estime  «  un  poète 
laborieux  et  pénible,  type  parfait  du  brillant  versi- 
ficateur de  Collège,  que  l'admiration  de  ses  camarades 
a  ensuite  forcé  de  se  croire  du  génie  »  C4).  //  est  vrai 


(/)  «  Dernière  Nuit  »,  (Envies,  p.  38:i. 

(2)  «    Histoire  de  la    Litléralure  française    sons    la    direction    de 
Petit  de  Jnlleville  »,  t.  VIII.  p.  31. 

(3)  <(  Histoire  de  la  Littérature  française  »,  p.  ÎOH. 

ii)  «  Tableau  de  la  Littérature  française  au  XIX''  siècle  »,  p.  ^i^i5. 


que  M.  R.  Descharmes ,  —  je  ne  peux  le  placer  en 
plus  noble  compagnie,  —  dans  sa  thèse  de  Doctorat 
sur  Flaubert,  appelle  de  ses  vœux  la  «  réhabilitation  » 
de  Bouilhet,  dont  a  le  nom  devrait  être  cité  immé- 
diatement après  ceux  de  Baudelaire,  de  Th.  Gautier 
et  de  Leconte  de  Liste  »  (1).  Il  est  vrai  aussi  que  le 
poète  trouva  des  admirateurs,  quelques-uns  très 
fervents  et  qui  lui  consacrèrent  des  livres  :  MM.  Angot, 
de  la  Ville  de  Mirmont,  Etienne  Frère. 

Ces  derniers  ont  étudié  non  sans  succès  les  qualités 
et  les  défauts  de  son  œuvre,  et  la  question  de  son 
hérédité,  mais  aucun  deux  n'a  suffisamment  replacé 
le  poète  dans  son  milieu  historique  ;  aucun  n'a  interrogé 
ses  manuscrits,  ni  recherché  sa  correspondance  pour 
établir  le  développement  de  son  talent.  Ce  qu'ils  n'ont 
pu  faire,  un  heureux  hasard  me  le  permet. 

J'ai  découvert,  en  effet,  les  manuscrits  de  mon  auteur, 
pleins  de  poésies  de  jeunesse  inconnues  et  de  notes 
cmtobiographiques.  Ils  appartenaient  à  M.  Philippe 
Leparfait,  le  fils  adoptif  de  Louis  Bouilhet.  L'aimable 
propriétaire  et  sa  mère,  Madame  Léonie  Leparfait,  la 
vieille  amie  du  poète,  me  les  communiquèrent  avec  la 
meilleure  grâce.  Ils  se  plurent  même  à  évoquer  pour 
moi  les  souvenirs  du  passé.  Au  milieu  des  meubles  et 
des  bibelots  de  l'écrivain,  dans  l'appartement  habité 
par  eu.v  à  Amiens,  f  écoutai  pendant  de  longues  heures 
les  deux  témoins  des  vingt  dernières  années  de  sa  vie  : 
elle,  octogénaire,   grande,  un  peu  voûtée,  la  figure 


{1)  u  Flaubert,  sa  vie,  son  caractère  el  ses  idées  avant  1857  ».p.il2. 


très  émaciée,  les  cheveux  blancs,  contant  alertement, 
d'une  voix  chevrotante  et  s  arrêtant  seulement  pour 
le  rappel  d'un  nom  en  fuite;  lui,  plus  sûr  de  sa 
mémoire,  encore  plein  de  vie,  bien  quil  eût  passé  la 
soixantaine,  citant  avec  admiration  les  vers  du  poète, 
le  nom  de  ses  amis,  la  date  exacte  des  œuvres.  Grâce 
à  leurs  encouragements,  refusés  à  d'autres  solliciteurs, 
j'ai  pu  mener  ce  travail  à  bonne  fin.  J'aurais  été 
heureux  qu'ils  lisent  ici  mes  remercîments  :  la  mort 
ne  l'a  pas  permis.  Au  mois  de  Septembre  1908,  il  me 
fallut  rendre  les  derniers  devoirs  à  Monsieur  Philippe 
Leparfait.  Sa  mère  lui  survécut  deux  années  seulement. 
Je  ne  peux  que  déposer  sur  leur  tombe  l'expression 
de  mes  regrets  et  de  ma  reconnaissance. 

Un  accueil  non  moins  aimable  m'attendait  auprès 
de  Madame  Franklin-Grout.  Elle  voulut  bien  distraire 
de  ses  riches  collections  de  la  Villa  Tanit,  à  Antibes, 
la  correspondance  adressée  par  L.  Bouilhet  à  Gustave 
Flaubert,  et  me  permettre  de  l'utiliser.  En  la  priant, 
ainsi  que  M.  le  Docteur  Franklin-Grout,  d'accepter  la 
dédicace  de  cette  thèse,  je  traduis  imparfaitement  ma 
respectueuse  gratitude. 

Enfin  d'autres  documents  inédits  et  des  renseignements 
précieux  me  furent  communiqués  par  MM.  G.-A .  Le  Roy, 
de  Rouen,  le  Secrétaire  général  du  Comité  des  Amis 
de  Flaubert,  qui  conserve  fidèlement  le  manuscrit  de 
la  comédie  intitulée  :  «  Le  Cœur  à  droite  »  ;  Henry 
Céard,  dont  quelques  conversations  me  firent  mieux 
juger  l'œuvre  de   mon   auteur;   Charavay,  qui  me 


permit  de  consulter  ses  catalogues  d'autographes  ; 
Leblond,  ancien  Juge  au  Tribunal  de  Commerce 
d'Amiens,  qui  recueillit  soigneusement  la  bibliothèque 
du  poète;  René  Descharmes  et  René  Dumesnil,  deux 
flaubertistes  très  informés  ;  G.  Dubosc,  d'une  science 
inépuisable  ;  R.  Aube,  G.  Pinchon,  les  érudits 
Rouennais  fidèles  à  la  mémoire  de  Bouilhet.  Auprès 
d'eux  j'ai  trouvé  le  plus  bienveillant  accueil.  Qu'il  leur 
plaise  d'accepter  l'hommage  de  ma  reconnaissance. 

Les  matériaux  ainsi  réunis  m'ont  permis  d établir 
avec  précision  la  biographie  intellectuelle  de  l'écrivain, 
l'évolution  de  sa  pensée  et  comment,  après  avoir  été 
un  romantique,  imitateur  de  Lamartine,  de  Musset  et 
de  V.  Hugo,  il  renonça  sous  l'influence  de  Flaubert  à 
la  poésie  sans  originalité  de  ses  débuts,  pour  arriver 
dans  «  Melaenis  »  et  «  les  Fossiles  »,à  un  art  nettement 
Parnassien  par  le  fond  et  la  forme,  brûlant  ce  qu'il 
avait  adoré  jeune  et  dissimulant  mal,  d'ailleurs,  sa 
sensibilité  sous  un  masque  d'artiste  impassible.  J'assis- 
tais à  cette  lente  formation  heureusement  décrite  dans 
ces  vers  d'un  Rouennais,  Pascal  Mulot  : 

«  Des  chants  simples  et  doux  ont  marqué  ta  jeunesse  : 
Les  amis,  le  foyer,  la  gloire,  les  amours. 
Souvent  s'y  rencontrait  la  rêveuse  tristesse. 
Compagne  du  poêle  à  l'aube  de  ses  jours. 

Mais  l'Artiste  apparut  :  le  dieu  saisit  ton  âme  ; 
On  le  reconnut  vite  à  ses  efforts  puissants  : 
La  strophe  resplendit,  le  vers  lança  la  flamme. 
On  entendit  sonner  les  rythmes  bondissants  »  (i). 


(1)  Inédit.  Stroplies  adressées  à  L.  Boiiitliet  aurès  une  représentation 
de  «  La  Conjuration  d'Amboise  » 


—  XV     - 

Je.  redoutais  cependant  de  desservir  par  une  publi- 
cation inutile  de  vers  condamnés  à  l'oubli  la  cause  du 
poète  patient  ce  à  polir  des  mots  le  tour  ingénieux  »  (1). 
Il  eût  fallu  sans  doute  des  yeux  mieux  exercés  à 
discerner  les  beaux  vers,  des  doigts  plus  habiles  à  les 
enchâsser  dans  une  étude  critique,  une  plume  plus 
experte  en  iusage  de  notre  langue,  car  mon  auteur 
m'en  avertit  sévèrement  : 

«  Le  pur  lettré  seul  a  le  droit 

D'en  arranger  les  broderies ...»  (9). 

Tosai  cependant.  Si  fai  révélé  avec  succès  l'âme 
jusqu'alors  mal  connue  de  L.  Bouilhet,  ou  mérité 
l'invective  «  Barbarus  lias  segetes  »,  dont  un  autre 
vieux  «  lettré  »  me  menaçait,  cest  ce  que  décidera  la 
sagesse  de  mes  examinateurs.  Du  moins,  s'Use  rencontre 
des  fautes  en  mon  œuvre,  elles  n'incombent  pas  aux 
conseillers  éclairés  et  bienveillants,  aux  maîtres  émi- 
nents  de  la  Faculté,  MM.  A.-P.  Lemercier  et  Maurice 
Souriau,  qui  m'apprirent  le  goût  de  la  Littérature,  de 
ses  plaisants  «  festons  et  astragales  »  et  à  qui  j'offre 
l'hommage  de  ma  gratitude  ;  elles  doivent  retomber 
sur  leur  disciple  inhabile. 

L'abondance  des  documents,  ainsi  que,  du  reste, 
l'imprécision  chronologique  de  certains,  rendait  ma 
tâche  difficile.  La  volumineuse  correspondance  adressée 
par  Bouilhet  à  Flaubert  me  révélait  avec  de  minutieux 
détails  l'histoire  de  son  théâtre,  les  circonstances  où 


(1)  «  Melaenis  »,  (Euvrcs,  p.  iUl. 

(2)  «  Imilé  du  Chinois  »   Œuvres,  p.  308. 


naquit  chacun  de  ses  drames,  mais  peu  de  ces  lettres 
furent  datées  par  l'auteur.  Il  me  fallut,  à  l'aide  des 
allusions,  déterminer  approximativement  la  place  des 
autres.  Dans  ce  travail  délicat  je  ne  peux  me  flatter 
d'avoir  toujours  évité  les  erreurs. 

fai  dû  de  même,  les  œuvres  de  jeunesse  étant  fort 
nombreuses,  imposer  à  plusieurs  chapitres,  à  ceux  du 
romantisme  surtout,  une  division  factice  et  ramener 
plusieurs  fois  le  lecteur  au  point  de  départ.  Puisse-t-il 
se  souvenir  que  le  seul  souci  de  clarté  me  fît  oser  ces 
gaucheries  dans  la  conception  du  plan  ! 

Faut-il  enfui  me  justifier  de  ne  pas  suivre  la  méthode 
commune,  d'après  laquelle  le  livre  se  divise  en  deux 
parties,  la  première  consacrée  à  la  vie  de  lauteur,  la 
seconde  à  l'examen  des  œuvres  ?  Il  m'a  paru  logique 
de  mêler  continuellement  la  biographie  de  l'homme  et 
la  vie  des  livres  comme  elles  le  furent  en  réalité.  Pour 
lui,  comme  pour  les  poètes  lyriques,  «  l'ouvrage 
d'imagination  est  une  autobiographie  sinon  stric- 
tement matérielle,  du  moins  intimement  exacte  et 
profondément  significative  des  arrière-fonds  »  (/)  de 
sa  nature  :  on  y  respire  l'atmosphère  de  luttes  dou- 
loureuses. D'ailleurs  séparée  de  la  vie  des  œuvres,  sa 
biographie  serait  peu  remplie  de  faits  extérieurs; 
elle  risquerait  de  paraître  vide,  alors  qu'elle  fut  un 
bel  exemple  de  labeur  littéraire. 

Il  arrive  souvent,  dit-on,  qu'une  thèse  consacrée  à 
un   poète   de   second   ordre   soit   la  pierre   tombale 


(1)  p.  Boiirget.  «  Essais  de  psychologie  »,  /,  p.  130. 


définitive  sous  laquelle  le  rimeur  désormais  oublié 
peut  dormir  d'un  sommeil  tranquille  sans  crainte 
d'être  jamais  troublé.  Puisse-t-il  nen  être  pas  ainsi 
de  mon  œuvre  !  Puisse-t-elle  mieux  faire  connaître  et 
goûter  aux  amateurs  de  bonne  poésie  l'artiste  délicat 
qui  sut  traduire  de  légères  fantaisies  en  a  strophes 
aux  gracieux  dessins  »  {1),  en  élégies  sincères  ses 
émotions  personnelles,  en  alexandrins  larges  et 
sonores  les  puissantes  évocations  de  «  Melaenis  »  et 
des  «  Fossiles  !  » 


Au  moment  de  livrer  aux  lecteurs  cette  étude, 
condamnée  au  silence  pendant  les  années  de  la  guerre, 
je  dois  acquitter  une  dernière  dette  de  reconnaissance 
et  non  la  moindre.  M.  le  chanoine  Jouen,  un  maître 
dans  l'art  de  faire  revivre  par  la  plume  les  hommes 
et  les  choses  de  la  Normandie,  voulut  bien  s'intéresser 
à  mon  travail  et  l'encourager  avec  une  bienveillance 
continue,  correction  des  épreuves  comprise.  Ma  grati- 
tude et  mon  affection  lui  sont  acquises,  il  le  sait; 
qu'il  veuille  bien  en  trouver  ici  ïexpression  respec- 
tueuse ! 


7)  «  Imilê  du  Chinois  »,  Qùwres.p.  30H. 


LOUIS  BOUILHET 

SA    VIE     ET     SES     ŒUVRES 


CHAPITRE    PREMIER 


La  Famille 

Le  Pays  :  Gany.  —  Les  Ascendants  paternels  : 
Jean -Nicolas  Bouilhet,  son  œuvre  litté- 
raire. —  Les  Ascendants  maternels  :  leur 
influence  prépondérante  dans  l'hérédité 
DE  Louis.  Le  grand-père,  Pierre  Hourcastremé 
La  mère,  Clarisse  Hourcastremé. 

«  Je  suis  né  à  Gany,  petite  ville  de  la  Seine-Inférieure, 
le  dimanche  27  mai  de  l'an  1822.  C'est  pendant  vêpres 
que  je^vins  au  monde,  et  comme  les  deux  dimanches 
précédents  ma  mère  s'était  trouvée  mal  à  l'église,  le  Juge 
de  paix  qui  avait  de  l'esprit  à  ses  moments  perdus  (et  il 
était  économe  de  son  temps),  affirma  que  l'enfant  ne  serait 
pas  dévot;  ce  qui  chagrina  ma  mère,  fit  sourire  mon 
grand-père  et  n'empêcha  rien,  je  vous  le  jure.  —  Si  l'on 
ne  tira  pas  le  canon  à  ma  naissance,  mon  père,  du  moins, 
se  crut  obligé  de  manifester  sa  joie  en  latin,  dont  il  avait 
quelque  usage  :  «  Hœc  dies  quam  fecit  Do?ninus  !  Voilà 
le  jour  que  le  Seigneur  a  fait  !  »  Ce  soir-là,  il  y  eut  du 
soleil  comme  pour  un  prince  légitime,  et  mon  grand-père 
qui  était  de  Pau,  me  frotta  la  lèvre  d'une  gousse  d'ail,  en 


mémoire  du  Béarnais  ;  on  m'a  même  affirmé  que  j'avais 
avalé  du  vin  pur  avec  une  si  joyeuse  grimace  que  l'on 
craignit  de  me  voir  perdre  la  raison  avant  l'âge  voulu  de 
cette  infirmité  ». 

C'est  avec  ce  spirituel  badinage  que  Louis  Bouilhet  se 
présente  à  nous  à  la  première  page  d'un  essai  d'autobio- 
graphie, encore  inédit,  intitulé  «  Un  Conte  Bleu  »  (1).  Si 
par  une  distraction  pardonnable  à  un  poète,  il  commet 
une  erreur  sur  la  date  de  sa  naissance  (2)  —  il  est  né 
en  1821,  non  en  1822  —  il  indique  avec  précision  les 
influences  qui  entourèrent  ses  premières  années,  dans  un 
intérieur  de  gens  simples,  de  belle  humeur,  d'une  culture 
intellectuelle  plus  qu'ordinaire,  et  vivant  dans  l'air 
confiné  d'un  chef-lieu  de  canton. 


Le  bourg  de  Cany  se  cache  dans  le  plantureux  pays  de 
Caux,  à  quelques  kilomètres  de  la  mer,  au  fond  d'une 
vallée  011  la  Durdent  déroule  ses  méandres.  Le  paysage, 
vu  dans  l'éclatante  lumière  d'un  soleil  d'été,  est  plein  de 
calme  et  de  force  ;  sur  les  deux  rives  s'étalent  des 
herbages  que  protège  contre  les  vents  une  double  ceinture 


(1)  Seules,  les  pages  relatives  à  la  famille  et  à  la  naissance  de 
Bouilhet  ont  été  écrites  ;  elles  sont  précédées  d'un  «  Programme  »,  où 
le  poète  consigna  en  style  télégraphique  les  événements  principaux  de 
sa  vie  jusqu'en  1855.  Vraisemblablement,  il  faut  reporter  à  cette  date 
la  composition  d'  «  Un  Conte  Bleu  r>. 

(2)  Flaubert  (en  1870)  dans  la  préface  des  «  Dernières  Chansons  » 
(p.  281)  a  reproduit  cette  erreur  des  notes  autobiographiques  qu'il 
avait  consultées.  M.  Angot  (1885)  a  donné,  sans  la  prouver.  la  date 
de  1821.  M.  de  la  Ville  de  Mirmont  (1888)  reprit  de  confiance  celle 
donnée  par  Flaubert.  M.  Frère  (1908)  fait  naître  indifleremment  le 
poète  en  1822  (p.  29)  ou  en  1821  (p.  99  et  297).  M.  Descharmes  (1909)  le 
premier  a  établi  définitivement  la  date  du  27  mai  1821  (p.  413),  d'après 
les  registres  de  l'état  civil  de  Cany. 


d'arbres,  hêtres  ou  ormes,  plantas  en  lignes  régulières  ; 
les  pommiers  sont  chargés  de  fruits  et  des  vaches  paissent 
lentement  l'herbe  drue.  Dans  les  champs  voisins,  la 
«  chanson  des  Brises  »  (1)  passe  comme  une  musique 
monotone,  l'or  des  blés  et  des  avoines  s'étend  au  loin, 
entrecoupé  seulement  par  quelque  bouquet  d'arbres  : 
c'est  le  temps  des  blés  mûrs  et  bientôt  les  moissonneurs 
«  à  la  brune  figure  »  (2)  apparaîtront  pour  former  les 
javelles  lourdes  de  grain. 

Poésie  de  la  Durdent  aux  eaux  claires  et  rapides,  aux 
ombrages  mystérieux,  puissance  féconde  de  la  terre  nor- 
mande, le  talent  de  Bouilhet  doit  beaucoup  à  ce  paysage. 
Jeune,  notre  auteur  a  senti  s'éveiller  en  lui  l'amour  de  la 
nature  ;  il  a  observé  les  travaux  du  «  laboureur  »  (3)  et 
la  vie  des  fleurs  et  des  plantes  ;  il  a  aimé  l'Océan  «  avec 
ses  flots  et  sa  trompe  sonore  »  (4),  de  sorte  que  plus  tard, 
en  quête  de  sujets  de  descriptions  ou  d'ingénieuses 
métaphores,  il  n'aura  qu'à  faire  revivre  ses  sensations  de 
jeunesse  pour  écrire  des  «  vers  aux  larges  flancs  »,  qui 
«  pareils  aux  grands  boeufs  »  font  tinter  «  leurs  colliers  de 
rimes  bruyantes  !  »  (5). 

Bien  plus,  ces  premières  visions  lui  ont  révélé  la 
«  Nature  »  si  puissante  qu'il  en  fera  son  «  Evangile  » 
pour  remplacer  le  Credo  de  ses  premières  années;  il 
proclamera,  avec  un  lyrisme  que  n'eût  pas  désavoué 
Homais,  qu'elle  doit  marcher  sur  les  «  cultes  abandonnés  », 


(1)  «  Chanson  des  Brises  »,  p.  881. 

(2)  «  Puberté  »,  p.  22. 

(o)  <i  Le  Laboureur  »,  p.  1)4. 

(4)  «  Le  Galet  »,  p.  78. 

(0)  «  Le  Laboureur  »,  p.  95. 


de  même  qu'elle  fait  disparaître  sous  les  frondaisons  les 
ruines  des  vieilles  abbayes  : 

Toi,  qui  proposes  dès  l'enfance 
A  notre  faible  humanité 
Pour  symbole  ta  confiance, 
Pour  Evangile  ta  beauté, 

-  Entre,  ô  Nature,  avec  ta  joie. 

Ton  soleil  et  ton  mouvement. 
Et  qu'on  te  laisse  cette  proie 
A  dévorer  tranquillement  !  (I) 

S'il  avait  pu  la  deviner,  l'idée  de  ses  admirateurs  de  le 
représenter  par  un  buste,  intime  et  familier,  dans  le  cadre 
où  il  passa  une  partie  de  sa  vie,  eût  donc  agréé  au  poète. 
Mais  à  la  place  publique  de  la  bourgade,  banale  avec  ses 
maisons  basses,  presque  toujours  déserte  et  silencieuse, 
bruyante  aux  seuls  jours  de  «  marché  »,  quand  les 
paysans  voisins  l'envahissent,  il  eût  préféré  quelque  coin 
en  dehors  du  bourg,  vers  la  mer,  «  sous  les  poiriers  en 
fleurs  »  (2),  près  des  haies  verdissantes,  où 

Sous  son  capuchon  rose  enfermée  à  demi, 

La  fleur  du  marronnier  regarde  et  veut  éclore.  (3) 

Il  eût  mieux  aimé  encore  le  voisinage  de  la  maison- 
nette où  il  naquit,  et  qu'il  a  décrite  avec  complaisance  : 
;<  Oh  !  la  ravissante  maison,  dit-il,  dans  «  Un  Conte 
Bleu  »,  que  celle  où  je  suis  né!  seule  à  l'écart  sur  le 
chemin  de  la  mer,  entourée  d'un  jardin  et  d'une  masure 
immense  ;  elle  me  déposa,  dès  le  premier  jour,  sur  les 
fleurs  comme  une  abeille,  dans  les  feuillages  comme  un 
oiseau  !. . .  Depuis,  bien  des  fois  je  l'ai  revue;  à  travers 


(1)  «  L'Abbaye  «,  p.  370. 
{2)  «  Printemps  »,  p.  42. 
(3)  «  Mars  »,  p.  95. 


les  arbres  de  son  «  fossé  »,  j'ai  jeté  mes  regards  furlifs,  et 
la  raai3on  me  connaît  bien  et  la  blanche  façade,  quand  je 
passe  sur  la  route,  me  regarde  avec  toutes  ses  fenêtres, 
pleines  de  souvenirs  et  de  soleil  »  (1). 

Là,  en  effet,  il  eût  retrouvé  les  impressions  de  son 
enfance,  il  eût  entendu  chanter  dans  sa  mémoire  les  vers 
de  jeunesse  qu'il  y  avait  écrits  pendant  les  vacances,  il  se 
fût  rappelé  ses  retours  sous  le  toit  de  la  «  blanche  » 
maison,  lorsque,  meurtri  par  la  lutte  et  le  désespoir,  il 
venait  oublier  près  de  sa  mère  et  de  ses  sœurs  la  «  gent 
de  Lettres  »  et  goûter  le  charme  du  «  Printemps  »  (2). 

Aujourd'hui,  rien  ne  distingue  des  autres  la  maison 
jadis  habitée  par  L.  Bouilhet  :  aucune  plaque  n'a  été 
apposée  sur  ses  murs  pour  rappeler  à  la  postérité  que  là 
naquit  un  poète  délicat,  au  milieu  d'une  famille  dont 
presque  tous  les  membres  eurent  l'ambition  d'être  les 
servants  de  la  Muse. 

L.  Bouilhet  n'eut  jamais  la  prétention  de  hautes  ori- 
gines comme  V.  Hugo  et  A.  de  Vigny.  Il  nota  cependant 
avec  le  plus  grand  scrupule  les  circonstances  qui  entou- 
rèrent ses  premières  années  et  ce  qu'il  savait  de  sa 
famille  «  afin,  dit-il,  d'expliquer  psychologiquement  les 
influences  qui  présidèrent  à  ma  naissance  »  (3). 

S'il  n'a  pas  d'ascendants  de  vieille  noblesse  à  faire 
connaître,  il  détaille  avec  fierté  la  valeur  de  ses  origines 
littéraires  :  «  Jamais  mortel,  écrit-il,  ne  vint  au  monde 
dans  des   conditions    plus   poétiques  ;    peu  d'écrivains 


(1)  «  Un  Conte  Bleu  ». 

(2)  «  Printemps  »,  p.  24. 

(3)  «  Un  Conte  Bleu  ». 


-  6  — 

pourraient  énumérer  autant  d'hémistiches  parmi  leurs 
ancêtres.  Je  descendais  de  la  Ballade  par  les  femmes,  et 
de  l'Epître  par  les  hommes  :  des  deux  côtés,  les  rimes  se 
perdaient  dans  la  nuit  des  temps  »  (1). 

Il  semble  donc  que  les  événements  aient  été  préparés 
par  quelque  Providence  bienveillante  pour  que  la  rencon- 
tre des  deux  familles,  d'origine  gasconne,  permit  la 
naissance,  sur  la  terre  Normande,  du  poète  Louis  Bouilhet. 
«  Gomme  deux  nuages  chargés  d'électricité,  écrit-il  dans 
c(  Un  Conte  Bleu  »,  les  deux  familles  gonflées  d'inspiration 
se  rencontrèrent  un  jour  selon  qu'il  était  écrit  quelque 
part  et  du  choc  jaillit  une  épithalame!  Une  pièce  de  vers 
que  ma  mère  publia  dans  un  journal  de  Rouen,  fut 
comme  le  signal  de  l'orage.  Mon  père  en  perdit  le  som- 
meil :  rêver,  découvrir  la  Muse,  saisir  la  plume,  polir  la 
rime,  tourner  l'ensemble,  tout  cela,  comme  vous  paraissez 
disposé  à  le  croire  d'après  ma  tournure,  ne  fut  pas  l'aff^aire 
d'un  moment  :  il  faut  le  temps  à  tout  ;  je  ne  fus  pas  plus 
improvisé  qu'un  autre,  tantœ  tnolis  erat  !  C'est  alors 
qu'à  trois  lieues  d'Yvetot,  en  l'an  du  Seigneur  1820, 
s'établit  par  dessus  les  bois  un  duo  sentimental  et  un 
accord  incessant  de  lyre  et  de  galoubet,  si  bien  que  de 
sonnets  en  acrostiches  et  de  rondeaux  en  triolets,  on  en 
arriva  un  beau  jour  au  poulet  final. . .  Ce  fut  bien  là  un 
mariage  de  raison,  si  l'on  considère  la  richesse  des 
pensées.  Mon  père  apportait  en  dot  trois  ou  quatre  mille 
rimes  suffisantes  et  ma  mère  deux  grands  yeux  bleus 
avec  quelques  ballades  dans  le  style  marotique. . .  Quant 
à  moi,  je  suis  le  produit  naïf  d'un  madrigal  et  d'une 
romance  :    modulé   selon   toutes   les   règles   de   l'art,  je 


(1)  «  Un  Conte  Bleu 


sortis  du  néant  scandé  comme  un  Alexandrin  classique, 
et  ce  qui  m'étonne  le  plus,  c'est  qu'après  une  pareille 
préparation,  je  n'ai  jamais  pu  atteindre  que  cinq  pieds 
et  demi,  ce  qui  fait  un  vers  faux  !  Ce  demi-pied  me 
perdra  :  j'aurai  toujours  une  cheville  sur  la  conscience  ! 
Du  nid  de  rossignols  sortit  une  oie  au  grand  étonnement 
de  mon  père,  qui  a  emporté  dans  sa  Itombe  cette  convic- 
tion désespérante.  Je  péchais  par  la  base  et  le  poème 
était  manqué  »  (1). 

Et  cependant  Louis  avait  beaucoup  à  recevoir  de  la 
lignée  paternelle,  tant  on  y  avait  fait  preuve  d'activité 
intelligente  et  d'inspiration  poétique.  " 

Nous  trouvons  l'un  de  ses  ancêtres,  François  Bouilhet, 
installé,  vers  le  milieu  du  xviii^  siècle,  maître  chirurgien 
à  Nogaro,  dans  le  Gers. 

Si  nous  ne  savons  rien  de  sa  vie,  nous  connaissons 
mieux  la  carrière  de  Jean,  celui  de  ses  fils  qui  fut  le 
grand-père  de  Louis.  Ce  Jean  Bouilhet  fut  vraisemblable- 
ment le-premier  de  la  famille  qui  entra  dans  l'adminis- 
tration des  hôpitaux  militaires,  où  il  servit  pendant  la 
Révolution  et  l'Empire  jusqu'en  1810.  Le  18  février  de 
cette  année,  il  mourut  directeur  de  l'hôpital  d'Eccloo, 
dans  la  Hollande  française.  Il  avait  épousé  à  Paris,  en 
1785,  Marie-Anne  Bailly,  née  à  Ermenonville,  fille  du 
cocher  du  marquis  deGirardin.  Comme  Rousseau  jusqu'à 
sa  mort  avait  été  recueilli  à  Ermenonville,  on  en  a  conclu 
que  la  grand'mère  paternelle  de  notre  poète  avait  pu 
rencontrer  souvent  Jean-Jacques  dans  la  propriété  du 
Marquis.  En  mourant,  Jean  Bouilhet  laissait  six  enfants, 

(1)  «  Un  Conte  bleu  ». 


au  nombre  desquels  était  le  père  du  poète,  Jean-Nicolas, 
qui  naquit,  lui  aussi,  à  Ermenonville  (1). 

Tous  les  biographes  de  Louis  ont  raconté,  que  suivant 
l'exemple  familial,  son  père  s'engagea  dans  l'adminis- 
tration des  Ambulances,  et  fit  la  plupart  des  campagnes 
impériales  de  1805  à  1815,  comment  dans  la  retraite  de 
Russie,  il  traversa  à  la  nage  la  Bérézina  et  contracta  une 
pneumonie  dont  il  ne  guérit  jamais  complètement. 
Licencié  après  la  guerre,  il  obtint  pour  vivre  d'être 
nommé  adjoint  au  régisseur  du  château  de  Gany,  qui 
appartenait  à  la  famille  des  Montmorency- Luxembourg. 
C'est  ainsi  qu'il  se  trouva  transplanté  dans  la  bourgade 
normande  où  il  se  maria,  vécut  une  douzaine  d'années  et 
mourut,  âgé  seulement  de  quarante-cinq  ans, 

Le  père  de  Louis  Bouilhet  fut  un  écrivain  fécond.  Une 
étude  diligente  de  M.  E.  Frère  (2),  nous  fait  connaître  son 
œuvre  :  un  poème  intitulé  «  Les  Tricoteurs  »,  une  comédie 
en  cinq  actes  et  en  vers  «  Le  Sophiste  ».  deux  cahiers  de 
chansons,  odes,  fables  et  épitres  en  vers,  enfin  ses 
souvenirs  de  campagne.  Jean-Nicolas  n'hésitait  pas  à 
porter  sur  «  toutes  ces  fariboles  »  (3)  —  le  mot  est  de 
lui,  —  ce  jugement  sévère:  «  Rien  de  tout  cela  ne  m'a 
jamais  paru  valoir  grand'chose. . .  Mon  génie,  sous 
quelque  protection  qu'il  se  soit  mis,  n'a  jamais  pu  se 
hausser  au-dessus  du  médiocre  »  (4). 

Tout  en  reconnaissant  que  l'œuvre  «  n'a  rien  de  bien 


(1)  J'emprunte   ces    détails  à    l'étude    de  M.    E.   Frère  :    «    Louis 
Bouilhet,  son  milieu,  ses  hérédités,  l'amitié  de  Flaubert  »,  p.  97. 

(2)  E.  Frère,  op.  cit.,  p.  100. 

(3)  Ibid.  p.  m. 

(4)  Ibid.  p.  Ut'. 


—  9  — 

saillant  »  (1\  et  qu'on  «  pourrait  n'en  rien  dire  »,  M.  Frère 
tient  à  pousser  l'analyse  à  ses  limites  extrêmes  pour  faire 
des  rapprochements  littéraires:  «  Ce  serait,  dit-il,  une 
étude  piquante  de  partir  des  chansons  de  route  de  notre 
ambulancier  pour  arriver  à  «  Melsenis  »,  et  de  comparer 
dans  cet  atavisme  de  la  poésie  le  fils  au  père.  La  distance 
est  énorme,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire.  Mais  la  parenté 
se  retrouve,  et  sous  les  pas  ailés  de  Louis  gravissant  le 
Parnasse,  un  œil  exercé  distinguerait  peut-être  les  gros 
souliers  de  Jean-Nicolas  »  (2).  Les  «  Mémoires  »  de  Jean- 
Nicolas,  d'ailleurs,  paraissent  donner  raison  à  ces 
prétentions  du  biographe  :  nous  y  lisons  :  «  Père  de 
famille,  c'est  en  partie  pour  mon  fils  que  je  rassemble  ces 
souvenirs.  Il  me  semble  qu'une  conformité  existe  entre 
ses  goûts,  son  tempérament,  son  esprit  et  les  miens  »  (3). 
Il  ne  semble  pas  que  ces  chétives  données  suffisent 
pour  établir  la  thèse  des  traits  communs  entre  les  œuvres 
et  les  caractères  —  sauf  peut-être  pour  la  timidité  —  du 
père  et  du  fils  :  nous  préférons  opposer  l'opinion  du  fils 
à  celle  du  père.  «  De  mon  père,  a  écrit  Louis,  je  n'ai 
absôîument  rien  que  le  regard,  sans  avoir  ses  yeux,  ce 
qui  est  assez  étrange  »  (4).  Jean-Nicolas,  d'ailleurs,  mort 
quand  l'enfant  atteignait  sa  douzième  année,  n'a  pu  avoir 
d'influence  sur  lui.  «  Mon  père,  ajoute  le  poète,  éloigné 
tout  le  jour  par  ses  occupations  et  rendu  morose  par  sa 
mauvaise  santé,  fut  constamment  pour  moi  comme  un 
étranger  sévère  »  (5). 


(1)  E.  Frère,  p.  lUO. 

(2)  Ibid.  \K  109. 

(3)  Ibid.  p.  111. 

(4)  «  Un  Conte  Bleu 

(5)  Ibid. 


—  10  - 

De  son  côté,  jusqu'à  sa  mort  survenue  en  1832,  le  père 
de  Louis,  quoiqu'il  cherchât  parfois  à  se  persuader  du 
contraire,  fut  convaincu  que  l'enfant,  lent  et  embarrassé 
pour  exprimer  ses  pensées  n'avait  guère  d'avenir.  «  Il  en 
a  bien  souffert  dans  son  amour-propre,  ajoute  le  poète, 
mais  une  justice  à  rendre  à  ma  mère,  c'est  qu'elle  me  reçut 
«  à  correction  »  et  ne  désespéra  jamais  de  me  remettre 
un  jour  sur  mes  pieds  »  (1). 

Le  12  août  1819,  Jean-Nicolas  Bouilhet,  après  la  poéti- 
que préparation  si  agréablement  décrite  dans  «  Un  Conte 
Bleu  »,  épousait  à  Gany,  Clarisse  Hourcastremé,  fille  de 
Pierre  Hourcastremé,  «  homme  de  loi  ». 

Pierre  était  né  à  Pau  en  1739  (2).  «  Sa  famille,  écrit 
Bouilhet,  était  riche  ou,  pour  le  moins,  fort  à  l'aise,  si  j'en 
juge  d'après  l'éducation  exceptionnelle  qu'il  reçut  et  par 
les  débris  de  fortune  qu'il  ne  perdit  complètement  que 
vers  le  milieu  de  sa  vie  »  (3).  Après  avoir  été  quelque 
temps  avocat  à  Pau,  il  quitta  sa  province  pour  s'installer 
à  Paris.  Qu'y  venait-il  chercher  ?  «  Hélas  !  répond  Louis 
dans  «  Un  Conte  Bleu  »,  qu'y  faisons-nous  nous-mêmes, 
pauvres  rêveurs  de  gloire  ?  Il  venait  dans  la  Capitale 
parce  que  là-bas  on  manquait  d'air,  parce  que  dans  ses 
songes  il  avait  vu  des  choses  splendides,  parce  qu'il  est 
un  âge  merveilleux  où  l'on  croit  soulever  le  monde  !.. . 
A  quels  obstacles  vint-il  briser  ses  forces  ?  Quels  crétins 
combla-t-il  d'hommages ,  quelles  vanités  creuses  fit-il 
résonner  comme  des  tambours  et  de  combien  de  décep- 


I 


(1)  «  Un  Conte  Bleu  ». 

(2)  J'établis  cette  date  d'après   «  Un   Conte   Bleu  »  :   Hourcastremé 
mourut  en  1831,  à  92ans  ;  ce  qui  reporte  à  1739  la  date  de  sa  naissance. 

(3)  «  Un  Conte  Bleu  ». 


—  11  - 

tions  composa-t-il  son  désespoir?  Il  ne  l'a  dit  à  personne. 
La  tombe  a  caché  pour  toujours  le  silence  lugubre  de  son 
sourire  )^(1).  A  Paris,  il  devint  journaliste  et  auteur 
dramatique,  et  perdit  une  partie  de  sa  fortune. 

Louis  ne  sut  jamais  quelle  part  personnelle  son  grand- 
père  prit  aux  événements  de  la  Révolution.  «  Je  m'en 
rapporte  à  mon  cœur,  ajoute-t-il,  pour  croire  que  le  sien 
battit  fort  dans  cet  orage  immense  »  (2).  Le  journaliste 
fut  alors  envoyé  au  Havre  en  qualité  de  commissaire  de 
la  Marine.  Il  se  fit  bâtir  «  à  la  côte  d'Ingou ville  »  (3)  un 
pavillon  qu'il  dut  vendre  pour  vivre  et  que  plus  tard  notre 
auteur,  au  cours  de  ses  promenades  d'enfant,  regarda 
maintes  fois  «  avec  la  tristesse  d'un  exilé  »  (4).  Après 
avoir  été  maître  de  pension  à  Montivilliers,  il  vint  en  1816 
établir  ses  pénates  à  Gany,  où  il  mourut  en  1831.  Entre 
temps,  il  avait  épousé  une  Cauchoise,  Rose  Patrix,  habi- 
tuée aux  travaux  domestiques,  et  qui  fut  toujours  très 
effacée  auprès  de  «  l'homme  de  Loi  ».  Elle  était,  d'après 
M  Frère,  «  incapable  de  soutenir  une  conversation  avec 
son  nTari  sur  un  point  d'histoire  ou  de  littérature  !  »  (5). 

Dieu  sait  cependant  si  Pierre  Hourcastremé  pouvait 
aborder  de  nombreux  thèmes  de  discussion.  Les  seuls 
titres  de  ses  ouvrages  prouvent  sa  science  universelle  et 
sa  fécondité  d'écrivain.  Un  ballet,  «  Marins  et  Ariste  », 
voisine  avec  une  «  Solution  des  Problèmes  de  la  trisection 
géométrique  de  l'angle  »,   un  recueil   de  «  Poésies    et 


(1)  «  Un  Conte  Bleu 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid. 

(4)  Ibid. 

(ô)  Op.  cit.,  p,  125. 


—  12   - 

Œuvres  mêlées  «  avec  un  «  Catéchisme  du  Chrétien  par  le 
seul  raisonnement  »  (l). 

Toute  la  famille  ayant  continué  à  vivre  sous  le  même 
toit  après  le  mariage  de  Clarisse,  Louis  a  donc  connu 
pendant  une  douzaine  d'années,  dans  la  maison  de  Cany, 
ce  bonhomme  d'humeur  vagabonde,  toujours  fidèle  au 
port  de  la  queue  et  de  la  culotte  courte,  du  gilet  brodé  et 
du  jabot  de  dentelle,  vrai  représentant  de  l'esprit  français 
au  xviiie  siècle.  Sa  vie  entière,  il  conserva  de  lui  un 
souvenir  agréable  qu'il  voulut  même  traduire  en  une 
pièce  de  vers  restée  inachevée.  Il  raconte  l'émotion  qu'il 
éprouva  en  revoyant  à  Cany,  dans  un  coin  du  jardin,  des 
tulipes  et  des  jacinthes  (2),  les  fleurs  préférées  du  vieil- 
lard, et  cultivées  avec  soin,  en  mémoire  de  lui,  par  sa 
mère  et  ses  sœurs  : 

Vingt  ans  !  rien  n'est  changé.  Vingt  ans  !  rien  n'a  péri. 
Au  rendez-vous  d'avril  chaque  plante  est  fidèle. 
On  dirait  qu'en  passant  dans  ce  recoin  fleuri, 
Aux  branches  des  buissons  le  teiups  a  pris  son  aile  ! 


(1)  Voici  par  ordre  chronologique  la  liste  des  ouvrages  de  P.  Hour- 
castremé  :  «  Poésies  et  Œuvres  mêlées  »  (1773).  — «  Marius  et  Ariste  ». 

—  «Catéchisme  du  Chrétien  par  le  seul  raisonnement  »  (Toulouse,  1789). 

—  «  Les  Aventures  de  Messire  Anselme,  chevalier  des  lois  »  Paris,  1790), 

—  «  Essay   sur  la   faculté   de    penser  et   de  réfléchir  »  (Paris,  1805). 

—  «  Etrennes  de  Mnéraosyrae  ».  —  «  Essay  d'un  apprenti  philosophe 
sur  quelques  problèmes  de  physique,  de  métaphysique  et  de  morale  » 
(Paris,  1805)  —  t  Solution  des  problèmes  de  la  trisection  géométrique 
de  l'angle  »  (Rouen,  1812). 

(2)  Le  titre  de  la  pièce  (levait  être  «  Tulipes  et  Jacinthes  ».  Les  vers 
que  nous  citons  sont  inédits.  —  Cf.  une  lettre  de  Flaubert  (III,  p.  21)  : 
«  Tantôt,  après  dîner  en  regardant  une  bannette  de  tulipes,  j'ai  songé 
à  ta  pièce  sur  les  tulipes  de  ton  grand-père,  et  l'ai  vu  nettement  un 
bonhomme  en  culottes  courtes  et  poudré,  arrangeant  des  tulipes 
pareilles  dans  un  jardin  vague,  au  soleil,  le  matin.  Il  y  avait  à  côté 
un  môme  de  quatre  à  cinq  ans  (dont  la  petite  culotte  était  boutonnée  à 
la  veste),  joufflu,  tranquille  et  les  yeux  écarquillés  devant  les  fleurs: 
c'était  toi.  Tu  étais  habillé  d'une  espèce  de  couleur  chocolat  ». 


-  13  — 

La  vue  des  jolies  plantes  éveille  chez  le  poète  un  monde 
de  souvenirs.  Quand  il  vivait,  le  bonhomme  —  le  «  père 
Hour  »,  comme  l'on  disait  amicalement  dans  la  famille  — 
les  cultivait  lui-même  ;  il  les  visitait  chaque  jour  et  était 
heureux  d'en  faire  admirer  les  fleurs  à  ses  amis: 

Poudré  comme  un  marquis,  et  la  queue  à  la  nuque, 
Tu  soignais  de  tes  mains  ce  petit  coin  charmant, 
Et  sur  ta  longue  canne  appuyé  gravement, 
Tu  secouais  aux  fleurs  le  blanc  de  ta  perruque. 

On  entendait,  à  chaque  mouvement, 

Sur  tes  petits  mollets  craquer  tes  bas  de  soie  ! 

et  l'on  voyait, 

le  long  des  plates-bandes 

Luire  ton  soulier  mince,  à  la  boucle  d'argent. 

-  Il  revoit  surtout  la  vieillesse  longue  et  sereine  de  ce 
sage  qui  comprit  enfin  que  sa  mort  était  proche,  le  jour 
où  fut  cassée 

Sa  tasse  du  Japon  dont  les  fleurs  étaient  bleues. 

Flaubert  n'avait  donc  pas  tort  en  affirmant  dans  la 
Préface  des  «  Dernières  Chansons  »  que  Pierre  Hourcas- 
tremé  avait  laissé  à  son  petit -fils  le  souvenir  d'un 
«  bonhomme  bizarre  et  charmant  »  (1),  mais  le  «  bon- 
homme »  lui  laissa  plus  qu'un  souvenir  agréable,  plus 
même  que  ce  double  trésor  dont  le  poète  était  fier  : 
La  haine  des  pédants  et  l'amour  des  fleurs  bleues, 

il  lui  légua  en  héritage  une  mentalité  analysée  longue- 
ment dans  «  Un  Conte  Bleu  ^)  : 

«  Comme  caractère  et  aptitudes  d'esprit,  écrit  Louis,  si 
j'en  excepte  les  Mathématiques,  je  ressemble  beaucoup  à 


(1)  Œuvres,  p.  282. 


-  14  - 

mon  grand-père  et,  physiquement,  le  front  est  d'une 
identité  frappante.. .  De  plus,  depuis  le  premier  jour  de 
ma  vie  jusqu'en  1831,  je  ne  l'ai  guère  quitté  d'une  minute. 
Toujours  sur  mon  berceau ,  j'ai  vu  sa  tête  calme  et 
souriante. . .  Ce  que  je  sais  de  mon  père  m'a  été  dit  après 
son  décès,  on  ne  m'a  rien  raconté  de  mon  grand-père  et 
je  le  connais  davantage.  Cette  conformité  d'intelligence, 
ces  sympathies  physiques  et  morales  ont-elles  effrayé 
ma  mère  peu  édifiée,  comme  résultat  matériel  (sic),  des 
destinées  paternelles  et  craignant  de  me  voir  prendre  la 
même  route  pour  arriver  aux  mêmes  conclusions  ?  Je  le 
crois.  Mais  une  raison  plus  vive  et  plus  immédiate  était 
l'opinion  libérale  de  mon  grand-père  en  opposition  directe 
avec  l'esprit  de  la  famille,  c'était  sa  croyance  religieuse  qui 
procédait  nécessairement  de  Voltaire  et  de  Rousseau  (1). 
Ce  qui  me  le  prouve,  c'est  qu'on  ne  permit  jamais  au 
vieillard  d'entreprendre  mon  éducation.  Il  y  avait  entre 
lui  et  moi,  quant  à  l'intelligence,  un  véritable  cordon 
sanitaire.  Plus  tard,  j'ai  su  qu'il  avait  beaucoup  écrit. 
J'ai  lu  même  des  pages  de  romans  imprimés,  que  je 
trouvais  en  lambeaux  dans  quelque  coin  sombre  et  que  je 
dévorais  en  cachette  avec  la  volupté  du  crime.  Pauvre 
grand-père  !  pauvre  grand  homme  !  »  (2) 

Voilà  donc,  découvert  et  précisé  par  le  poète  lui-même, 
un  premier  point  d'hérédité  intellectuelle,  un  tour  d'esprit 


(1)  Et  ailleurs,  dans  une  lettre  adressée  à  G.  Flaubert  :  «  Un  ami 
m'a  apporté  cette  semaine,  à  force  de  recherches  bibliomanesques, 
4  gros  volumes  superbement  reliés  par  le  père  Hourcastremé  :  «  Les 
Aventures  de  Messire  Anselme,  1796»,  Monsieur  le  Grand  Vicaire, 
Ma  haine  pour  le  parti  prêtre  n'est  que  de  la  Saint-Jean  auprès  des 
diatribes  de  mon  grand-père  ! . . . ,  Je  comprends  l'ostracisme  de  ma 
mère  ».  (Inédit,  sans  date). 

(2)  «  Un  Conte  Bleu  ». 


—  15  — 

général,  naturellement  dirigé  vers  les  problèmes  philoso- 
phiques et  le  scepticisme  religieux,  où,  en  dépit  de  la 
vigilance  maternelle,  Louis  aboutira  plus  tard. 

Par  cette  parenté  d'intelligence  s'explique  aussi  chez 
l'un  et  l'autre  le  même  incessant  besoin  de  science,  la 
même  aptitude  à  s'assimiler  les  connaissances  les  plus 
diverses  de  l'esprit  humain.  Bouilhet  a  décrit  cette 
«  gloutonnerie  »  du  savoir  chez  son  grand-père  :  «  A  côté 
des  arides  études  du  Droit,  il  cultivait  les  Belles-Lettres 
(selon  l'expression  du  temps),  conjointement  avec  les 
Mathématiques  et  l'Histoire  Naturelle.  Il  visait  à  une 
réputation  encyclopédique ,  tendance  naturelle  à  cette 
époque  du  développement  intellectuel  en  France.  Quel- 
ques rimes  vous  sacraient  poète,  tout  était  dit  après  un 
quatrain  piquant  ou  un  madrigal  ingénieux  ;  on  pouvait 
alors  passer  à  laPhysique  en  toute  sécurité  de  conscience. 
Homme  d'ailleurs  très  remarquable  comme  facilité  de 
conception,  mon  grand-père  ne  fut  qu'un  résumé.  Il  se 
bourra  de  son  époque  ;  en  le  fouillant,  on  retrouverait  tout 
le  dix-huitième  siècle...  Il  avait  la  gloutonnerie  de  la 
science  et  mangeait  toujours  sans  s'inquiéter  des  diges- 
tions »  (1). 

Gomme  P.  Hourcastremé,  Louis  Bouilhet  promène 
partout  son  intelligence  curieuse.  Savant,  il  décrit  les 
mondes  disparus  des  temps  antédiluviens  ;  historien,  il 
évoque  avec  une  précision  remarquable  les  scènes  de  la 
vie  romaine  ;  philosophe,  il  veut  laisser  sa  profession  de 
foi  religieuse  ;  artiste  à  l'imagination  puissante,  il  brode 
sur  les  thèmes  les  plus  divers  de  la  sensibilité  et  de  la 
fantaisie  ;  il  demande  même  l'inspiration  aux  poètes 
chinois,  dont  il  s'essaye  à  parler  la  langue  ! 


(1)  «  Un  Conte  Bleu  ». 


16  — 


Les  aptitudes  variées  de  l'intelligence  sont  chez  Bouilhet 
un  legs  de  P.  Hourcastremé  ;  jointes  à  l'héritage  maternel,     I 
elles  déterminent  en  partie  la  physionomie  du  poète.  ^' 


Clarisse  Hourcastremé,  sa  mère,  naquit  à  Graville,  près 
le  Havre,  le  27  août  1797.  Ayant  eu  de  son  père  une 
éducation  soignée,  elle  put  ouvrir  à  Gany  un  pensionnat, 
où  elle  reçut  les  fillettes  appartenant  aux  familles  du 
bourg  et  des  villages  voisins.  Aussi,  lorsqu'âgée  de 
22  ans,  elle  épousa  Jean-Nicolas  Bouilhet,  il  fut  convenu 
«  que  les  deux  époux  habiteraient  provisoirement  le 
même  domicile  que  les  père  et  mère  de  la  fiancée,  sans  y 
avoir  la  même  table,  sans  contribuer  aux  frais  qu'elle 
occasionnera,  sous  l'obligation  néanmoins  que  la  future 
dame  Bouilhet  continuerait  à  s'occuper  des  soins  qu'exige 
le  pensionnat  tenu  par  elle  et  sa  sœur  »  (1). 

A  l'exemple  de  son  père,  Madame  Bouilhet  écrivait  des 
vers,  non  certes  par  vanité  d'artiste  ou  de  bas-bleu,  mais 
pour  se  reposer  des  fatigues  de  l'enseignement  et  donner 
libre  cours  à  la  poésie  qu'elle  portait  en  son  cœur.  Ses 
œuvrettes  étaient  recopiées  avec  soin  dans  un  cahier  que 
l'auteur  avait  intitulé  modestement  :  «  Fugitives  de 
Clarisse  ».  I^es  pièces  de  commande  et  de  circonstance  y 
sont  mêlées  aux  poésies  d'inspiration  personnelle  :  les 
vers  d'  «  Un  Amour  de  jadis  »  voisinent  avec  1'  «  Ode 
adressée  au  Duc  d'Angoulême  à  son  passage  a  Cany,  en 
Octobre  1817  »,  les  rimes  pieuses  d'une  «  Prière  »  avec 
les  joliesses  d'une  «  Rêverie  »  (2). 


(1)  E.  Frère,  op.  cit.  p..  128. 

(2)  Publiée  par  M.  E.  Frère,  op.  cit.,  p.  133. 


-  17  — 

Voici  l'un  de  ces  morceaux,  intitulé  «  Amour  de  jadis  », 
dont  le  tour  archaïque  ne  manque  pas  de  grâce  : 

Près  d'un  château,  sur  les  bords  de  l'Adour, 

Errait  un  preux  épris  de  noble  dame. 

Il  veut  la  fuir,  fuit  avec  lui  l'amour 

Qui  dans  son  cœur  entretient  vive  flamme. 

Sous  le  feuillage,  au  bord  des  claires  eaux, 

Beau  chevalier,  soupire  ainsi  ses  maux  : 

«  Fière  Beauté,  qui  dédaignes  mes  vœux, 
O  de  mon  cœur  cruelle  souveraine. 
Plus  ne  verrai  l'azur  de  tes  beaux  yeux. 
Vais  loin  mourir  sous  le  poids  de  ma  peine. 
Servant  d'amour,  n'en  eus  que  les  rigueurs  ; 
Trépas  lui  seul  peut  finir  mes  douleurs  ». 

Disant  ces  mots,  le  sensible  Olivier 
Termine  ici  sa  languissante  vie. 
Mourante  voix  veut  encor  répéter 
Nom  trop  chéri  de  la  fière  Almazie. 
11  meurt  d'amour,  le  pauvre  désolé. . . 
jCœur  d'aujourd'hui  se  serait  consolé  !  (1) 

Elle  se  plaît  surtout  à  mettre  en  vers  des  sentiments  de 
rêverie  ou  de  mélancolie,  des  impressions  d'un  parfum  si 
faible  qu'on  le  sent  à  peine;  mais  elle  est  toujours  une 
diseuse  élégante,  et  sa  poésie  toute  de  grâce  paresseuse  et 
éclose  près  de  Pierre  Hourcastrémé  en  perruque  paraît 
avoir  été  écrite  par  quelque  belle  dame  spirituelle  et 
sensible  du  xyiii^  siècle. 

On  comprend  dès  lors  que  la  rêverie  naturelle  et  la 
délicatesse  de  sa  mère  aient  formé  dans  le  cœur  de  Louis 
des  réserves  d'imagination,  d'inquiétude  morale,  de  poésie 
enfin.  Bientôt  l'enfant  sentira  la  main  de  cette  femme 
aimante  soutenir  sa  marche  incertaine,  tandis  que  peu  à 


(\)  Inédit. 


—  18  - 

peu  à  ce  premier  apport  de  sensibilité  s'ajoutera  chez  lui 
l'influence  de  l'éducation  première,  auprès  de  deux  sœurs, 
Sidonie  et  Esther,  qui  apparaîtront  au  foyer  de  Clarisse 
et  deviendront  les  confidentes  des  joies  et  des  mélancolies 
de  l'adolescent  (1). 

S'il  est  vrai  que  pour  une  part  l'inspiration  des  poètes 
a  sa  racine  dans  le  cœur  des  aïeux,  et  si  leur  imagination 
se  trouve  formée  du  fonds  de  traditions  et  d'exemples  qu'ils 
ont  reçu,  cette  théorie  des  influences  héréditaires  doit  se 
soutenir  pour  Louis  Bouilhet,  bien  que  dans  la  vie  sa 
sensibilité  se  soit  trouvée  modifiée  par  la  lutte  et  la 
souffrance,  et  que  son  instinct  naturel  du  beau  ait  évolué 
longtemps  avant  de  se  soumettre  à  des  règles  définitives. 
C'est  pourquoi,  en  ce  chapitre  liminaire  de  notre  œuvre, 
nous  avons  présenté  ses  ancêtres  d'après  le  crayon  que  le 
poète  lui-même  nous  en  a  laissé  :  surtout  ce  philosophe 
du  xviii«  siècle,  fier  et  indépendant,  qui  juge  sévèrement 
les  choses  d'Eglise,  les  gens  de  Loi  et  les  écrivains  clas- 
siques, et  cette  jeune  femme  à  la  voix  caressante,  à  la 
piété  si  douce,  qui  fut  la  mère  de  Louis,  qui  lui  donna  un 
bel  exemple  de  bonté  et  pour  laquelle  il  aura  toujours  du 
respect,  même  aux  jours  où  un  désaccord  passager  sem- 
blera voiler  l'amour  filial. 


(1)  Sidonie  (1823-1884).  Esther  11830-1901). 


CHAPITRE  II 


L'Education 

(1821-1840) 

I.    —    Les  Faits   :    La   Famille.    M.    Jourdain. 

Le  Collège  de  Rouen.  —  La  Pension  Lévy 
IL  —  Les  Idées  morales  :  Royalisme.  Religiosité. 

—  Mélancolie. 
III.  —  La  Formation  littéraire  :  Influence  du 

Collège. 


\  I 

Gomme  beaucoup  de  parents,  ceux  de  Louis  se  complai- 
saient dans  les  gentillesses  de  leur  rejeton.  Son  père 
consigna  dans  un  «  Journal  »,  avec  de  minutieux  détails, 
les  plus  petites  nouveautés  de  la  vie  de  l'enfant  :  premiers 
costumes,  promenades,  tenue  à  l'église,  manifestations 
d'intelligence.  Il  y  ajoute  les  éloges  flatteurs  entendus 
dans  le  bourg  :  «  Il  est  vrai,  note-t-il,  avec  une  satisfaction 
peu  déguisée,  que  c'est  un  bel  enfant  »  (1).  On  veut  même 
la  miniature  du  «  bel  enfant  ».  Jean-Nicolas  prend  ses 
pinceaux  et  s'y  applique  non  sans  succès.  Désormais,  elle 
figurera  auprès  de  celle  du  «  Père  Hour  »  dans  la  salle 
à  manger. 


(1)  Inédit. 


-  20    - 

C'est  au  milieu  des  fillettes  du  pensionnat  que  Louis, 
sous  la  direction  de  sa  mère,  prend  contact  avec  les  livres. 
A  dix  ans,  il  sait  exprimer  clairement  sa  pensée,  comme 
le  prouve  une  lettre  d'alors  qu'il  conserva  toute  sa  vie  et 
dont  la  naïveté  l'amusait  fort.  Elle  était  adressée  à  son 
parrain.  Monsieur  Pessey,  le  régisseur  du  château  de 
Gany  : 

«  Mon  cher  Parrain, 

«  Gomme  j'ai  apris  (sic)  que  tu  avais  défendu  de  s'amu- 
ser à  pêcher  sur  le  pont  de  Baraville  (1),  j'ai  pris  la  liberté 
de  t'écrire  pour  t'en  demander  la  permission.  Gomme  je 
ne  connaissais  pas  ta  défense,  j'y  ai  déjà  péché  une  fois, 
mais  je  n'ai  pris  rien.  J'ai  entendu  dire  que  Marraine  (2) 
n'était  pas  au  château,  je  te  prie,  quand  tu  lui  écriras,  de 
lui  présenter  mon  respect  et  de  lai  dire  que  je  m'ennuie 
beaucoup  de  ne  pas  la  voir.  Adieu,  mon  cher  Parrain,  je 
t'embrasse  de  tout  mon  cœur,  en  attendant  la  réponse 
que  tu  auras  la  bonté  de  faire  à  papa. 

«  Ton  tilleul, 
«  Louis-Hyacinthe  Bouilhet  ;3). 

«  Gany,  le  3  Juin  1831  ». 

L'écriture  est  satisfaisante  et  sauf  pour  un  mot,  l'ortho- 
graphe est  respectée. 

On  songe  déjà  aux  moyens  à  prendre  pour  que  l'enfant 
commence  des  études  plus  sérieuses,  quand,  au  mois  de 
juin  de  l'année  1832,  survient  la  mort  du  chef  de  famille, 
Jean-Nicolas.  Dans  les  lettres  qu'elle  écrit  vers  cette  épo- 


(1)  Barville. 

(2)  Madame  Pessey. 

(3)  Inédit. 


—  21  - 

que,  Madame  Bouilhet  paraît  inconsolable  de  la  perte  de 
son  «  bon  ami  ».  A  sa  belle-sœur  Emilie,  qui  lui  a 
demandé,  en  souvenir,  des  cheveux  du  défunt,  elle  avoue 
qu'elle  doit  supporter  de  longues  heures  de  tristesse:  «  Je 
ne  puis  rien  toucher,  rien  voir,  qui  ne  me  retrace  mon 
malheur  :  ses  habits,  ses  papiers,  son  portrait,  sa  tombe 
que  je  vois  de  ma  fenêtre  1  Oui,  le  cimetière  de  Gany  est 
sur  le  penchant  d'une  côte  qui  est  très  près  d'ici,  et  l'on 
peut  voir  de  chez  nous  la  croix  que  j'ai  fait  mettre  sur 
mon  pauvre  bon  ami  !  Que  de  fois  je  l'ai  déjà  regardée  ! 
Mais  je  ne  puis  la  distinguer  longtemps,  mes  yeux  cessent 
bientôt  de  la  voir  »  (1). 

Cependant  elle  ne  se  décourage  pas  ;  elle  trouve  dans 
sa  foi  religieuse  la  force  de  continuer  seule  l'éducation 
des  trois  enfants.  Jean-Nicolas  avait  désiré  que  Louis  fît 
ses  études  complètes,  mais  le  budget  de  la  famille  était 
trop  maigre  pour  que  Madame  Bouilhet  songeât  à  confier 
à  d'autres  l'instruction  de  son  fils.  Heureusement  la 
Duchesse  de  Montmorency-Luxembourg,  s'intéressa  aux 
enfants  laissés  par  l'ancien  sous-intendant  de  son  château, 
et  grâce  à  ses  libéralités  Louis  put  «  aller  en  pension  ». 
La  chose  mérite  d'être  notée,  car  cette  protection  des 
châtelains  de  Gany  pèsera  plus  tard  sur  le  poète  qui,  par 
respect  de  ses  bienfaiteurs,  soutiens  fidèles  du  trône, 
refusera  de  publier  certaines  satires  politiques,  nettement 
libérales.  Dans  une  de  ses  lettres.  Madame  Bouilhet  révèle 
avec  précision  comment  Louis  devint  le  protégé  des 
Montmorency-Luxembourg.  «  Lorsque  je  perdis  mon 
pauvre  ami,  dit-elle,  je  crus  devoir  écrire  à  Madame  la 
Duchesse  et  lui  apprendre  mon  malheur.  J'en  reçus  une 


(1)  Inédit. 


réponse  pleine  de  bonté  dans  laquelle  elle  m'assurait 
qu'elle  s'intéresserait  à  mon  fils,  espérant,  disait-elle, 
qu'il  aurait  toutes  les  belles  qualités  de  son  père.  Cette 
lettre  me  causa  un  instant  de  soulagement  dans  mes 
peines...  Mais  jugez  quel  nouveau  coup  pour  moi,  lorsque 
huit  à  dix  jours  après,  j'appris  la  mort  de  la  bonne 
Duchesse,  emportée  par  le  choléra  en  quelques  heures, 
précisément  au  moment  uù  elle  se  disposait  à  venir  passer 
quelques  jours  au  château  de  Gany  !  N'est-ce  pas  là  une 
circonstance  bien  malheureuse.  Enfin,  après  avoir  passé 
bien  longtemps  sans  entendre  parler  de  rien.  Monsieur 
Pessey  m'a  appris  que  les  enfants  de  Madame  la  Duchesse, 
qui  connaissaient  les  bonnes  intentions  de  leur  mère  à 
l'égard  de  mon  fils ,  voulaient  placer  Louis  dans  une 
pension  qu'ils  se  chargeaient  de  payer.  Gela  est,  à  ce  qu'il 
me  semble,  bien  avantageux  pour  Louis,  mais  me  séparer 
de  ce  cher  enfant  qui  est  encore  si  jeune  ! . . .  Il  m'aurait 
été  bien  plus  agréable  de  recevoir  la  valeur  de  cette 
pension  pour  m'aider  à  élever  mes  enfants  et  d'attendre 
encore  quelques  années  avant  d'éloigner  Louis,  mais  je 
n'ai  pas  le  choix. . .  «  (1). 

Madame  Bouilhet,  d'après  les  conseils  de  Monsieur 
Pessey,  avait  d'abord  résolu  d'envoyer  l'enfant  dans 
quelqu'une  des  pensions  de  Dieppe,  «  à  cause  de  la  facilité 
des  communications  »,  mais  un  des  «  notables  ^)  de  Gany 
lui  ayant  affirmé  «  qu'il  n'y  avait  pas  à  Dieppe  une  seule 
pension  particulière  qui  eût  de  la  réputation  »  (2),  il  fallut 
chercher  ailleurs. 
Il  fut  décidé  que  Louis  serait  envoyé  près  du  Havre,  à 


(1)  Inédit. 

(2)  Inédit. 


-  28  - 

Ingouville,  chez  Monsieur  Jourdain  qui  était  sans  doute 
un  ami  de  Pierre  Hourcastremé.  Les  larmes  aux  yeux  la 
jeune  veuve  se  sépara  de  son  fils  :  «  Après  avoir  passé  une 
quinzaine  aux  préparatifs  indispensables  de  son  petit 
trousseau,  écrit-elle,  je  l'ai  conduit  moi-même,  non  sans 
avoir  le  cœur  bien  brisé  »,  et  dans  une  autre  lettre  :  «  Que 
j'ai  pleuré  en  me  séparant  de  lui  I  II  est  au  Havre  à 
quinze  lieues  d'ici  t  »  (1). 

Louis  raconta  plus  tard  que  sa  mère  alors  n'avait  pas 
hésité  à  lui  confectionner  elle-même  des  costumes  ;  il 
voulut  évoquer  ce  souvenir  dans  la  pièce  de  vers  intitulée 
«  Tulipes  et  Jacinthes  »  et  dédiée  à  son  grand-père  : 

Ma  mère  avec  orgueil  me  taillait  des  gilets 
Dans  le  satin  luisant  de  tes  belles  culottes  ! 

Nous  croyons  volontiers  que  Madame  Bouilhet  ne  le 
faisait  pas  «  avec  orgueil  »,  mais  s'y  résignait  par  raison 
d'économie.  Elle  négligea  même  un  peu  «  la  mode  »  : 
Louis  fut  raillé  par  quelques  camarades  mieux  habillés 
que  lui,  ce  qui  ne  contribua  pas  peu  à  développer  sa 
timidité  naturelle.  Il  fallut  même  un  jour  que  sa  mère  le 
4ançât  pour  lui  faire  porter  «  un  colet»,  qu'il  jugeait 
ridicule  parce  que  ses  petits  amis  avaient  «  le  manteau  ». 
«  C'est  un  colet  tout  simplement  comme  tous  les  jeunes 
gens  de  chez  nous  en.  ont,  lui  écrit-elle.  Si  tu  es  raison- 
nable, tu  diras  :  Maman  a  assez  dépensé  pour  moi  cette 
année  en  m'achetanl  pour  plus  de  soixante  francs  d'habits, 
il  y  a  deux  mois  :  il  faut  prendre  patience  et  obéir  à  ma 
mère  en  mettant  mon  colet  tel  qu'il  est,  puisqu'il  n'est 
point  ridicule  surtout  avec  une  redingote  de  la  même 


(1)  Inédit. 


—  24  — 

couleur.  Voilà  ce  que  tu  penseras  si  tu  as  du  bon  sens, 
car  un  coletest  un  colet,  et  le  tien  est  aussi  grand  que  tous 
ceux  que  je  vois.  Tu  me  diras  peut-être  que  tu  n'en  vois 
point  au  Havre  ;  je  crois  que  tu  te  trompes,  mais  quand 
cela  serait,  c'est  la  mode  de  ton  pays  à  toi,  et  j'espère  que 
tu  ne  seras  pas  assez  sot  pour  souffrir  du  froid  par  un 
amour-propre  mal  entendu. . .  »  (1). 

Cet  exemple  de  sévérité  est  unique  dans  les  lettres  que 
Clarisse  Hourcastremé  écrit  à  l'enfant.  Si  elle  n'hésite  pas 
à  répéter  ses  conseils  pour  l'écriture  et  le  soin  des  vête- 
ments, elle  ajoute  toujours  les  mots  tendres  et  les  pieuses 
recommandations  que  les  mères  savent  trouver  pour  leurs 
enfants.  Ainsi  quand  elle  voit  décembre  se  terminer  et 
ses  élèves  partir  joyeusement  pour  goûter  l'intimité  fami- 
liale des  vacances  du  «  Nouvel  An  »,  elle  pense  à  Louis 
qui  ne  peut  venir  à  Cany  avant  Pâques  :  «  Qu'il  m'ennuie 
de  ne  pas  te  voir,  lui  mande-t-elle,  et  comment  pourrai-je 
commencer  l'année  sans  t'embrasser?  Ah  f  que  nous  nous 
en  dédommagerons  bien  à  Pâques,  si  Dieu  nous  donne  la 
santé  à  tous.  N'oublie  pas  de  bien  le  prier  pour  cela  tous 
les  jours,  cher  ami,  il  ne  faut  pas  grand  temps,  soit  en  se 
couchant,  soit  en  se  levant,  pour  dire  tout  bas  :  Mon  Dieu* 
donnez  une  bonne  santé  à  ma  mère,  à  tous  mes  parents 
et  à  moi  aussi,  et  servez-moi  de  père  ainsi  qu'à  mes  deux 
petites  sœurs  »  (2). 

Quand  Monsieur  Jourdain  vint  habiter  à  Rouen  dans 
la  rue  Etoupée  (3),  Louis  le  suivit  avec  cinq  enfants  de  la 


(1)  Inédit. 

(2)  Inédit. 

(3)  L'autobiographie  ajoute  :  «  22  »  (?) 


-  25  - 

pension  d'Ingou ville,  «  trois  Emonin,  Bard  et  Powel  ».  Il 
devait  fréquenter,  comme  ses  camarades,  le  Collège  Royal  : 
il  en  devint  un  élève  peu  brillant  (1)  dans  la  Classe  de 
Cinquième,  en  octobre  1834. 

Le  local  de  la  rue  Etoupée,  «  avec  sa  grande  cour  pavée 
et  triste,  et  les  Etudes  dans  le  grenier  »  (2),  était  sans 
doute  trop  peu  confortable,  car  nous  trouvons  dès  l'année 
suivante  Monsieur  Jourdain  installé  dans  la  rue  La  Roche- 
foucauld. 

A  coup  sûr,  le  maitre  de  pension  n'était  pas  savant 
comme  un  docteur  en  Sorbonne,  mais  il  le  reconnaissait 
modestement  et  parfois  se  mettait  à  l'école  de  ses  élèves. 
Louis,  élève  de  Quatrième,  devint  le  répétiteur  préféré  : 
«  J'apprends  le.  Grec  au  père  Jourdain  »,  écrit-il  (3).  Dès 
lors  il  fut  un  personnage  important  dans  la  maison. 

Sa  petite  gloire  littéraire  grandit  encore  auprès  de  ses 
camarades  lorsqu'en  1837,  à  l'approche  de  la  Saint-Pierre, 
ils  apprirent  que  pour  la  fête  du  Maître  de  maison  il  avait 
composé  un  «  compliment  en  vers  ».  La  dernière  strophe 
surtout  dut  leur  paraître  une  trouvaille  : 

Cher  Maître,  chacun  s'empresse 
Chacun  veut  te  rendre  heureux  ! 
Oui,  notre  joie  est  parfaite  : 
Tous  les  jours  seraient  ta  fête 
S'ils  dépendaient  de  nos  vœux  (4). 


(1)  Bouilhet  readit  responsable  de  ces  débuts  médiocres  la  méthode 
d'éducation  pratiquée  par  Monsieur  Jourdain  à  Ingouville  :  «  On  jouait 
au  loto,  écrit-il,  avec  les  mille  plaisanteries  fines  qu'autorise  ce  diver- 
tissement. Ça  commençait  tous  les  jours  à  7  heures  du  soir,  heure  à 
laquelle  cessaient  les  travaux  de  jardinage.  C'est  ainsi  que  nous  pas- 
sions de  l'utile  à  l'agréable  et  que  j'étais  le  dernier  en  thème  en 
arrivant  au  Collège  ae  Rouen.  Mais  cette  éducation  antique  nous 
fortifiait  les  muscles  !. . .  »  (Lettre  inédite  à  G.  Flaubert,  sans  date). 

(2)  «  Notes  autobiographiques  ». 

(3)  Ibid. 

(4)  Inédit  (.Juin  1837). 


—  L>6  — 

Un  an  plus  tard,  dans  la  même  solennité,  le  poète  en 
herbe  n'hésitera  pas  à  rappeler  comment,  en  chantant  le 
«  cher  Maître  »,  il  sentit  s'éveiller  sa  vocation  poétique  : 

0  Muse,  c'est  pour  lui,  que  novice  et  tremblante 

Tu  bégayas  tes  premiers  vers  ! 
C'est  pour  lui  qu'autrefois,  dans  ton  ardeur  naissante. 
Tu  voulus  essayer  de  timides  concerts  !  (-1). 

Madame  Bouilhet  encourage  ces  premiers  essais  poé- 
tiques que  Louis  est  heureux  de  lui  envoyer  après  les 
avoir  soumis  à  l'appréciation  de  son  camarade  Félix 
Peillon.  C'est, -en  effet,  entre  les  deux  enfants,  l'aube 
d'une  amitié  littéraire  qui  durera  de  nombreuses  années  : 
«  Nous  ne  sommes  pour  ainsi  dire,  écrit  Louis  à  sa  mère, 
que  nous  deux  dans  la  pension  qui  nous  comprenions  I 
Les  autres  sont  ou  trop  jeunes  ou  trop. . .  mais  je  me  tais, 
car  vois-tu,  c'est  une  amitié  toute  poétique.  Il  m'a  pris  par 
mon  faible,  Peillon  :  il  m'a  demandé  de  lui  lire  mes  vers  ! 
Pauvre  jeune  homme!  Il  ne  prévoyait  guère  ce  que  lui 
vaudrait  une  telle  demande  !  J'en  ai  fait  mon  souffre- 
douleur,  c'est-à-dire  que  chaque  jour  je  le  condamne  à 
entendre  la  lecture  de  mes  vers  ;  en  veux-tu,  en  voilà. . . 
Si  Dieu  me  prête  vie,  il  n'est  pas  au  bout  de  ses 
peines  !. . .  »  (2). 

Pendant  son  année  de  seconde,  il  écoute  moins  la  Muse, 
mais  il  lit  beaucoup.  «  Fureur  de  lecture  :  je  dévore  tout 
Walter  Scott,  je  lis  la  Peau  de  Chagrin,  puis  Notre-Dame 
de  Paris  et  les  Orientales  »  (3),  et  l'autobiographie 
résume  par  le  mot  «  éblouissement  »  les  impressions  du 


(1)  Inédit  (Juin  1838). 

(2)  M.  E.  Frère  {Op.  cit.  p.  31)  a  cité   quelques  passages  de  cette 
lettre  datée  du  5  juillet  1838. 

(3)  «  Notes  autobiographiques  ». 


jeune  lecteur.  Son  imagination  s'éveille.  S'il  passe  devant 
la  Cathédrale,  les  personnages  du  roman  de  V.  Hugo 
lui  apparaissent  dans  le  décor  de  la  basilique  qui  se  prête 
à  l'évocation  du  passé.  Une  note  rappelle  même  «  une 
composition  française  »,  qu'il  élabora  «  pendant  la 
Messe  »  (1),  Pour  la  première  fois  aussi,  cette  année-là,  il 
entre  dans  un  théâtre,  où  il  applaudit  «  Rita,  l'Espagnole  », 
une  pièce  aujourd'hui  oubliée ,  d'écrivains  également 
inconnus  :  Desnoyers,  Boulé  et  Chabot.  Les  aventures 
mélodramatiques  de  l'héroïne  étonnent  l'adolescent  et 
l'enthousiasment  au  point  que  vingt  ans  plus  tard  il 
gardera  encore  le  souvenir  de  cette  représentation:  «C'est 
avec  vous,  écrira-t-il  en  1859  à  l'un  de  ses  amis,  que  j'ai 
I  mis  pour  la  première  fois  le  pied  dans  un  théâtre,  un  jour 
j  de  mi-carême,  sur  la  place  du  Vieux-Marché.  On  jouait 
j  «  Rita,  l'Espagnole  ».  J'ignore  ce  que  valait  cette  pièce, 
mais  j'en  ai  toujours  l'éblouissement  »  (2). 

Louis  rêve  beaucoup  et  travaille  peu  ;  il  n'est  donc  pas 
■  étonnant  qu'à  la  fin  de  cette  année,  il  ait  «  peu  de  succès  » 
à  la  distribution  des  Prix.  D'ailleurs,  il  n'est  plus  l'élève 
régulier  qu'avaient  connu  ses  camarades.  Monsieur  Jour- 
dain ne  dissimule  pas  son  mécontentement  :  «  Haine 
permanente  du  père  Jourdain  contre  moi,  écrit-il  dans 
l'autobiographie,  je  prends  la  résolution  secrète  de  le 
quitter  »  (3). 

Ce  ne  fut  pas  une  résolution  vaine.  Au  mois  d'octobre 
de  l'année  1838,  le  maître  de  pension  vit  partir  son  élève 


(1)  «  Notes  autobiographiques  ». 

(2)  Inédit.  (Paris,  22  novembre  1858,  à  M.  le  Comte...  (d'Osmoy). 
Extrait  du  catalogue  de  M.  Gharavay.  Voir  l'analyse  de  «  Rita,  l'Espa- 
gnole »  dans  le  «  Colibri  »  du  25  février  1838. 

(3)  «  Notes  autobiographiques  ». 


-  28  - 

et  ne  put  s'empêcher  de  faire  quelques  pronostics  «  fâcheux 
et  solennels  »  (1)  sur  l'avenir  de  l'adolescent.  Louis  alla 
chez  Monsieur  Lévy  qui  dirigeait  une  maison  semblable 
à  celle  de  Monsieur  Jourdain.  Là,  on  n'ignorait  pas  que 
son  nom  était  l'ornement  habituel  des  palmarès  du  Collège 
Royal.  L'échappé  de  la  rue  La  Rochefoucauld  pouvait 
être  un  brillant  élève  de  Rhétoriqne,  peut-être  même 
enlever  le  prix  d'honneur  et  porter  haut  la  gloire  de  la 
pension  !  De  plus  on  le  savait  bon  camarade.  Il  fut  donc 
«  reçu  à  bras  ouverts  par  Monsieur  Lévy  et  les  élèves  »  (2). 
Les  enfants  qui  fréquentaient  là  appartenaient-ils  à  un 
niveau  social  plus  élevé  que  ceux  de  la  pension  Jourdain? 
Je  le  croirais  volontiers,  car  la  tenue  extérieure  y  était 
beaucoup  plus  soignée.  Louis  ne  fut  pas  réfractaire  à 
l'influence  du  milieu.  <(  Autre  monde,  autre  atmosphère, 
écrit-il,  je  deviens  coquet,  je  me  peigne  les  cheveux,  je 
regarde  à  mes  habits,  je  m'aperçois  que  je  ne  suis  pas 
trop  mal. . .  !  »  (3). 

Sa  coquetterie  ne  lui  fait  pas  perdre  de  temps  :  il 
travaille  avec  acharnement,  et,  à  ses  moments  de  loisir, 
se  jette  dans  la  lecture.  Monsieur  Lévy  lui  ouvre  sa 
bibliothèque.  «Je  dévore  tous  les  grands  poèmes...  et 
bien  d'autres  en  cachette  »  (4).  A  la  fin  de  l'année  de 
Rhétorique,  il  obtient  le  prix  d'honneur  :  c'était  une 
réclame  pour  la  pension,  d'où  la  «  rage  du  père  Jour- 
dain »  (5),  qui  décidément  ne  pouvait  lutter  avec  la 
maison  rivale. 


(1)  «  Xotes  autobiographiques 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid. 

(4)  Ibid. 

(5)  Ibid. 


—  29  - 

Louis  avoue  cependant  que  ce  succès  fut  suivi,  au 
début  de  son  année  de  Philosophie,  d'un  vrai  «  relâche- 
ment »  (1).  Quelques  mots  de  l'autobiographie  :  «  révolte 
—  deux  fois  à  la  porte  »,  nous  laissent  supposer,  malgré 
leur  brièveté  et  leur  imprécision,  qu'il  fut  en  difficulté 
avec  les  représentants  de  l'autorité  au  Collège  ou  à  la 
pension.  Mais  un  nouveau  succès  fit  bientôt  oublier  à 
tous  ce  «  relâchement  ».  Le  3  août  1840,  Louis,  après 
avoir  subi  l'examen  de  façon  suffisante,  recevait  le 
parchemin  de  Bachelier  ès-lettres ,  signé  du  ministre 
Cousin.  Une  note  de  l'autobiographie  signale  les  «  joies 
de  famille  »  et  nous  ramène  au  foyer  de  Madame  Bouilhet 
où,  pendant  quelques  semaines,  la  mère  et  le  fils  goûtent 
un  bonheur  intinie. 

II 

En  relisant  sur  leur  papier  jauni  les  premières  bluettes 
poétiques  de  l'écolier  et  les  quelques  devoirs  de  classe  qui 
nous  sont  parvenus,  nous  pouvons  constater  sa  ferveur 
royaliste  et  religieuse  et  la  mélancolie  profonde  dont  son 
adolescence  fut  imprégnée.  Nous  arriverons  ainsi  à  Tannée 
de  Philosophie,  où  l'esprit  de  Louis,  qui  essaye  de  se 
libérer  des  influences  familiales,  commence  une  lente 
évolution  des  idées  et  des  sentiments. 


Elève  de  Quatrième,  à  15  ans,  il  a  déjà  des  convictions 
politiques,  qu'il  manifeste  dans  la  «  Narration  »  d'un 
épisode  de  la  Révolution  en  Bretagne.  Nous  y  lisons  : 
«  C'était  une  terrible  époque  que  Tannée  93  I . . .  Elle  est 

(1)  «  Notes  autobiographiques  ». 


-  80  - 

marquée  en  caractères  sanglants  dans  les  annales  de 
notre  Histoire.  Quand  les  passions  d'un  grand  peuple 
sont  déchaînées,  qui  sait  à  quelle  extrémité  il  peut  se 
porter?  Hélas  !  que  de  têtes  illustres  tombèrent  sous  le 
tranchant  de  la  guillotine  nationale  I  Que  de  sang  innocent 
arrosa  les  pavés  de  la  Grève  I  Liberté,  Liberté,  s'il  faut 
t'acheter  à  ce  prix,  tu  es  trop  chère  !  »  (1). 

Louis,  alors,  n'aime  pas  la  Révolution  parce  qu'elle  a 
renversé  le  trône  des  Rois  de  France.  Ce  manifeste  est 
complété,  dès  l'année  suivante,  en  1837,  par  une  profession 
de  foi  royaliste,  dans  une  ode  dédiée  à  un  «  Prince  banni  » 
avec  cette  épigraphe  :  Domine,  salvum  fac  regem.  Le 
«  prince  banni  »,  on  le  devine,  n'est  autre  que  le  comte 
de  Charabord,  le  chef  du  parti  légitimiste  ;  l'adolescent 
s'élève  contre  ceux  qui  l'ont  forcé  à  s'exiler  : 

Ils  ont  brisé,  mon  Dieu,  son  sceptre  et  sa  couronne, 
Ils  ont  dit  :  Détruisons  la  race  des  Bourbons  ! 
Ils  ont  semé  partout  les  débris  de  son  trône. 
Puis  insultant  l'enfant  que  chacun  abandonne, 
Ils  ont  pris  ses  titres,  ses  noms  !  «  (2) 

Mais  il  ne  désespère  pas.  Religieux,  il  croit  que  dans 
les  desseins  de  Dieu  les  malheurs  du  prince  exilé  sont  la 
rançon  nécessaire  d'un  éclatant  triomphe  pour  la  cause 
légitimiste  : 

. . .  J'honore,  Seigneur,  ta  sage  Providence 
Car  les  maux  sous  tes  mains  se  changent  en  bienfaits. 
Peut-être,  pour  briller  avec  plus  de  puissance. 
Il  devait  au  malheur  exercer  son  enfance. 
Le  petit-fils  du  Béarnais  1  »  (3) 


(1)  Inédit  (1836). 

(2)  Id. 

(3)  Id. 


—  81  — 

De  toute  son  âme  le  royaliste  demande  au  Ciel  de  hâter 
ce  jour  glorieux  : 

Puissè-je  voir  enfin  les  remords  de  la  France. 
Puissè-je.  Dieu  des  Rois,  dans  ma  reconnaissance, 
Bénir  le  terme  heureux  de  nos  sanglants  débats  ! 
Mais  s'il  lui  faut  un  bras  pour  rétablir  sa  race, 
Soldat  on  me  verra  m'élancer  sur  sa  trace 
Changer  ma  lyre  en  glaive  et  voler  au  combat  (1). 

L'enthousiaste  adolescent, qui  proclame  ainsi  sa  fidélité 
au  trône,  se  révèle  en  ces  mêmes  strophes  un  catholique 
fervent.  En  maints  «  Essais  »  également  il  laisse  appa- 
raître ses  sentiments  religieux.  Il  mêle  déjà,  en  1836,  des 
réflexions  pieuses  à  la  description  d'une  «  Eglise  de  vil- 
lage »,  sujet  imposé  par  le  professeur.  «  Seule,  écrit-il, 
une  vieille  femme  prosternée  devant  l'autel  priait  dans  le 
recueillement.  C'était  un  jour  de  semaine.  Le  dimanche 
on  eût  vu  sous  ces  modestes  portiques  affluer  une  multi- 
tude pieuse  et  empressée  d'entendre  la  parole  de  vie  !.. . 
Quel  spectacle  attendrissant  de  voir  agenouillée  sur  la 
dalle  du  Saint-Lieu  une  foule  simple  et  recueillie,  d'en- 
tendre sous  ce  dôme  rustique  retentir  les  louanges  du 
Seigneur  !  »  (2).  De  même,  en  1839,  il  remercie  Dieu  des 
consolations  qu'il  a  trouvées  dans  la  Foi  au  milieu  de  ses 
deuils  de  famille  : 

Soyez  béni.  Seigneur,  vous  qui  seul  sur  la  terre 

Au  sein  de  l'infortune  avez  séché  mes  pleurs  ! 

Soyez  béni  !  Souvent  j'oubliais  mes  douleurs 

En  songeant  que  là-haut,  du  moins,  j'avais  un  père  !  (3). 

Sa  piété  est  ordinairement  plus  sereine.  En  ces  vers, 
par  exemple,   qu'il   met  dans  la  bouche   d'un    «   poète 


(1)  Inédit. 

(2)  Id. 

(3)  Id.,  «  MélaQColie  »  (1889). 


—  32  - 

mourant  »,  transparaissent  le  bonheur  et  l'assurance  du 
chrétien  devant  la  mort  : 

....  Qu'il  est  plus  beau  le  monde  où  je  m'envole  ! 
Là,  nul  souci  rongeur,  là,  nul  plaisir  frivole . . . 
Oui,  je  sors  de  l'exil  en  sortant  de  la  vie  : 
La  mort,  c'est  le  retour  ;  le  ciel,  c'est  la  patrie  !  (1). 

Religiosité  et  enthousiasme  royaliste  chez  lui  s'allient 
souvent  à  une  rêverie  mélancolique  :  son  âme,  dit-il, 
«  est  une  lyre  où  chante  la  douleur  »,  Ce  n'est  pas  que  déjà 
atteint  du  mal  de  René,  il  gémisse  de  ne  pouvoir  remplir 
le  vide  d'une  existence  sans  but,  mais  comme  beaucoup 
d'adolescents,  vers  1840,  il  se  proclame  désillusionné  avant 
même  d'avoir  mis  à  l'épreuve  ses  rêves  d'avenir,  fatigué 
de  la  vie  avant  de  la  connaître.  Il  écrit  : 

J'ai  déjà  bien  vieilli,  j'ai  peu  vécu  pourtant  ! 
Et  quoiqu'à  l'âge  encore  où  l'âme  va  rêvant, 

Toute  illusion  m'abandonne. 
J'ai  voulu  tout  peser,  et  j'ai  vu  chaque  soir 
S'effeuiller  à  mes  pieds  une  joie,  un  espoir, 

Une  fleur  de  ma  couronne  !  (2). 

Cette  mélancolie  le  fait  tout  différent  de  ses  insouciants 
camarades,  incapables  de  le  comprendre  : 

Vous  riez  de  me  voir  triste  au  sein  de  vos  fêtes 
Montrer  à  vos  plaisirs  un  visage  rêveur. . . 
Essuyer  à  l'écart  quelques  larmes  secrètes  !  (3). 

La  «  nature  »  seule,  après  Dieu,  le  réconforte.  «  Quand 
la  foudre  bondit  sur  les  flancs  du  nuage  »,  «  quand  le  vent 


(1)  Inédit  (1888). 

(2)  Cité  par  E.  Frère,  p.  260,  «A  Ma  Sœur  »  (Rouen,  décembre  1839). 

(3)  Inédit,  «  Mélancolie  »  (1839). 


-  33  - 

gronde  au  loin  »,  il  va  s'asseoir  près  de  la  mer,  et  là  une 
sorte  d'apaisement  descend  en  lui  : 

Mon  front  est  plus  serein  quand  le  ciel  est  plus  noir, 
Dans  la  nature  entière,  moins  triste  je  crois  voir 
Un  ami  qui  partage  et  qui  sent  ma  misère  (1). 

De  même,  le  cimetière,  décor  habituel  de  la  poésie 
lamartinienne,  où  «  la  brise  »  chante  dans  les  cyprès 
«  comme  une  voix  plaintive  »,  communique  sa  paix  et  sa 
tranquillité  à  l'âme  triste  de  l'adolescent  : 

Plus  calmes  mes  regards  se  tournent  vers  le  ciel. 


A  qui  doit-il  cet  enthousiasme  royaliste,  ces  sentiments 
religieux  et  cette  tendance  à  la  mélancolie  ? 

Il  les  tient  sans  doute  de  l'air  ambiant.  V.  Hugo  avait 
chanté  le  Duc  de  Bordeaux,  Lamartine,  Dieu  et  son  âme, 
et  depuis  Werther  une  vague  mélancolie  était  à  la  mode. 

Mais  de  ces  sentiments  Louis  est  surtout  redevable  à  sa 
mère.  Jusqu'à,  l'année  1841,  où  «  pour  la  première  fois  »  il 
se  sépara  «  intellectuellement  »  (2)  d'elle,  il  éprouve  pour 
sa  «  chère  maman  »  un  amour  filial  d'autant  plus  vif 
qu'elle  lui  apparaît  une  femme  d'un  esprit  très  cultivé, 
capable  de  s'intéresser  à  ses  études,  de  comprendre  ses 
enthousiasmes  littéraires.  Il  se  confie  à  elle  avec  une 
simplicité  charmante  dont  témoignent  ses  lettres  d'alors  (3). 
En  tout  il  la  consulte,  lui  raconte  avec  de  minutieux  détails 
sa  vie  d'écolier,  sa  tristesse  d'être  loin  des  siens,  sa  joie 
d'arriver  bientôt  pour  l'embrasser.  Aussi  la  tirade  décla- 


(1)  Inédit,  «  Mélancolie  »  (1839). 
5),  I       (2)  «  Notes  autobiographiques  ». 

(3)  Cf.  Etienne  Frère.  Op.  cit.  p.  31. 


matoire  contre  la  Révolution,  citée  plus  haut,  semble  bien 
un  écho  des  comnaentaires  que  Madame  Bouilhet  ajoutait 
à  ses  leçons  d'histoire  devant  les  élèves  du  pensionnat  ; 
l'ode  à  un  «  prince  banni  »  est  datée  du  mois  d'août  et 
écrite  par  conséquent  à  Gany,  pendant  les  vacances  :  il 
n'est  pas  téméraire  de  croire  que  Madame  Bouilhet  la 
goûta  fort  ;  peut-être  même  souhaita-t-elle  qu'elle  fût 
envoyée  aux  fils  de  la  Duchesse  de  Montmorency,  les 
protecteurs  de  Louis,  en  reconnaissance  de  leurs  bienfaits. 
L'influence  familiale,  en  matière  religieuse,  est  moins 
contestable  encore.  Qu'on  se  rappelle  les  recommandations 
de  prier  faites  au  pensionnaire  d'Ingouville,  les  exhor- 
tations maternelles  pendant  les  vacances,  l'exemple  des 
sœurs,  dont  à  Gany  on  n'a  pas  encore  oublié  la  piété  plutôt 
scrupuleuse.  Si  ces  conseils  zélés  communiquèrent  à 
l'enfant  une  religiosité  à  fleur  d'intelligence,  trop  tribu- 
taire de  la  sensibilité,  si,  comme  nous  le  verrons,  celte 
frêle  armure  doit  tomber  bientôt,  laissant  Louis  sans 
défense  contre  les  crises  du  scepticisme,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que,  pour  le  moment,  la  pieuse  Madame 
Bouilhet  sait  maintenir  en  son  enfant  des  convictions 
dont  chaque  page  des  premiers  essais  garde  le  reflet. 

Elle  développe  en  lui  pareillement,  mais  à  son  insu 
peut-être,  une  sorte  de  mélancolie  habituelle.  A  la  voir 
sous  ses  longs  voiles  noirs,  qu'elle  porte  obstinément, 
quand  chaque  dimanche  la  piété  la  conduit  avec  ses 
fillettes  au  cimetière  de  Gany,  vers  la  tombe  des  êtres 
aimés  ou  qu'elle  revient  de  l'Eglise,  digne,  un  peu  com- 
passée, vers  la  maison  silencieuse,  on  sent  que  le  deuil  est 
toujours  vif  en  son  cœur.  La  maison  entière  est  enve- 
loppée d'une  atmosphère  de  tristesse.  D'une  nature  affinée 
et  impressionnable  à  l'excès,  Louis  s'en  est  laissé  péné- 


-  35  - 

trer.  Il  sent  sa  tête  se  pencher  «  sous  le  poids  de  tristes 
souvenirs  »,  souvent  évoqués  : 

Un  funèbre  cyprès  ombragea  mon  berceau, 
Le  malheur  m'a  plié  comme  un  faible  roseau, 
Et  ma  bouche  novice,  en  bégayant  encore, 
Ensemble  apprit  les  noms  de  père  et  de  tombeau  (1). 


III 

Il  est  évident,  dès  1838  et  1839,  qu'une  vocation  poétique 
se  développe  chez  l'adolescent.  Sans  doute,  les  bluettes  de 
forme  très  imparfaite  que  nous  avons  recueillies  n'annon- 
cent pas  encore  un  écrivain  de  talent,  mais  elles  indiquent 
chez  Louis  une  sensibilité  très  grande,  qui  vibre  à  la 
moindre  excitation  et  qui,  naturellement,  se  traduit  en 
poésie.  Bientôt  cette  sensibilité,  développée  et  blessée 
par  le  contact  avec  les  réalités  de  la  vie,  par  les  déceptions 
et  les  injustices  que  tout  homme  rencontre,  ne  pourra  se 
cacher  et  s'épandra  en  effusions  lyriques. 

Madame  Bouilhét  encourage  cette  vocation.  Elle  juge 
complaisamment  les  rimes  que  Louis  propose  à  son  admi- 
ration ;  elle  signale  quelques  imperfections,  mais  le  plus 
souvent  elle  félicite  et  se  montre  fière  du  talent  de  son  fils. 
Elle-même,  peut-être,  regrette  de  n'avoir  plus  les  loisirs 
et  le  calme  nécessaires  aux  inspirations  de  la  Muse.  Elle 
ne  s'alarmera  de  la  direction  intellectuelle  prise  par  Louis, 
que  le  jour  où,  effrayée  par  le  réalisme  de  certaines  pages 
dans  «  Melsenis  »,  elle  le  verra  si  peu  respectueux  de  la 
morale. 

Nullement    inquiète  jusqu'alors ,    elle  abandonne    la 


fl)  Inédit.  «  Mélancolie  »  (1839). 


-  36  — 

formation  de    l'esprit  de  l'adolescent  aux  maîtres  qui 
enseignent  au  Collège  Royal. 

11  est  difficile,  par  l'absence  de  documents,  de  déterminer 
si  pendant  ses  études  classiques  il  a  deviné,  au  travers 
des  traductions  et  des  leçons  d'histoire,  le  charme  de 
l'antiquité  latine  qu'il  fera  revivre  plus  tard  en  des 
tableaux  d'un  coloris  intense.  Au  moins  apprit-il  très  bien 
le  latin  :  dès  la  classe  de  troisième,  il  l'écrit  avec  élégance. 
La  pièce  de  vers  intitulée  «  Pour  les  prix  »,  le  seul  devoir 
latin  venu  jusqu'à  nous,  pourrait  être  proposé  comme 
modèle  à  nos  meilleurs  élèves  de  Première.  Le  poète 
compare  la  joie  des  lauréats  au  bonheur  des  soldais  qui, 
après  les  durs  labeurs  de  la  guerre,  rentraient  à  Rome 
avec  les  honneurs  du  triomphe  : 

Haec  est,  ô  juvenes,  vestrae  nunc  sortis  imago  : 
Vos  quoque,  vos  agitis  nunc  mentis  acumine  bella, 
Dulcia  bella  quidem,  n'ullaque  madentia  caede  ! 
Pro  gladio  calamus,  nigrans  pro  sanguine  succus 
Innocuis  tingens  maculis  innoxia  bella  !. . . 
Quorum  excelluerint,  Phœbo  ducente,  labores, 
Lœti  ibunt,  viridi  devincta  tempora  lauro, 
Portantesque  manu  memorandœ  insignia  pugnae. . . 
Ast  alii  tristes  suffusique  ora  pudore, 
Respicient  tenebras,  maesti,  vanumque  laborem 
Nequicquam  fletu,  spesque  ulciscentur  ademptas.  (1) 

Grâce  à  cette  connaissance  des  langues  anciennes,  il 
s'enthousiasme  pour  certains  vers  latins  ou  grecs  tradui- 
sant surtout  des  idées  morales.  Sa  mémoire  les  retient  si 
fidèlement  que  pendant  plusieurs  années  toutes  les  épi- 
graphes placées  devant  chacune  de  ses  Muettes  poétiques 
seront  l'écho  de  souvenirs  classiques. 


(1)  Inédit.  (Août  1837). 


S'il  est  récalcitrant  aux  Mathématiques,  il  aime  par 
contre  à  interroger  les  horizons  que  lui  découvre  l'Histoire 
et  à  faire  revivre  dans  le  décor  des  siècles  passés,  non 
seulement  les  peuples  et  les  rois,  mais  la  petite  patrie, 
Gany,  avec  son  château  et  ses  seigneurs.  Dans  une  narra- 
tion intitulée  «  Retour  et  fiançailles  »,  il  décrit  tel  qu'il 
apparaissait  en  1347,  le  manoir  imprenable  où  vivait  le 
«  Sire  Bec  de  Lièvre,  marquis  de  Cany  ».  A  voir  la  minu- 
tie de  la  description  archéologique  et  le  souci  de  la 
couleur  locale,  on  devine  que  le  rhétoricien  a  vécu  en 
imagination  dans  la  «  Tour  aux  Juges  »,  où  «  se  rendait 
la  justice  féodale  »  ;  il  a  aperçu  le  puissant  Seigneur  der- 
rière les  «  hautes  et  étroites  fenêtres  à  ogives  »  ;  il  a 
traversé  la  foule  bruyante  des  paysans  en  fête  «  avec  leurs 
jaquettes  bariolées  et  leurs  hoquetons  aux  couleurs  tran- 
chantes »  (1).  Sans  doute,  l'imitation  de  «  Notre-Dame  de 
Paris  »  est  évidente  en  cette  page  ;  il  y  apparaît  du  moins 
que  l'Histoire  ne  s'adresse  pas  à  la  seule  mémoire  de 
Louis  :  sur  ses  données,  l'imagination  de  l'écolier  sait 
ressusciter  un  passé  prestigieux. 

Gomme  ses  camarades,  il  joint  à  cet  amour  de  l'Histoire 
le  culte  de  Victor  Hugo.  M.  E.  Maynial,  dans  son  livre 
sur  «  La  Jeunesse  de  Flaubert  »  (2),  a  raconté  comment 
en  1839  sévissait  la  fièvre  romantique  dans  la  classe  de 
Rhétorique,  où  le  futur  romancier  et  Bouilhet  écoutaient 
avec  défiance  l'enseignement  de  M.  Magnier,  un  classique 
farouche.  Précisément  on  jouait  au  théâtre  du  «  Vieux 
Marché  »  les  drames  de  V.  Hugo  et  la  présence  de  Marie 
Dorval  sur  la  scène  rouennaise  donnait  à  ces  soirées  un 


(1)  Inédit.  (Cany,  1839).  Seul,  le  début  de  la  Narration  est  écrit. 

(2)  P,  47. 


-  38  - 

éclat  particulier.  La  jeunesse  du  Collège  manifestait 
bruyamment  son  admiration  :  il  est  permis  de  supposer, 
tant  son  enthousiasme  pour  le  Maître  est  vif,  que  Louis 
assista  à  ces  représentations.  Il  proclame,  en  effet,  dans 
la  pièce  intitulée  «  Une  fleur  au  Génie  »  (1),  que  V.  Hugo 
éveillait  alors  en  son  cœur  «  la  sainte  poésie  »  : 

Oh  !  parfois,  quand  je  lis  tes  vers  brûlants  que  j'aime, 
Ta  voix  comme  un  écho  me  révèle  à  moi-même  : 

Je  me  comprends  en  te  lisant. 
Je  sens  se  remuer  quelque  chose  en  mon  àme  : 
Nul  autre,  mieux  que  toi,  ne  sait  en  traits  de  flamme 

Pénétrer  mon  cœur  frémissant. 

Il  s'élève  avec  violence  contre  l'Académie  qui  ose  alors 
repousser  la  candidature  du  «  poète  immortel  »,  et  lui 
préférer  un  écrivain  politique,  Mole.  Que  le  «  noble 
martyr»  se  console:  il  n'ajouterait  pas  à  sa  gloire  en 
siégeant  dans  cet  «  amphithéâtre  », 

Où  chaque  jour  encor,  docte  et  sainte  manie, 
Le  scalpel  du  bon  goût  dissèque  le  génie. 

Il  est  grand  sans  que  sa  Muse  s'affuble  du  «  manteau 
des  pédants  »  : 

. . .  Quel  rang  voulais-tu  parmi  ces  noms  sublimes, 

Ces  tourmenteurs  de  mots,  ces  grands  faiseurs  de  rimes, 

Poète  aux  chants  libres  et  fiers, 
Toi  dont  la  Muse  libre  et  franche  en  son  allure 
Ne  sut  jamais  cet  art  de  farder  la  nature. . . 
Reste  Victor  Hugo  !  C'est  ainsi  que  je  t'aime  ! 
Seul  au  milieu  de  tous,  sublime  par  toi-même. 

Enlin,  pendant  que  Louis,  obéissant  à  la  mode  alors 
régnante  au  Collège,  chantait  ainsi  son  admiration  au  poète 
des  «  Odes  et  Ballades  »,  la  discipline  des  études  classi- 


(1)  Inédit.  «  Une  fleur  au  Génie  ».  (Décembre  1839). 


-  39  — 

ques  faisait  de  lui  un  observateur.  Non  seulement  il  est 
habitué  à  se  replier  sur  soi-même  et  à  analyser  dans  ses 
essais  poétiques  les  manifestations  de  sa  sentimentalité, 
si  confuses  et  tumultueuses  qu'elles  soient,  mais  il  observe 
les  événements  extérieurs.  Il  remarque  les  moindres 
détails,  en  cherche  la  signification,  note  le  côté  pittoresque 
des  situations,  essaye  de  comprendre  les  particularités 
de  caractère  chez  les  personnes  qui  l'entourent.  Une 
«  Etude  de  Mœurs  »,  qu'il  écrit  étant  élève  de  Seconde, 
permet  de  juger  ce  travail  d'analyse.  Après  avoir  dit  que 
souvent  la  pauvreté  et  les  discordes  de  famille  se  cachent 
sous  une  apparence  de  richesse  et  de  bonheur,  il  présente 
de  «  bons  bourgeois  »,  «  Monsieur  et  Madame  Grangin, 
ex-épiciers,  rue  Saint-Denys  »,  et  «  Mademoiselle  Agathe, 
leur  fille,  jeune  brune  alors  dans  l'âge  nubile,  et  qui 
aurait  pu  passer  pour  une  agréable  personne,  si  une  taille 
grande,  maigre  et  élancée  dans  toute  la  force  du  terme,  si 
des  yeux  légèrement  louches,  un  nez  proéminent,  une 
bouche  trop  petite,  n'avaient  dérangé,  au  premier  coup 
d'œil,  la  symétrie  de  cet  aimable  visage  ».  «  Tous  ces  petits 
défauts,  ajoute-t-il,  étaient  autant  d'agréments  aux  yeux 
de  Monsieur  et  Madame  Grangin,  et,  dans  toute  la  véracité 
d'un  historien,  je  puis  affirmer  que  peu  d'enfants  avaient 
autant  que  Mademoiselle  Agathe  ce  que  l'on  appelle 
vulgairement  un  «  certain  air  de  famille  ».  C'était  plaisir 
de  voir  les  bons  bourgeois  de  la  rue  Saint-Denys,  en 
admiration  devant  le  fruit  unique  d'une  union  de  trente 
années,  revendiquer  chacun  la  part  de  ses  traits  et  de  ses 
appâts,  Monsieur  Grangin  le  nez.  Madame  les  oreilles  et 
les  yeux,  et  jusqu'à  la  vieille  Marguerite  qui  soutenait,  en 
pleurant  de  joie,  que  la  petite  bouche  de  son  cher  nour- 
risson avait  quelque  rapport  avec  la  sienne  :  ce  qui  faisait 


bien  rire  Monsieur  et  Madame,  en  voyant  l'immense 
bouche  de  la  bonne  gouvernante,  qu'une  loquacité  assez 
ordinaire  chez  les  personnes  de  sa  classe  avait  agrandie 
de  moitié.  Souvent  Monsieur  Grangin  levait  la  séance  en 
disant  à  demi-voix  à  l'oreille  de  sa  respectable  épouse: 
«  Madame  Grangin,  il  est  bon  que  les  jeunes  personnes 
aient  des  traits  prononcés  et  une  figure  à  caractère. 
Voltaire  dit  quelque  part  que  c'est  une  marque  d'esprit  et 
de  génie  ».  M.  Grangin  aimait  passionnément  Voltaire,  et 
quoiqu'épicier,  il  s'était  toujours  piqué  d'avoir  des  idées 
fort  avancées.  Il  ne  jugeait  donc  que  par  Voltaire,  bien 
qu'un  cruel  voisin  assurât  qu'il  ne  l'avait  jamais  lu. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  M.  Grangin  faisait 
souvent  honneur  au  philosophe  de  ses  propres  idées,  soit 
pour  leur  donner  plus  de  poids,  soit  que,  comme  certains 
savants  de  profession,  il  mît  moins  de  soins  à  faire  briller 
son  esprit  que  celui  des  autres  ».  (1) 

Malgré  quelques  heurts  de  style,  la  page  est  bien  venue. 
Par  l'observation  exacte  des  caractères,  le  mépris  des 
habitudes  bourgeoises  et  des  principes  tout  faits,  elle 
annonce  moins  le  poète  de  «  Melaenis  »  que  le  futur  analyste 
de  Madame  Bovary.  En  1838,  Gustave  Flaubert  eiît  signé 
volontiers  1'  «  Etude  de  Mœurs  »  de  son  camarade  Louis 
Bouilhet.  '' 

Il  ne  semble  pas  cependant  que  l'orientation  littéraire 
et  morale  de  celui-ci  soit  due  à  l'influence  de  celui-là. 
Quoi  qu'on  en  ait  dit  (2),  il  n'y  eut  pas  alors  d'intimité 
entre  eux  :  aucune  poésie  de  Louis,  aucune  lettre  n'est 


(1)  Inédit.  «  Etude  de  Mœurs  »  (18:38). 

(2)  M.  Angot,  Op.  cit.  p.  14  et  E.  Frère,  Op.  cit.  p.  215. 


—  ïl  — 

adressée  à  Gustave.  Il  est  donc  inexact  de  les  représenter, 
vers  la  quinzième  année,  vagabondant  à  travers  la  cam- 
pagne, et  gravant  sur  les  arbres  le  nom  de  V.  Hugo  (1). 
Flaubert  dans  la  «  Préface  des  Dernières  Chansons  »  (2)  a 
accrédité  cette  légende  en  prêtant  à  son  ami  les  rêves 
extravagants  qui  hantaient  sa  propre  imagination  :  ses 
affirmations  prouvent  seulement  qu'il  connaissait  peu 
l'élève  de  la  pension  Lé vy.Bouilhet,  fervent  Lamartinien, 
avait  alors  un  tempérament  trop  calme,  un  esprit  trop 
sérieux  pour  se  compromettre  dans  le  «  petit  groupe 
d'exaltés  »,  dont  l'imagination  se  livrait  aux  pires  excès 
de  la  mélancolie  romantique.  Dès  le  collège,  les  deux 
camarades,  suivant  chacun  leurs  tendances  personnelles 
et  des  influences  opposées,  accomplissaient  une  évolution 
différente. 

Jusqu'en  1840,  l'âme  de  Louis  n'a  pas  été  déflorée  par 
une  expérience  hâtive  de  la  vie.  «  Pensif  écolier  »,  «  pur 
et  tout  léger  d'années  »  (3),  qui  rêve  dans  les  bois  et  dans 
les  champs,  il  ignore  la  réalité  brutale.  Son  âme  est  une 
«  ruche  pleine  »,  où  habitent  les  «  amours  et  les  illusions  ». 
Dans  ses  rêves,  il  bâtit  un  avenir  charmant  fait  de 
«  riants  tableaux  »  : 

La  vie,  écho  lointain,  s'éveillait  dans  mon  àme, 
Et  perçant  du  regard  l'horizon  inconnu, 
J'écartais  curieux,  avant  l'heure  du  drame, 
Un  coin  du  rideau  d'or  sur  la  scène  étendu  (4).  ■ 

Son  imagination  lui  prépare  des  désillusions.  La  pièce 


(1)  Claretie,  «  La  Vie  à  Paris  »,  1.  p.  129. 

(2)  P.  282. 

(3)  «  Au  temps  que  j'étais  pur  ».  Œuvres,  p.  37. 

(4)  Strophe  inédite  de  «  Au  temps. . .  ». 


autobiographique  intitulée  «  Quand  j'étais  pur.. .  »  révèle 
son  désir  fréquent  alors  de  s'échapper  des  réalités  qui 
l'entourent  et  de  vivre  son  existence  dans  un  milieu 
différent  de  celui  où  les  circonstances  l'enfermaient.  Il 
s'est  créé  un  monde  imaginaire,  où  il  se  réfugie  au  gré  de 
sa  fantaisie,  un  besoin  d'aimer  qu'il  ne  peut  satisfaire. 
Tantôt  son  rêve  l'emporte  en  Orient  «  au  pays  des 
sultanes  »,  où  il  aperçoit  la  «  houri  pâle  »  sur  les  «  golfes 
bleus  »  ;  tantôt  il  envie  les  faciles  amours  des  «  beaux 
étudiants»,  à  Paris;  tantôt  il  suit  en  imagination  «  par 
les  bois,  les  vallons,  les  collines  », 

Ces  amants  sous  la  lune  égarés  deux  à  deux  (1). 

Sans  doute  ces  écarts  de  l'imagination  ne  furent  ni  aussi 
fréquents,  ni  aussi  grands  que  Bouilhet  les  décrit  après 
quinze  ans  d'oubli  :  servant  de  thèmes  à  des  broderies 
poétiques,  ils  doivent  être  interprétés  comme  des  docu- 
ments suspects.  Toutefois  l'état  d'âme  qu'ils  révèlent 
exposera  l'adolescent  aux  pires  déceptions,  quand  il 
constatera  l'inanité  de  ces  «  fantômes  menteurs  »  (2). 

Ce  besoin  d'échapper  à  la  réalité  s'accorde  bien  chez  lui 
avec  sa  vanité.  Il  a  le  sentiment  de  sa  supériorité  intel- 
lectuelle. Pendant  qu'il  cède  à  son  penchant  pour  la 
rêverie,  ses  camarades  plaisantent,  rient  de  son  silence  : 
à  part  quelques-uns  comme  Félix  Paillon,  aussi  épris  que 
lui  de  méditation  et  de  poésie,  les  autres,  il  le  confesse, 
lui  paraissent  d'esprit  épais  et  de  sentiments  communs. 
Il  serait  facile  de  trouver  entre  sa  vanité  de  la  dix-huitième 
année  et  son  penchant  à  l'isolement  une  relation  de  cause 
à  effet. 


(1)  Œuvres,  p.  37. 

(2)  Œuvres,  p.  37. 


-  48  - 

Mais  ces  travers  sont  peu  apparents  et  Louis,  grâce  à 
son  excellent  naturel  et  à  une  éducation  soignée,  nous 
apparaît  pour  le  moment  un  adolescent  doux,  enthousiaste, 
porté  vers  les  sentiments  nobles,  ennemi  de  toute  vie 
vulgaire  ou  seulement  bourgeoise,  à  qui  on  peut  reprocher 
trop  de  rêverie,  peut-être,  à  certains  moments,  mais  qui 
eût  été  joyeux,  vivant  dans  un  autre  milieu.  Sa  docilité 
surtout  le  rend  aimable  ;  à  Cany,  il  est  le  fils  obéissant 
de  Madame  Bouilhet  ;  à  Rouen,  l'écolier  laborieux,  l'ado- 
lescent soumis,  malgré  quelques  écarts,  à  l'influence  de 
Monsieur  Jourdain,  puis  de  Monsieur  Lévy,  qui  rem- 
placent près  de  lui  la  famille  absente  et  incarnent  à  ses 
yeux  le  respect  des  traditions  et  la  dignité  de  vie.  Ne 
visant  ni  au  paradoxe  ni  à  l'extravagance,  il  semble  pré- 
servé des  influences  funestes  :  fleur  délicate,  soigneu- 
sement cultivée,  il  ne  laisse  pas  encore  prévoir  la  plante 
broussailleuse  et  quelque  peu  sauvage  qu'il  deviendra. 


CHAPITRE  III 


Le  Romantisme 

(-1840-1844) 

I.  —  L'Etudiant  en  Médecine 
II.   —  Sa  Mission  de  Poète   :  il  veut  être   un 
Conducteur  d'Hommes 
III .  —  Ses  Thèmes  poétiques  et  son  Style 


I 

Ce  n'est  pas  par  vocation,  semble-t-il,  que  Louis,  ses 
études  terminées,  voulut  devenir  médecin.  «  On  lui  dit  de 
choisir  une  profession,  écrit  Flaubert.  Il  se  décida  pour  la 
médecine  (1).  »  Il  eût  pu  se  décider  pour  une  autre  carrière 
sans  que  ses  goûts  personnels  fussent  contrariés.  Si  même 
nous  ajoutons  foi  à  une  pièce  badine  intitulée  «  Souvenirs 
d'infirmerie  »,  et  écrite  en  Juin  1840,  quelques  jours 
seulement  avant  qu'il  quittât  le  Collège,  Louis  ne  croyait 
guère  à  l'efficacité  de  la  Médecine.  Non  seulement  il  cari- 
cature le  docteur  qui  le  soigne,  mais  il  refuse  d'obéir  à  ses 
prescriptions.  Guéri,  il  ne  veut  pas  reconnaître  la  puis- 
sance de  la  Faculté  : 

Enfin,  d'entre  leurs  mains,  me  voilà  bien  sorti. 
Grâce  à  l'eau  ?  Grâce  au  sort  ?  Je  prendrai  le  parti 
De  douter  sur  ce  point,  quoique  je  penche  à  croire 
Que  le  sort  est  entré  de  beaucoup  dans  rhistoire  (2). 


(1)  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  283. 

(2)  Inédit. 


Quelques  mois  plus  tard  il  écrit  avec  le  même  ton  irres- 
pectueux :  «On  exige  que  les  médecins  sachent  les  mathé- 
matiques. C'est  un  moyen  de  les  encourager  dans  leurs 
«  opérations  ».  N'y  avait-il  pas  assez  que  les  parents  pour 
calculer  le  nombre  de  leurs  victimes?  »  (1).  Ces  boutades 
ne  l'empêchent  pas  de  solliciter  le  6  Octobre  1840,  avec  sa 
première  «  carte  d'entrée  dans  les  hospices  »  de  Rouen, 
l'autorisation  de  suivre  «  les  Cours  de  l'Ecole  secondaire 
de  Médecine  ».  Je  retrouve  soigneusement  classées  par  le 
poète  lui-même,  jusqu'en  l'année  1842,  ses  «  cartes  » 
d'élève  en  médecine,  avec  la  désignation  des  Cours  obli- 
gatoires pour  r  «  année  scholaire  »,  Les  «  reçus  »  y  sont 
joints,  signés  du  secrétaire  de  l'Ecole  et  prouvant  que 
l'étudiant  payait  régulièrement  les  droits  d'inscriptions 
pour  chaque  trimestre. 

Louis  trouve  encore  le  gîte  et  le  couvert  à  la  pension 
Lévy.  Mais  comme  il  a  abandonné  à  Madame  Bouilhet  le 
mince  revenu  que  lui  avait  légué  Monsieur  Pessey,  il  doit 
donner  des  leçons  aux  élèves,  ses  camarades  d'hier,  pour 
payer  les  frais  d'hospitalisation.  Cette  vie  occupée  par  les 
«  besognes  de  poète,  de  répétiteur  et  de  carabin  »  (2)  est 
très  pénible.  Il  la  supporte  courageusement. 

Il  paraît  cependant,  dans  les  Epîtres  en  prose  ou  en  vers, 
envoyées  aux  siens,  s'ennuyer  de  la  famille  lointaine. 
Son  imagination  l'emporte  au  pays  natal,  vers  «  la  blanche 
maison  »,  où  sa  mère  et  ses  sœurs  parlent  de  l'absent  : 

Quand  le  soir  est  venu,  mes  sœurs,  quand  la  journée 
Pèse  comme  un  fardeau  sur  ma  tête  inclinée, 
A  chaque  lit  plaintif,  quand  j'ai  vu  tour  à  tour. 
Tout  ce  qu'il  peut  tenir  de  douleurs  en  un  jour, 


(1)  Inédit. 

(2)  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  283. 


—  'iG  — 

Oubliant  un  instant  les  travaux  de  l'Ecole, 
0  mes  anges,  vers  vous  mon  âme  enfin  s'envole. 
Et  franchissant  l'espace,  et  rapprochant  les  lieux, 
J'arrive,  je  suis  là,  je  vous  vois  de  mes  yeux  ! 
Toi,  mon  Esther,  rieuse  et  berçant  ta  poupée, 
Et  toi,  ma  grande,  auprès  de  ta  mère  occupée. 
Tandis  qu'autour  de  vous,  dans  l'ombre  se  pressant, 
La  famille,  tout  bas,  parle  du  fils  absent. . . 
0  douce  Trinité  :  la  mère  et  les  deux  filles  ! 
Joyeux  soleil  d'amour,  qui  dans  mon  ciel  scintille. 
Source  limpide  et  pure,  où  mon  cœur  attristé 
S'abreuve  d'innocence  et  de  félicité  ! (1). 

Le  plus  souvent  il  ne  laisse  paraître  dans  la  corres- 
pondance adressée  à  Gany  qu'une  tendresse  et  un  humour 
charmants.  Tantôt  il  détaille  avec  une  minutie  pittoresque 
sa  vie  de  carabin,  ou  l'état  de  son  budget  toujours  maigre; 
tantôt  il  termine  une  de  ses  missives  par  ce  spirituel 
badinage  :  «  Fait  et  donné  en  notre  chambre  après  avoir 
été  voté  à  l'unanimité.  Car  dans  mon  petit  royaume  j'ai 
sur  notre  digne  monarque  deux  avantages  bien  marqués  : 
d'abord  je  vois  les  choses  d'un  point  de  vue  plus  élevé 
que  lui  (5«  étage)  ;  ensuite,  n'ayant  que  moi  seul  à 
gouverner,  il  m'arrive  365  fois  par  an  d'être  de  l'avis  de 
mon  peuple. 

«  On  ne  dort  pas  quand  on  a  tant  d'esprit  et  qu'il  est 
onze  heures  et  demie.  Bonsoir  donc  I  »  (2). 

Tantôt,  en  des  vers  adressés  à  sa  sœur  Sidonie,  il 
ébauche  un  tableau  d'avenir  agréable  à  toute  la  famille  : 

Le  matin,  le  soir. 
Pour  pouvoir 
Glaner  au  loin  plaie  et  bosse, 


(1)  Inédit.  «  L'Absence  »  (10  Juin  1841) 

(2)  Cf.  E.  Frère,  Op.  cit.,  p.  43. 


-    47  - 

J'aurai,  s'il  vous  plaît, 

Mon  laquais 
Et  ma  voiture  et  ma  rosse. 

Nous  irons, 

Courrons, 

Rirons, 

Roulerons 

Carrosse  ! 

Chassés  sans  repos 
Tous  tes  maux 
Quitteront  la  place, 
Et  dans  mon  coucou 
Charmant,  où 
Chaque  jour  je  me  prélasse 
On  dira  : 
Voilà 
La  sœur 
Du  Docteur 
Qui  passe  !  (1) 

Ses  efforts,  d'ailleurs,  semblent  récompensés  de  succès, 
puisque  deux  ans  après  la  première  inscription,  il  est 
nommé  interne  à  l'Hôtel-Dieu  ;  il  devient  l'élève  du  Doc- 
teur Flaubert,  le  père  de  Gustave. 

La  mère  de  Louis,  ajoutant  foi  aux  lettres  reçues  régu- 
lièrement, croit  son  fils  heureux  ;  elle  en  est  fière,  l'enve- 
loppe d'une  sollicitude  tendre,  se  préoccupe  des  examens, 
et  se  plaît  à  la  vision  d'un  avenir  peu  éloigné,  où,  médecin 
rural,  il  sera  réputé  bienfaisant  et  ami  de  tous. 

Elle  se  trompe  en  pensant  que  l'adolescent  se  révèle 
dans  sa  correspondance.  A  côté  de  cette  existence  exté- 
rieure qui  apparaît  calme,  troublée  seulement  par  la 
préparation  fiévreuse  d'un  examen,  ou  l'attente  joyeuse 


(1)  Cf.  E.  Frère,  op.  cit.,  p.  51. 


des  vacances,  nous  découvrirons  une  autre  vie,  plus 
intense,  tumultueuse  et  cachée  à  la  famille,  la  vie  de  son 
âme  écrite  longuement  en  des  poésies  restées  inédites. 

II 

Bouilhet  y  paraît  d'abord  un  imitateur,  et  semble  résu- 
mer le  romantisme  antérieur  par  ses  efforts  d'influence 
sociale,  le  choix  des  thèmes  et  le  style. 

Partout  on  constatait  alors  la  veulerie  des  caractères, 
la  ruine  des  croyances  religieuses,  le  manque  de  tout 
idéal  élevé.  Cette  monotonie  bourgeoise  était  logique 
après  l'excitation  fiévreuse  de  l'Empire,  après  que  la 
génération  précédente,  qui  avait  voulu  s'imposer  à 
l'Europe  par  les  armes,  avait  vu  s'évanouir  ses  rêves  de 
conquête  et  de  gloire.  Parmi  les  jeunes  écrivains  arrivant 
à  la  vie  littéraire  vers  1840,  quelques-uns,  comme 
Flaubert  et  Théophile  Gautier,  se  réfugiaient  dans  l'Art, 
dans  le  labeur  désintéressé  de  la  Beauté  Littéraire,  sans 
viser  à  un  but  utilitaire.  D'autres,  au  contraire,  rêvaient 
de  devenir  des  membres  bienfaisants  dans  la  société 
paralysée  par  l'égoïsme  ou  la  lâcheté.  Bouilhet  veut  être 
un  de  ces  généreux  ouvriers. 

Gomme  ses  aînés  de  la  génération  «  ardente,  pâle  et 
nerveuse  »  que  Musset  a  complaisamment  décrite  au 
premier  chapitre  de  «  La  Confession  d'un  Enfant  du 
siècle  »,  il  attend  l'avenir  avec  enthousiasme.  Dans  une 
pièce  intitulée  «  Enfant,  vous  n'avez  pas  quinze  ans. . .  », 
il  représente  un  de  ses  camarades,  ou  lui-même  peut-être, 
dédaignant  les  jeux  habituels  à  ceux  de  son  âge,  armé| 
d'une  précoce  maturité  de  caractère,  à  la  tête  inclinée,  au 
front  «  grave  »  ;  c'est  que  l'enfant  «  impatient  de  vivre  » 


-  49  — 

s'estime    responsable    des    destinées    nationales   et    se 
■prépare  aux  luttes  réparatrices  : 

Car  sous  ce  siècle  en  feu,  volcan  profond  et  sombre, 
Je  ne  sais  quoi  de  grand  s'élabore  dans  l'ombre, 
Un  bruit  sillonne  l'air,  vague  et  confus  encor  ; 
Quelque  chose  finit,  quelque  chose  commence. 
Le  jeune  front  qui  pense 
Rit  du  vieux  front  qui  dort  (1). 

Ces  adolescents  sont  si  épris  de  rénovation  politique  et 
sociale,  si  assurés  d'être,  malgré  leur  jeunesse,  les  arti- 
sans d'un  glorieux  relèvement  en  France  que  l'histoire, 
pensent-ils,  ne  pourra  oublier  leurs  noms  : 

Et  les  siècles  diront  :  Quel  était  donc  cet  âge, 
Où  l'enfant  grandissait  si  vite,  où  le  courage 
N'attendait  pour  mûrir  que  trois  jours  de  soleil  ?  (2) 

Pour  Louis  cette  vision  des  labeurs  futurs  se  précise 
très  vite  :  la  «  Mission  »  de  poète  lui  a  été  confiée,  qui  le 
place,  investi  d'un  sacerdoce  fécond,  plus  haut  que  tous. 
Il  ne  s'ingénie  pas  cependant  à  créer  un  type  nouveau  ; 
il  se  modèle  sur  le  portrait  banal  que  tout  bon  roman- 
tique, vers  1830,  place  à  la  tête  de  ses  œuvres,  et  nous 
apparaît  avec  ses  «  longs  cheveux  noirs  sur  son  cou  »,  et 
son  «  regard  triste  »,  près  d'un  tombeau  ou  d'un  cyprès, 
ou  dans  d'autres  attitudes,  non  moins  révélatrices  do 
l'époque  et  des  modèles  : 

On  l'a  vu  sourire  à  l'orage, 
On  l'a  vu  parfois  en  rêvant 
Ecouter  le  flot  du  rivage 
Interroger  le  bruit  du  vent, 


(1)  Inédit.  (1841). 

(2)  Inédit. 


-    50  — 

Ou  bien  sur  la  vieille  ruine, 
Nid  de  l'orfraie  et  du  hibou, 
Appuj'er  son  front  qui  s'incline. . .  (1) 

Si  l'attitude  est  inspirée  par  Lamartine,  l'idée  même  de 
la  «  Mission  w  sociale  du  poète  appartient  à  V.  Hugo. 
Déjà  l'auteur  des  «  Voix  intérieures  »  avait  blâmé  le 
«  chanteur  inutile  »,  et  s'était  proclamé  le  «  Saint  »  envoyé 
par  Dieu  dans  la  mêlée  pour  chercher  les  âmes  doulou- 
reuses, donner  à  tout  malheur  une  «  bienveillance  univer- 
selle et  douce  »,  et  s'élever  contre  l'oppression  politique 
et  religieuse  (2). 

Gomme  son  maître,  Bouilhet  affirme  que  le  poète  est 
un  messager  céleste.  Quand  Dieu  veut  l'envoyer  sur  la 
terre,  il  appelle  devant  lui  «  cet  exilé  du  Ciel  »;  il  lui  met 
au  front  une  auréole  et  dans  les  mains  «  la  harpe  des 
prophètes  »,  en  lui  confiant  la  mission  bienfaisante  du 
Christ.  L'élu  doit  avoir  des  harmonies  pour  les  douleurs 
et  les  joies  : 

Jeune  homme,  va  glaner  les  misères  humaines, 

Va  bercer  les  amours,  va  rapprocher  les  haines. 

Aux  pieds  du  malheureux  fais  naître  quelques  fleurs  (3). 

Mieux  que  les  prêtres,  il  rappellera  aux  hommes  le  nom 
du  Créateur.  Il  leur  apprendra  que  Dieu  est  bon  et  que  le 
pécheur  ne  doit  jamais  désespérer  du  pardon  : 

De  ton  front  qui  se  penche  ainsi  qu'une  urne  sainte, 
Verse  un  peu  de  ma  flamme  à  cette  terre  éteinte. 
Au  milieu  de  leurs  chants  jette  un  mot  du  Seigneur, 
Car  j'ai  pris  en  pitié  ce  monde  qui  m'abhorre  ! 

Je  suis  son  père  encore 

S'il  méconnaît  mon  cœur  ! 


(1)  Inédit.  «  Le  Poète  et  le  Siècle  ».  (Avril,  1840). 

(2)  Cf.  «  Les  Voix  intérieures  »  (Préface). 

(3)  Inédit.  «  La  Mission  ».  (Juillet  1840). 


-  51    - 

Ton  bras  doit  soutenir  la  vertu  qui  succombe, 
L'insensé  chancelant  sur  le  bord  de  sa  tombe, 
Prêt  à  quitter  la  vie  ainsi  qu'un  triste  poids, 
Et  qui,  bien  jeune  encor,  manquant  d'air  et  d'espace. 

Doute  s'il  a  sa  place 

A  l'ombre  de  la  Croix  (1). 

Il  s'offrira  en  victime  comme  un  autre  Christ.  Le 
Rédempteur  lui  impose  de  lourdes  épreuves,  rançon 
nécessaire  du  mal  : 

Il  te  faut  comme  à  Dieu  tes  jours  de  passion, 
Il  te  faut  jusqu'au  bout  boire  l'ignominie  : 

Tu  dois  ton  agonie 

Aux  rires  de  Sion  (2). 

Et  le  Christ  précise  cette  Mission  du  poète,  vengeur  des 
abus  :  qu'il  raille  les  vices,  démasque  l'hypocrisie  et 
l'ambition,  prenne  à  partie  les  chefs  d'Etats  et  leurs 
ministres  : 

Frappe  le  vil  tyran  qui  tue  et  qui  s'endort, 

Et  ces  rois,  qui  vaincus  par  quelque  femme  immonde, 

Emprisonnent  le  monde 

Dans  leur  couronne  d'or  (3). 

Que  l'or  des  tyrans  n'arrête  jamais  l'imprécation  sur 
ses  lèvres  ou  ne  le  fasse  courtisan  :  les  hommes  se  détour- 
neraient de  lui  avec  mépris,  et 

...  la  gloire  s'enfuit,  dès  qu'une  corde  d'or 
Brille  à  la  lyre  du  poète  (4). 

Qu'il  soit  fidèle  à  sa  «  Mission  »  malgré  les  insuccès  et 
les  haines  ;  qu'il  n'imite  pas  ces  poètes  qui,  envoyés  du 


(1)  Inédit.  «  La  Mission  »  (Juillet  1840). 

(2)  Ihid. 

(3)  Ibid. 

(4)  Ibid. 


—  52  — 

Ciel  comme  lui,  n'ont  pas  gardé  leur  âme  pure  des  fanges 
terrestres  et  du  scepticisme  religieux.  Dieu  gémit  sur  leur 
lâcheté  : 

Oh  !  combien  ont  donné  leur  cœur  à  la  démence  ! 
Combien  ont  déchiré  la  robe  d'innocence, 
Et  bravé  ma  parole  et  maudit  mon  trépas  ! 
Mais  toi,  mon  fils,  toujours  en  passant  sur  la  terre 

Cherche  dans  la  poussière 

La  trace  de  mes  pas  (l). 

Enfin  pour  que  ses  efforts  ne  soient  pas  vains,  mais  son 
influence  réelle  et  durable,  l'apôtre  poète  doit  comprendre 
et  aimer  les  aspirations  de  son  époque.  Louis  n'avait 
garde  de  méconnaître  cette  condition  de  toute  action 
sociale.  Il  intitule  —  que  de  choses  il  essaye  de  mettre 
dans  ce  titre  I  —  un  de  ses  premiers  recueils  de  poésies 
restées  inédites  :  Les  Voix  du  Siècle.  «  Sur  le  siècle 
penché  »,  il  veut  écouter  la  rumeur  mystérieuse  qui  monte 
à  lui,  pour  y  distinguer  les  désirs  et  les  haines  des 
hommes  et  des  peuples  : 

Blasphèmes,  chants  d'amour,  suaves  mélodies, 

Le  grincement  fatal  des  froides  ironies, 

La  prière  qui  chante  en  regardant  les  cieux, 

Le  doute  au  front  penché,  l'espoir  au  front  joyeux. . . 

Le  bruit  que  fait  l'idée  en  prenant  son  essor. 

Partout  l'homme  avec  Dieu  confrontant  son  ouvrage. 

L'air  joyeux  du  marin  qui  laisse  le  rivage, 

La  plainte  du  captif  au  fond  des  cachots  noirs, 

Et  le  flot  du  progrès  battant  les  vieux  pouvoirs, 

Rêves  et  passions,  la  haine  et  le  sourire. 

Tout  ce  qui  sur  la  terre  ou  frissonne  ou  soupire  (2). 

Alors  qu'un  malaise  très  grand  pèse  sur  les  cœurs,  que 


(1)  Inédit.  «  La  Mission  ». 

(2)  Inédit.  «  Prélude  »  (Février  1843). 


-  53  — 

«  l'air  manque  »  et  que  partout  on  entend  «  gémir  »  dans 
l'ombre 

Le  temple  sous  le  Dieu,  le  trône  sous  le  roi, 

il  veut  dénoncer  ces  signes  avant-coureurs  des  cata- 
clysmes politiques  et  religieux  et  des  révolutions  sociales. 
N'a-t-il  pas  d'ailleurs,  pour  s  instruire,  les  fécondes 
leçons  du  passé?  Que  de  «  Feuilles  mortes  »  —  c'est  le 
titre  d'un  autre  recueil  de  poésies  —  il  aperçoit,  jonchant 
les  chemins  de  l'humanité  :  «  des  serments,  des  amours, 
des  trônes,  des  patries!  »  Il  ne  cherchera  pas  dans 
l'Histoire  les  thèmes  de  vaines  descriptions,  il  veut 
glorifier  les  «  puissances  brisées  »,  <'  l'infortune  oubliée  »  : 
sa  poésie  sera  pour  elles  comme  une  musique  qui  endort 
les  douleurs. 

Ou  comme  sur  la  tombe  un  pieux  souvenir 
Qu'une  main  en  secret  fait  toujours  refleurir  (1), 

pendant  que,  par  là,  elle  donnera  d'utiles  leçons  aux 
vivants. 

Telle  est,  vers  1840,  «  la  Mission  »  dont  Bouilhet  se 
croit  investi.  Loin  de  prêcher  la  doctrine  de  l'Art  pour 
l'Art,  la  jouissance  égoïste  de  la  beauté  littéraire,  l'iso- 
lement hautain  du  poète,  il  veut  se  mêler  à  la  foule.  Il 
écrit  des  satires  politiques  et  religieuses,  il  relève  les  âmes 
découragées,  il  prêche  l'amour  de  la  patrie.  A  l'exemple 
de  V.  Hugo  et  de  Lamartine,  il  s'avance  avec  confiance 
vers  l'avenir,  où  selon  toute  probabilité,  il  doit  faire  figure 
de  poète  et  d'homme  d'action. 


(1)  Inédit.  «  Feuilles  Moiies  »  (Août  1840). 


Cependant  il  serait  inexact  de  ne  voir  en  lui  que  l'apôtre 
d'une  cause.  Il  écrit  des  vers  lyriques,  uniquement  par 
besoin  d'épancher  le  trop  plein  de  son  âme.  Il  aime  à 
écouter  la  chanson  qui  monte  de  son  cœur  à  ses  lèvres, 
adolescent  ému  de  tout,  d'une  fleur  qui  s'ouvre,  d'une 
nuit  étoilée,  d'un  regard  ;  puis  il  se  plaît  à  orner  de  la 
musique  des  vers  ces  sentiments  nouveaux  de  son  âme 
tendre  et  frémissante.  Il  veut  imiter  Lamartine  dont  la 
poésie  mélancolique,  «  le  chant  plaintif  »,  1'  «  effleure 
comme  l'aile  d'un  alcyon  »  (1).  Il  se  garde  surtout  de 
«  jeter  au  monde  »  «  un  nom  vibrant  de  passion  »,  comme 
Musset  :  jamais,  il  le  croit  du  moins,  ses  vers  ne  seront 
la  confession  d'une  vie  voluptueuse  (2). 

Il  aime  la  Nature  comme  tous  les  romantiques.  Des  fils 
mystérieux  lient  son  âme  aux  choses  ;  il  se  pénètre  de 
leur  vie,  en  reçoit  des  impressions  douces  ou  fortes 
suivant  le  spectacle.  En  même  temps  il  les  associe  à  sa 
vie  intérieure  et  fait  d'elles  les  confidentes  de  ses  joies, 
de  ses  douleurs,  de  ses  réflexions  : 

Dès  lors,  les  monts,  les  champs,  les  forêts,  les  vallées, 

Lyre  sur  qui  parfois  passe  le  doigt  de  Dieu, 

La  terre,  l'Océan,  les  sphères  constellées. 

Et  le  soir  tout  plein  d'ombre  et  le  matin  en  feu, 


(1)  Inédit.  «  Ma  Gloire  »  (Juin  1841). 

(2)  Vois-tu,  la  grande  poésie 

N'est  point  la  coupe  d'ambroisie 
Qu'on  se  passe  après  les  festins. 
Ce  n"est  point  la  vile  étincelle 
Qui  jaillit  quand  le  vin  ruisselle 
Au  choc  des  propos  libertins. 

Inédit.  «  La  Mission  »  (Juillet  1840). 


Tout  ce  qui  sur  la  terre  ou  murmure  ou  palpite 
Fait  pour  mon  âme  un  bruit  mélancolique  et  doux. 
La  fleur  dit  :  «  Comme  toi,  mortel,  je  passe  vite  !  » 
Le  flot  gémissant  dit  :  «  Je  pleure  comme  vous  !  »  (1) 

La  «  Nuit  »  est  un  de  ses  thèmes  préférés.  Vague  et 
mystérieuse,  elle  se  prête  à  souhait  aux  aspirations  et 
aux  souffrances  de  l'adolescent.  Elle  proclame  d'abord 
l'existence  de  Dieu  : 

Voyez,  la  voûte  éternelle 

Etincelle 
De  feux  au  splendide  essor. 
L'air  semble  une  ruche  immense, 

D'où  s'élance 
Un  essaim  d'abeilles  d'or  1 

Qui  sema  ces  feux  sans  nombre 

Dans  ton  ombre, 
Belle  reine  au  voile  noir?. . . 

Seigneur,  tu  fis  ces  merveilles. 

Toi,  qui  veilles 
Sur  leur  céleste  clarté, 
Toi,  dont  le  nom  dans  l'espace 

Roule  et  passe 
De  l'astre  à  l'astre  jeté  ! 

La  nuit,  lorsque  Dieu  s'avance 

En  silence. 
Tous  ces  mondes  de  splendeur 
Sont  dans  l'immortelle  sphère 

La  poussière 
Que  fait  le  pied  du  Seigneur  (2). 

La  nuit,  c'est  encore  l'heure  oii  la  muse  du  poète  aime 


(1)  Inédit.  «  Réponse  à  M.  D.  .  .  ■»  (Mai  1841). 

(2)  Inédit.  «  Ubinam  Deus  f  »  (26  juillet  1841). 


-  56  — 

à  s'agenouiller  près  d'un  tombeau.  C'est  aussi  l'heure  des 
prières  et  des  rêves  : 

C'est  l'heure  où  près  de  sa  mère, 
A  l'ombre  des  rideaux  blancs, 
L'enfant  s'endort  et  légère 
Une  brillante  chimère 
Effleure  ses  cils  tremblants  ; 

L'heure  où  la  douce  prière, 
Dans  son  vol  silencieux 
S'en  va  glanant  par  la  terre 
Chaque  amour,  chaque  misère, 
Et  l'emporte  dans  les  Cieux  (i). 

Si  pendant  la  nuit  le  poète  aperçoit  quelque  lointaine 
étoile,  il  désire  s'enfuir  près  d'elle,  dans  une  sphère 
inconnue  ;  son  âme  «  aux  astres  mêlée  »  irait  de  monde 
en  monde.  Tantôt,  au  contraire,  il  se  demande  si  cette 
étoile  ne  vient  pas  lui  apporter  le  bonheur  ou  lui  rappeler 
le  souvenir  de  son  père  disparu  : 

Toi,  dont  je  vois  la  lumière, 

La  première. 
Sur  les  nuages  du  soir. . . 

Oh  !  quand  sur  mon  front  qui  pense, 

En  silence. 
Ton  doux  éclat  tombe  et  luit, 
Es-tu  le  regard  de  celle 

Que  j'appelle 
Dans  tous  mes  rêves  de  nuit? 

Belle  étoile,  es-tu  la  gloire  ? 

Ma  victoire 
Est-elle  écrite  en  tes  feux  ? 
Portes-tu  ma  destinée 

Enchaînée 
A  ton  disque  radieux? 


(1)  Inédit.  «  Une  nuit  de  Louis  XIV  »  (Rouen  1840» 


-  57    - 

Serais-tu,  clarté  chérie, 

La  patrie 
De  tous  ceux  que  j'aimais  tant  ? 
Cette  étoile  de  mystère, 

0  mon  père, 
Est-ce  ton  tombeau  flottant  ? 
Est-ce  ton  rayon,  sans  cesse 

Qui  s'abaisse 
Penché  sur  mes  maux  amers, 
Gomme  celui  de  Marie 

Lorsque  prie 
Le  matelot  sur  les  mers  ?  (1) 


Ce  lyrisme,  qui  imprègne  les  premières  œuvres  de 
Bouilhet,  procède  directement  de  Lamartine,  de  Victor 
Hugo  et  de  Musset  :  la  langue  et  la  facture  des  vers 
révèlent  les  mêmes  influences. 

Je  trouve  au  hasard  de  la  lecture  les  métaphores  et  les 
expressions  habituelles  aux  Romantiques  :  «  les  fibres  du 
cœur  »,  «  le  souffle  embaumé  du  soir  »,  «  l'homme  courbé 
sous  la  peine  »,  «  la  belle  reine  au  voile  noir  »  qui  porte 
une  «  couronne  »  (la  nuit),  «  l'eau  calme  et  sereine  », 
«  l'onde  solitaire  »,  «  le  flot  mystérieux  »,  une  «  brillante 
chimère  »,  «  la  douce  prière  ». 

Les  rimes  ne  sont  pas  moins  révélatrices  des  modèles 
imités.  Elles  sont  presque  toujours  épithétiques  :  «  bien- 
aimée,  embaumée  »,  «  oubliée,  agenouillée  »,  «  féconde, 
blonde,  profonde  »  ;  ou  des  substantifs  et  des  verbes  tra- 
duisant une  impression  morale  :  «  lyre,  soupire,  sourire, 
délire,  empire,  inspire  »,  «  orages,  images,  plages  », 
«  nombre,  ombre,  sombre  ». 


(1)  Inédit.  «  L'Etoile  »  (13  juillet  1841). 


Quelquefois  des  hémistiches,  des  vers  entiers  même, 
rappellent  la  facture  de  V.  Hugo  : 

Sur  le  siècle  penché,  le  poète  écoutait  : 
Des  peuples,  des  cités,  une  runfieur  montait 
Immense,  et  secouant  ses  mille  bruits  dans  l'ombre 
Sortait,  en  bourdonnant,  de  cette  ruche  sombre  !  (1) 

D'ailleurs  la  double  rédaction  d'un  même  sujet  — 
l'allaitement  des  deux  jumeaux  par  la  louve  —  faite 
d'abord  en  1842,  et  reprise  et  ]859,  permet  de  mesurer  les 
progrès  accomplis  par  le  poète.  Voici  les  deux  premières 
strophes,  écrites  avec  les  procédés  romantiques  : 

Un  figuier  au  vert  feuillage, 

Sous  l'ombrage 
Deux  beaux  enfants  ingénus  ! 
Tandis  que  du  fleuve  l'onde 

Calme  et  blonde 
Mouille,  en  passant,  leurs  pieds  nus  ! 

A  voir  leur  tête  enfantine 

Où  s'incline 
Un  doux  rayon  de  soleil, 
On  dirait  d'une  couronne 

Qui  rayonne 
Autour  de  leur  front  vermeil  !  (2). 

Elles  sont  devenues  : 

A  l'ombre  d'un  figuier  superbe, 
Près  d'un  fleuve  aux  bords  inconnus. 
Deux  enfants  sont  couchés  dans  l'herbe, 
Frais,  souriants  et  demi-nus. 


(2)  Inédit.  «  Pr.^lude  «  (Février  184:^1. 
(1)  Inédit.  «  La  Louve  »  (Juillet  1842). 


-  59  - 

Le  grand  ciel  bleu  les  environne, 

Un  dernier  rayon  de  soleil 

Semble  poser  une  couronne 

Sur  leurs  fronts  joints  par  le  sommeil  (1). 

La  plupart  des  rimes  ont  été  conservées,  mais  la  strophe 
de  dix  vers  d'un  rythme  sautillant,  obtenue  par  le  croi- 
sement des  vers  de  sept  pieds  et  de  trois  pieds,  est  rem- 
placée par  un  quatrain  de  huit  pieds,  concis,  puissant  et 
d'un  mouvement  si  ample  qu'on  le  croirait  composé 
d'Alexandrins  (2). 

Les  épithètes  romantiques  disparaissent.  Le  «  figuier  au 
vert  feuillage  »  devient  un  «  figuier  superbe  »  ;  les  adjec- 
tifs de  remplissage  «  beaux,  ingénus  »,  «  calme,  blonde  », 


(1)  «  Berceau  »,  Œuvres,  p.  54.    Le  titre  a  été  modifié  :   celui-ci 
résume  l'intention  du  morceau  mieux  que  l'ancien  :  «  ha.  Louve  ». 

(2)  On  pourrait  faire  les  mêmes  remarques  pour  les  deux  strophes 
suivantes  : 

Frémis,  terre  d'Italie, 

Ton  sol  plie 
Sous  ce  berceau  des  déserts  ! 
Leur  cri,  qu'on  entend  à  peine 

Dans  la  plaine, 
Promet  Rome  à  l'univers  ! 

Vieux  Tibre  à  la  vague  blonde. 

Toi,  dont  l'onde 
Doit  tressaillir  tant  de  fois  ! 
Fleuve  de  la  grande  ville, 

Viens  docile 
Jouer  aux  pieds  de  tes  RoisI 

Elles  sont  devenues  : 

Courbe,  ô  figuier,  ta  large  voûte 
Sur  ce  grand  berceau  des  déserts  : 
Leur  cri  faible  qu'un  monstre  écoute 
Promet  César  à  l'univers  I 

Fleuve  obscur,  dont  l'eau  solitaire 
Doit  s'enorgueillir  tant  de  fois, 
Tibre,  où  boira  toute  la  terre. 
Viens  jouer  aux  pieds  de  tes  Rois. 

(Œuvres,  p,  54). 


—  60  — 

sont  supprimés;  le  poète  met  au  premier  plan  non  plus  le 
Tibre,  mais  les  enfants  «  frais,  souriants  et  demi-nus  ». 
De  même,  dans  la  deuxième  strophe,  les  expressions  «  tête 
enfantine  »,  «  doux  rayon  »,  «  front  vermeil  »,  tirés  du 
répertoire  romantique  et  d'un  sens  émoussé  par  l'usage, 
sont  remplacées  par  des  mots  plus  précis. 

Les  vers  écrits  en  1842  sont  médiocres,  mauvais  même. 
Ils  prouvent  du  moins  que  dès  cette  époque  Bouilhet  aime 
le  peuple  romain  et  comprend  le  patriotisme  de  Virgile, 
d'Horace  et  de  Tite-Live.  Déjà  il  salue  avec  enthousiasme 
dans  la  Louve  allaitant  les  deux  jumeaux,  l'avenir  brillant 

de  l'Empire  : 

Mère  heureuse, 
Tes  nourrissons  vont  grandir  ; 
A  ta  mamelle  féconde 

Pend  un  monde, 
Rome,  César,  l'avenir  ! 

Le  poète,  en  1859,  pourra  rendre  plus  concise  la  forme 
de  ces  vers  ;  il  n'en  modifiera  pas  les  idées. 


En  cette  période  de  tâtonnements  dans  l'art  d'écrire, 
Bouilhet  apparaît  donc  un  imitateur  très  gauche.  Sauf  les 
pièces  intitulées  «  Le  Galet  »  (1),  en  vers  vraiment  parnas- 
siens, «  A  une  jeune  fille  »  (2),  traduction  d'une  Ode 
d'Anacréon,  «  Le  Nid  et  le  Cadran  »  (3),  et  «  Volupté  »  (4), 
qui  ont  pris  place  dans  l'œuvre  imprimée,  peu  de  pages  de 
ces  poésies  trop  nombreuses  et  trop  faciles  méritent  d'être 


(1)  Septembre  1842.  Œuvres,  p.  78. 

(2)  Octobre  1842.  Œuvres,  p.  410. 

(3)  Juin  1843.  Œuvres,  p.  384. 

(4)  Décembre  1842.  Œuvres  p.  171. 


61  - 

retenues.  Si  des  détails  charmants  et  un  rythme  harmo- 
nieux n'y  sont  pas  rares,  la  pensée  généralement  est  vague, 
peu  originale,  le  style  vieillot,  souvent  incorrect,  les 
métaphores  outrées,  la  langue  peu  variée.  L'auteur 
connaît  d'ailleurs  les  imperfections  de  son  œuvre  ;  sa 
Muse  les  lui  a  reprochées  : 

Le  Poète 

Ma  Muse,  pour  un  ami 

Dont  l'âme  est  bonne  et  choisie, 

Aux  moissons  de  poésie 

Allons  glaner  un  épi; 

Dans  les  champs  lauriers  et  roses 

Mêlent  leurs  fraîches  couleurs. . . 

La  Muse 

Passe  et  de  ces  belles  choses 
Détourne  tes  yeux  en  pleurs. 
Pauvre  poète,  tes  fleurs 
Ne  sont  point  encore  écloses  ! 

Le  Poète 
Eh  quoi  !  Tout  abandonner  ! 
Briser  mon  âme  et  ma  lyre  ! 
Pas  un  beau  jour  à  redire, 
Pas  une  fleur  à  donner  ! 
Quoi  !  n'avoir  jamais  de  roses 
Dont  le  parfum  monte  au  cœur  ! 

La  Muse 

Peut-être,  un  jour,  quand  tes  fleurs. 
Quand  tes  fleurs  seront  écloses  (1). 

Ces  essais  poétiques  ne  doivent  cependant   pas  être 
négligés  ;     ils    permettent  d'établir    avec    précision    la 


(1)  Inédit.  «  Mes  fleurs  »  (Mai  1843). 


-  m  - 

psychologie  de  l'adolescent  et  le  point  initial  de  son 
évolution  littéraire.  Cette  évolution  commence  dès  l'année 
de  Philosophie,  en  1840.  Il  a  rêvé  d'être  un  poète  apôtre 
et  déjà  il  doute  de  ses  forces;  victime  de  déceptions  sen- 
timentales et  de  désillusions  philosophiques,  il  défaille  sur 
le  chemin  de  l'idéal  où  il  croyait  marcher  à  pas  rapides. 


CHAPITRE  IV 


Premières  Manifestations  de  Souffrance  morale 

(1840-18't;>) 

I.   —  Le  Cœur  :  Glaire  A  .. 
II.   —  L'Esprit  :    L'Existence    de  Dieu.    —  Le 
Problème  du  Mal 


I 

Glaire  A est  le  premier  nom  de  jeune  fille   qu'il 

entoure  de  rêveries  fraîches  et  riantes. 

Elle  appartient  à  une  vieille  famille  de  Rouen,  où  sans 
doute  M.  Lévy  fréquente  assidûment,  et  où,  vers  le  mois 
d'avril  IS'aO,  il  présente  son  brillant  pensionnaire,  encore 
élève  de  Philosophie,  Avec  une  naïve  sincérité,  Louis 
raconte  comment  le  premier  soir  qu'il  la  vit  danser,  il 
connut  les  tourments  d'amour  :  «  Timide  parce  que  j'étais 
jeune,  écrit-il,  humble  et  gauche  parce  que  j'étais  pauvre, 
je  dévorais  de  loin  tout  ce  bonheur  sans  oser  lever  la  tête 
ou  faire  bondir  jusqu'à  elle  mon  applaudissement.  J'étais 
comme  le  mendiant  à  la  porte  du  festin,  et  le  mendiant 
rêvait  la  plus  belle  place,  au  milieu  de  ces  brillants 
convives,  riches,  hardis,  spirituels  et  insolents!  Mes 
I  doigts  se  crispaient  au  velours  des  fauteuils,  quand  l'archet 
de  l'orchestre  secouait  sur  la  foule  la  contre-danse  joyeuse. 

6 


—  64  - 

J'avais  des  bourdonnements  aux  oreilles,  mon  cœur  battait 
à  rompre  ma  poitrine,  et  je  voulais  m'élancer  dans  ce 
tourbillon  de  soie  et  de  dentelle,  la  tête  baissée,  les  yeux 
termes,  comme  le  plongeur  au  sein  des  flots,  pour  en 
rapporter  ma  perle,  ma  proie,  mon  bonheur,  mon  seul 
amour.  Et  la  crainte  me  clouait  à  ma  place  :  j'avais  peur 
de  paraître  extravagant. . .  »  (1)  Mieux  qu'une  autre,  cette 
jeune  fille  pouvait  le  rendre  heureux.  «  Sa  nature  était 
bien  ma  nature,  ajoute-t-il  :  elle  musicienne,  moi  poète, 
la  note  et  la  lettre,  la  fleur  et  le  parfum.  En  fallait-il  plus 
pour  enivrer  un  enfant?  «  (2). 

Il  aime  cet  «  ange  »,  cette  «  reine  »,  non  par  un  «  caprice 
banal  »,  «  qui  s'éteint  et  meurt  avec  la  fête  et  les  lustres 
du  bal  »,  mais  d'un  amour  qu'il  veut  noble,  durable  : 

A  travers  ton  beau  corps,  mon  âme  voit  ton  âme, 

Invisible  union,  mystère  surhumain, 
Où  nos  deux  cœurs  unis  vont  confondant  leur  flamme 

Dans  un  céleste  hymen  ! . . . 

Que  toujours  sous  ton  aile,  ô  ma  blanche  colombe, 
J'abrite  ma  pensée  et  je  cache  mes  pleurs! 

Que  longtemps  sous  mes  pas,  et  qu'un  jour  sur  ma  tombe 
Tu  jettes  quelques  fleurs  !  (3). 

Il  ignore  cependant  si  Glaire  répondra  à  cet  amour;  il 
craint  que  son  «  front  pâle  et  triste  »  ne  la  détourne  de 
lui.  Et  pourtant  il  ne  dépend  que  d'elle  de  ramener  la  joie 
en  ce  cœur  assombri  : 

Si  tu  voulais,  enfant,  ma  tète  qui  s'incline, 
Que  du  bonheur  jamais  le  rayon  n'illumine. 


(1)  Inédit.  «  Notes  autobiographiques 

(2)  Ibid. 

(3)  Inédit.  «  Toi. . .  »  (Avril  1840). 


—  65  - 

Secouant  à  ta  voix  tout  souvenir  amer, 
Comme  la  fleur  des  champs  aux  larmes  de  l'aurore, 
Se  lèverait  joyeuse  et  sourirait  encore, 
Si  tu  voulais  m'aimer  ! 

Pour  te  faire  un  séjour  digne  de  toi,  mon  ange, 
J'ôterais  de  mon  cœur  et  la  haine  et  la  fange. 
J'épurerais  ma  bouche  afin  de  te  nommer, 
Et  je  dirais  aux  rois  :  «  Que  me  fait  votre  trône?  » 
Car  moi  j'aurais  au  front  la  plus  belle  couronne. 
Si  tu  voulais  m'aimer  !  (1). 

Aussi  quand  il  sait  son  amour  partagé,  son  imagination 
l'emporte  loin  des  hommes  et  des  choses  créées  dans  une 
sphère  céleste,  où  il  jouit  de  sa  félicité.  Comme  René,  il 
voudrait  s'en  aller  «  dans  quelque  belle  étoile  »,  pour 
«  remplir  un  monde  à  deux  »  : 

A  deux,  loin  de  la  foule  !  à  deux,  dans  le  nuage. 
Plus  haut  que  la  montagne  et  plus  haut  que  l'orage 

Emporter  son  bonheur! 
S'aimer  et  se  suffire,  et  sans  craindre  la  tombe 
Cacher  à  tous  les  yeux  son  amour  de  colombe. 

Sous  l'aile  du  Seigneur. 

Aimer,  c'est  reculer  les  bornes  de  son  âme. 
C'est  avoir  dans  le  cœur  une  joyeuse  flamme, 
Pour  tout  être  mortel  de  profondes  pitiés. 
Heureux  celui  qui,  plein  du  ti-ansport  qui  l'anime. 
Du  haut  de  son  amour,  comme  d'un  mont  sublime, 
Regarde  le  monde  à  ses  pieds  (2). 

En  ce  pays  des  chimères,  où  les  réalités  perdent  leur  dur 
contour,  son  âme  s'abandonne  à  une  torpeur  prolongée  et 
se  berce  à  des  rêveries  molles  et  douces  : 

Oh  !  quand  parfois  j'entends  ta  voix  aimée  ! 
Ta  voix  écho  de  l'amour  et  des  cieux.    . 


(1)  Inédit.  ('  Si  !..  »  (25  Avril  1840). 

(2)  Inédit.  «  Amour  »  (Juin  18'» l). 


-  66  — 

Mon  cœur,  mon  coeur  chancelle, 
Comme  un  berceau  d'enfant, 
Que  la  main  maternelle 
Berce,  berce  en  chantant  (1). 

Il  chante  même  «  le  premier  baiser  »  qu'il  a  déposé  en 
«  tremblant  »  sur  le  front  de  Glaire  : 

Qui  donc  le  fit,  mon  Dieu,  si  fécond  en  douceur? 
Si  plein  d'épanchements,  de  larmes,  de  prières, 
Qu'on  oublie  après  lui  les  baisers  de  sa  mère 
Et  le  sourire  d'une  sœur?  (2). 

Si  passionnés  q.i'ils  soient,  ses  sentiments  gardent  le 
plus  souvent  une  chaste  réserve  :  il  entoure  d'images 
d'une  pudeur  délicate  le  souvenir  de  la  jeune  fille  aimée 
et  cherche  son  âme  partout.  Il  la  place  dans  un  ciel  d'azur 
si  pur  qu'il  ne  se  croit  pas  assez  chaste  pour  y  pénétrer 
lui-même;  la  beauté  d'âme  de  Glaire  est  contagieuse  :  il 
se  veut  meilleur  pour  mériter  son  amour.  Gomme  Lamar- 
tine, pour  qui  aimer  et  croire  ne  font  qu'un,  il  retrouve 
même  par  là  non  seulement  la  pureté,  mais  la  foi 
chrétienne  : 

Ma  croyance  qui  chancelle, 

Ange,  à  l'ombre  de  ton  aile 

Reconnaît  la  sainte  Loi. . . 

Oui,  je  comprends  le  mystère 

D'un  Dieu  mourant  au  Calvaire, 

D'un  Dieu  partageant  nos  pleurs, 

Tant  ton  amour  s'abandonne. 

Tant  ta  douce  voix  pardonne. . .  (3). 

Leur  rencontre  d'ailleurs  a  été  voulue  par  Dieu  lui- 
même.  G'est  lui  qui,   créant  l'âme,  la  divise  en  deux 


(1)  Inédit.  «  Ange,  parfois...  »  (Mai  18il). 

(2)  Inédit.  «  Amour  »  (Juin  1841). 

(3)  Inédit.  «  Dors  sur  mon  sein...  »  (Décembre  1840). 


-  67  - 

parties,  et  fait  «  d'une  seule  flamme  »  «  chaque  moitié  qui 
s'en  va  )^.  Puis  il  envoie  sur  la  terre  ces  âmes  sœurs  ; 
l'espace  et  le  temps  peuvent  les  séparer  :  elles  doivent  se 
chercher  en  silence,  jusqu'à  ce  que  l'amour  les  réunisse. 
Le  poète  est  heureux  d'avoir  trouvé  la  vierge  que  Dieu 
lui  destinait  : 

Nous  nous  sommes  trouvés  après  bien  des  années, 
Bien  des  pas  incertains,  bien  des  vœux  superflus, 
Nous  nous  sommes  trouvés,  âmes  prédestinées. 

Oh  !  ne  nous  perdons  plus. 
Sans  doute,  c'est  ainsi  qu'autrefois  dans  la  nue 
Nos  âmes  s'attiraient  par  un  céleste  aimant  : 
Renouons  ici-bas  la  chaîne  interrompue 

Quelques  jours  seulement  (1). 

C'était  alors  la  mode  chez  les  Romantiques  de  faire 
apparaître  la  préoccupation  religieuse  derrière  les  passions 
terrestres.  Si  cette  manie  des  poètes  d'associer  Dieu  aux 
enivrements  du  cœur  est  suspecte  aux  yeux  de  la  Religion 
orthodoxe,  il  faut  reconnaître  qu'elle  a  de  la  grandeur  et 
de  la  délicatesse.  Elle  ne  nous  surprend  pas  chez  un  ado- 
lescent d'une  belle  nature,  affinée  encore  par  l'éducation 
religieuse  reçue  auprès  d'une  mère  pieuse. 


L'ivresse  du  poète  dura  peu,  deux  ans  à  peine.  Au 
moment  oiî  il  s'avançait  avec  confiance  vers  un  avenir  de 
bonheur  dont  il  se  croyait  la  possession  assurée,  une 
séparation  violente,  vers  1842,  vint  briser  pour  longtemps 
son  cœur,  où  chantait  joyeusement  ce  premier  amour. 
L'autobiographie  signale  les  circonstances  de  cette  sépa- 
ration en  quelques  mots  obscurs  :  «  Départ  définitif  de 


(1)  Inédit.  «  Belle  et  de  i)udeur  voilée...  »  (Septembre  1841). 


—  68  — 

Mademoiselle  Glaire  A . . . ,  ma  course  à  5  heures  du  matin, 
mon  désespoir  »(1).  Il  ne  peut  croire  que  ce  rêve  de  bonheur 
à  peine  commencé  s'évanouisse  déjà  et  que  désormais  ils 
seront  sur  la  terre  «  étrangers  l'un  à  l'autre  »  :  «  Quoi  ! 
deux  âmes  attirées  l'une  vers  l'autre,  écrit-il,  peuvent  se 
séparer  violemment  sans  que  le  monde  s'écroule,  et  rien 
n'est  changé  dans  l'harmonie  de  la  nature  ?  »  (2). 

Il  aime  à  ranimer  les  u  vestigia  flcwi7ncv  »,  les  joies 
fugitives  de  ce  premier  amour,  espérant  qu'elle  aussi  se 
plaît  à  refaire  le  chemin  de  la  félicité  passée  : 

Lorsqu'au  fond  de  ton  cœur  tu  descends  solitaire, 
N'est-il  aucun  éclio  qui  te  parle  de  moi  ? 
Que  fais-tu  maintenant  que  je  suis  seul  dans  l'ombre, 
Quand  trois  ans  sont  [)assés  depuis  ton  tendre  aveu, 
Et  que  sur  mes  deux  mains  inclinant  mon  front  sombre 
Je  regarde  briller,  comme  des  yeux  sans  nombre. 
Les  étincelles  de  mon  feu  '?  (3). 

Son  désir  d'affection  pure  va  rester  uni  au  souvenir  de 
Claire,  de  la  «  blanche  vision  »  entrevue  à  l'aurore  de  ses 
vingt  ans  :  son  imagination  la  transformera  même  en  une 
Béatrix  idéale  :  «  Je  l'ai  connue  à  peine,  écrit-il,  et 
pourtant  elle  a  rempli  cinq  ans  toute  ma  pensée,  et  son 
nom  ne  s'effacera  jamais  de  ma  mémoire...  Elle  sera 
toujours  pour  moi  la  femme  pure,  l'ange  poétique  qu'on 
ne  rencontre  qu'une  fois  sur  la  terre,  le  type  de  cet  amour 
sublime  qui  élève  l'àme  au-dessus  des  choses  du 
monde  »  (4). 


(1)  Inédit.  Notes  autobiographiques. 

(2)  Ibid. 

(3)  vVestic/ia  ffammœ  »  (5  Octobre  18'«2).   Œuvres,  p.  108.  Le  texte 
inpriraé  porte  cette  variante  :  «  Quand  dix  ans  sont  passés. . .  » 

('»)  Inédit.  Notes  autobiographiques. 


-  69  - 

Il  est  vrai  que  les  jeunes  filles  qu'il  rencontre  lui  font 
mieux  goûter,  par  contraste,  la  beauté  d'âme  de  Glaire. 
Aucune,  ou  presque,  parmi  elles  n'est  capable  de  répondre 
à  l'idéal  de  ce  Lamartinien  ennemi  des  âmes  vulgaires.  Il 
impute  ce  manque  de  noblesse  à  l'éducation  trop  libre 
donnée  à  la  jeune  fille  :  il  l'a  vue,  au  bal, 

Porter  de  bras  en  bras  sa  charmante  imprudence  (l). 
D'un  œil  attristé,  il  l'a  suivie  dans  les  réunions  bruyantes, 
011  rouge  et  timide, 

La  Vierge,  enfant  encor,  sous  les  yeux  de  sa  mère 
Vient  prendre  en  se  jouant  des  leçons  d'adultère  (2), 

et  qui, 

Effeuillant  en  un  soir  son  chaste  diadème 

Passe,  et  laisse  à  chacun^un  lambeau  d'elle-même  (3). 

Il  est  persuadé  que  la  fraîcheur  des  sentiments  ne 
saurait  résister  à  ces  contacts  suspects. 

Ce  n'est  là  sans  doute  qu'une  suite  de  variations  sur  le 
motif  de  l'amour  lamartinien  :  elles  prouvent  du  moins 
que  pendant  plusieurs  années,  Bouilhet  s'est  avancé  vers 
l'avenir,  en  plaçant  dans  un  amour  très  noble  un  des 
rares  bonheurs  vrais  qu'il  soit  donné  à  l'homme  de 
goûter  en  sa  vie  éphémère. 

Mais  déjà,  à  partir  de  1842,  l'adolescent  appelait  à  soi 
des  plaisirs  moins  éthérés.  Il  y  était  conduit  par  la  fai- 
blesse de  sa  volonté,  le  hasard  des  circonstances,  l'in- 
fluence de  ses  camarades.  Il  voulait  surtout  étourdir  son 


(1)  Inédit.  «  La  Valse  »  (Février  1843). 
{2)  Ibid. 

(3)     .  Ibid. 


-  70  — 

«  Désespoir  »  dû  à  l'évanouissement  de  l'idéal  qu'il  avait 
rêvé  en  matière  politique  et  sociale  : 

Eh  bien  !  puis  qu'ici-bas  dans  nos  cœurs  abattus 

Tout  courage  est  sans  flamme, 
Puisqu'un  souffle  de  mort  a  brisé  les  vertus, 

Toutes  ces  fleurs  de  l'àme, 
Puisque  tout  espoir  ment,  et  que  tout  rêve  est  vain. . . 

Jour  à  jour,  fleur  à  fleur,  ainsi  qu'un  vil  trésor, 

Dépensons  nos  années  !. . . 
Allons,  des  fleurs  au  front!  Allons,  le  verre  en  main. 

Noyons,  noyons  encore 
Dans  le  vin  d'aujourd'hui  les  soucis  de  demain. 

A  nous  la  femme  !  A  nous  de  faciles  amours. . . 
Poètes,  à  nos  luths,  de  roses  couronnés, 

Ne  gardons  qu'une  corde. 
Comme  d'un  verre  plein,  de  nos  jours  fortunés 

Que  le  plaisir  déborde. 
Jouissons,  mes  amis,  un  bandeau  sur  les  yeux. 

Pour  ne  point  voir  la  tombe  (1). 

La  folle  passion  qui  vint  à  lui  déchaîna  la  fougue  de  ses 
sens  :  il  s'attacha  à 

Celle  qui  vend  son  corps,  ne  sentant  plus  son  âme  (2). 

Cette  expérience  lui  apporta  non  le  «  plaisir  »  désiré, 
mais  l'écœurement  : 

Quand,  au  fond  de  ce  vin,  j'ai  rencontré  la  lie. 
Mon  âme,  jusqu'aux  boids,  de  dégoût  s'est  remplie. . . 
Insensé  qui  cherchais  la  perle  dans  la  fange, 
J'avais  rêvé  l'amour  comme  un  vin  sans  mélange. 
Comme  l'hymne  mêlé  de  deux  cœurs  ici-bas, 
Comme  un  baiser  joyeux  qui  ne  tinirait  pas. . . 


(1)  «  Désespoir  »  (Rouen.  21  Mai  1S42).  Publié  par  M.  Join-Lambert, 
«  Préface  de  Melaenis  ». 
(•J)  Inédit.  «  Le  Suicide  »  (Juillet  1843). 


-  71   — 

J'ai  soulevé  le  voile  et  j'ai  brisé  l'idole, 

Quand  je  n'ai  vu  debout  sur  l'autel  effondré 

Qu'égoïsme,  intérêt  et  froide  volupté, 

Rien  au  fond  du  regard,  rien  au  fond  du  sourire, 

Rien  qu'un  frisson  brutal  de  la  chair  en  délire  (4). 

Et  cela,  plus  que  tout  le  reste,  le  mène  au  pessimisme. 
Puisque  l'amour  est  une  chimère,  la  vie  ne  vaut  pas  d'être 
vécue.  Vienne  la  mort,  «  la  fiancée  au  front  pâle  »  : 

0  mort,  j'attends  ici  ton  étreinte  fatale. 

L'heure  a  sonné,  la  couche  est  prête,  et  de  tes  bras 

Tout  l'amour  des  vivants  ne  m'arrachera  pas  (2). 

II 

Pendant  que  le  cœur  de  Louis  passe  ainsi  de  l'enthou- 
siasme au  désespoir,  son  esprit  subit  une  crise  non  moins 
Intense. 

La  philosophie  qu'on  lui  enseigne  au  Collège  ébranle 
ses  convictions  religieuses.  Sans  doute  elle  est  spiritua- 
liste  :  elle  reconnaît  l'existence  de  Dieu,  la  dignité  de 
l'âme,  et  la  religion  naturelle,  mais  repoussant  les  dogmes 
catholiques,  elle  demande  à  la  raison  seule  la  solution 
de  tous  les  problèmes.  Or,  facilement,  la  raison  se  grise 
d'elle-même  :  devant  ces  problèmes,  Louis  fait  preuve  de 
tant  de  témérité  que  ses  camarades  sont  effrayés  de  ses 
«  idées  avancées  »  (3). 

D'ailleurs  il  n'est  guère  défendu  contre  le  scepticisme 
religieux.  Il  avait  appris  le  Catéchisme,  mais  la  lettre  en 
fut  morte  pour  lui  comme  pour  beaucoup  d'autres  :  une 


(1)  Inédit.  «  Le  Suicide  ». 

(2)  Ihid. 

(3)  Inédit.  Notes  autoljiographiques. 


-  72  — 

foi  vivante  ne  lui  en  donna  pas  l'esprit.  Au  moment 
surtout  où  l'adolescent  chercha  à  faire  la  revision  critique 
de  ses  croyances,  on  ne  sut  pas  éclairer,  semble-t-il,  la 
religiosité  sentimentale  et  traditionnelle  de  ses  premières 
années. 

En  }840  et  18il,  il  proclame  encore  l'existence  d'un  Dieu 
personnel  qui  confie  au  poète  sa  «  Mission  »  (1),  qui  crée 
les  âmes  et  les  prédestine  à  se  rencontrer  et  à  s'aimer 
ici-bas  (2),  qui  fait  disparaître  les  siècles  et  les  rois  (3). 
Dieu  est  surtout  le  créateur  des  beautés  de  la  nature  :  la 
nuit,  les  étoiles,  le  soleil,  l'àme  de  l'homme,  «  oîi  s'agite 
la  moisson  de  la  pensée  «  (4),  témoignent  de  sa  toute- 
puissance.  Et  ce  n'est  pas  là  un  lieu  commun  de  poète  en 
quête  de  faciles  descriptions,  mais  la  prière  qu'il  doit  au 
Créateur  : 

Seigneur,  tu  m'as  donné  des  yeux 

Pour  que  j'admire  ta  puissance, 

Tu  m'as  parlé  dans  le  silence. 

Tu  m'ouvres  le  livre  des  Cieux, 

Tu  m'as  dit  :  «  Lis,  contemple,  adore.  » 

Tu  m'as  dit  :  «  Ne  me  juge  pas  1  » 

Et  fouillant  la  Création, 

Et  me  dressant  sur  ma  poussière 
J'irais  demander  compte  au  Dieu  qui  fit  la  terre  ! 
J'irais,  mon  Dieu,  j'irais  dans  mon  ambition 
Proclamer  l'athéisme,  en  épelant  ta  gloire, 
Et  chercher  le  néant,  ainsi  qu'une  victoire, 

Dans  chaque  lettre  de  ton  nom  !  (5). 


(1)  «  La  Mission  »  (Juillet  1840), 

(•2)  «  Belle  et  de  pudeur  voilée. . .  »  (Septembre  1842). 

(3)  «  La  fia  de  l'année  »  (Janvier  1841). 

(4)  «  Ubinam  Deusf  »  (Juillet  1841). 

(5)  Inédit.  «  Sans  gène  »  (Rouen,  1840). 


—  73  — 

Mais  cette  idée  d'un  Dieu  personnel  et  Créateur  ira 
s'obscurcissant,  amoindrie  en  l'esprit  du  poète  par  le 
doute  qu'y  fera  naître  l'étude  du  problème  de  la  vie  et  du 
problème  du  mal. 

Le  problème  de  la  vie  reste  bientôt  pour  lui  sans 
réponse. 

Au  mois  de  Mars  1840,  dans  la  première  de  ses  «  poésies 
philosophiques  »  (1),  il  demande  à  la  «  tête  de  Mort  »,  qui 
sert  à  ses  études  d'anatomie,  de  lui  révéler  le  mystère  de 
l'au-delà  : 

Est-il  après  ce  monde  un  horizon  pkis  beau  ? 

Ou,  mourant  enchaînée  en  sa  prison  de  terre, 

L'âme  avec  notre  corps  tombe-t-eUe  en  poussière? 

Où  donc  est  cette  flamme,  où  donc  est  le  regard 

Qui  jadis  anima  cet  orbite  hagard  ? 

Dans  ce  crâne  désert  où  donc  est  la  pensée? 

Où  retrouver  d'un  Dieu  l'effigie  effacée?  (2). 

Opposant  à  la  science  orgueilleuse,  que  renfermait  hier 

encore  cette  «  tête  de  Mort  »,  l'impuissance  des  systèmes 

philosophiques,  qui  essayent  d'expliquer  la  destinée  de 

l'àme,  le  poète  laisse  échapper  ces  mots  d'un  scepticisme 

ironique  : 

Epèle,  humanité,  ta  science  profonde! 

Si  la  philosophie  ne  connaît  pas  la  destinée  de  l'âme 
au-delà  du  tombeau,  elle  ne  résout  pas  mieux  le  problème 
de  l'origine  de  la  vie  ;  vainement  l'adolescent  lui  demande 


^  (1)  L'autobiographie  les  désigne  sous  ce  nom.  Ce  sont  ;  «  La  tête  de 
Mort  »  (Mars  1840),  «  L'Homme  »  (Décembre  1841),  «  Le  Suicide  » 
(Juillet  1843). 

[2)  Inédit.  «  La  tête  de  Mort  »  (Mars  1840).  Le  manuscrit  porte  la 
mention  :  «  Publié  dans  plusieurs  journaux,  à  Pau  et  à  Rouen.  »  J'ai 
vainement  cherché  ce  poème  dans  les  collections  de  Journaux  que 
possède  la  Bibliothèque  de  Rouen. 


—    la- 
quelle puissance  mystérieuse  a  placé  l'homme  sur  la 
terre  : 

Où  va-t-il  ?  D'où  vient-il  ?  Nul  ne  le  sait  !  Mystère  ! 
Un  pouvoir  inconnu  l'a  jeté  sur  la  terre  (1). 

Ne  connaissant  ni  son  origine  ni  sa  destinée,  cet  «  être 
mystérieux  »  constate  seulement  qu'il  est  entraîné  vers 
la  mort  par  une  force  fatale,  sans  comprendre  le  sens  de 
la  vie  : 

Et  voyant  à  ses  pas  une  route  s'ouvrir 

Il  a  suivi  la  route,  et  vécu  pour  mourir. . . 

Il  peut  tout  pénétrer,  tout  peut-être,  hors  lui-même. 

Livre  vivant,  mais  dont  le  titre  est  effacé  : 

Son  avenir  se  cache  ainsi  que  son  passé. 

Il  marche  cependant,  et  chaque  heure  qui  tombe, 

Comme  un  marteau  fatal,  l'enfonce  dans  la  tombe  (2). 

A  ces  questions  de  son  fils  la  mère  de  Louis  eût  donné 
les  réponses  orthodoxes  que  lui  dictait  sa  foi  chrétienne, 
mais  le  poète  rejette  le  dogme  et  porte  en  lui  une  blessure 
profonde  :  attitude  littéraire,  si  l'on  veut,  mais  qui, 
depuis  «  La  Cloche  «  (3), de  V.  Hugo,  jusqu'à  «  La  Lutte  »  (4), 
de  Sully  Prudhomme,  inspira  de  nombreux  poètes.  Louis 
connaît  leur  mal  et  comme  eux  le  chante  :  il  appartient 
désormais  à  cette  «  colonie  errante  dans  l'infini  du  doute, 
cherchant  comme  Israël  une  tente  de  repos,  mais  aban- 
donnée, sans  prophète,  sans  guide,  sans  étoile  »  (5). 

A  la  vérité,  il  tente  de  se  forger  un  idéal  qui  remplace 
ses  croyances  anciennes.  Porté  par  une  aspiration 
véhémente  de  son  cœur  hors  de  la  sphère  terrestre  vers 


(1)  Inédit.  «  L'Homme  »  (I>écerabre  1841) 

(2)  Ibid. 

(3)  «  Chants  du  Crépuscule  ». 

(4)  «  Les  Epreuves  »  (1866-1872),  p.  27  (Edit.  Lenierre). 
(ô)  G.  Sand.  Lettres  à  Marcie,  Lettre  IV,  p.  194. 


r  --  75  — 

l'infini,  il  imagine  dans  une  autre  vie,  pour  remplacer  les 
joies  du  Paradis,  une  sorte  de  bonheur  matériel  qu'il 
pressent  déjà  à  travers  les  éblouissements  de  la  gloire,  de 
l'amour  et  de  la  science  : 

Dis-moi  que  dans  la  tombe,  où  dorment  les  héros, 
11  reste  du  passé  de  sublimes  échos. . . 
Dis-moi  qu'après  la  vie  il  est  un  autre  bord, 
Où  l'àme  cherche  l'âme  et  sait  aimer  encor, 
(Jue  vers  le  soir,  à  l'heure  où  la  nuit  étoilée 
Argenté  les  gazons  au  fond  de  la  vallée, 
Où  l'ombre  des  sommets  tombe  comme  un  rideau. 
Même  au  sein  de  la  mort,  même  au  sein  du  tombeau, 
Parfois  de  deux  amants  la  cendre  confondue 
I        Peut  encore  se  fondre  en  ivresse  inconnue. 

Et  qu'on  retrouve  ailleurs  gloire,  jeunesse,  appas, 
VA  que  Dieu  n'a  point  mis  la  rose  sous  nos  pas 
Pour  l'effeuiller  sitôt  dans  le  sépulcre  sombre  (1). 

^  Cette  nostalgie  d'une  patrie  bienheureuse  obsède  son 
me.  Dans  une  pièce  écrite  au  printemps  de  1840,  il 
•eprésente  l'homme  toujours  triste,  alors  que  le  renou- 
veau de  la  nature  l'invite  à  la  joie  et  à  l'espérance  : 

Pourquoi  donc,  disait  la  rose 
Entr'ouvrant  son  sein  vermeil. 
L'homme  est-il  sombre  et  morose? 
Peut-on  gémii-  quand  se  pose 
Sur  nous  un  peu  de  soleil? 

Pourquoi,  disait  la  fontaine 
En  se  roulant  sur  les  fleurs. 
L'homme  courbé  sous  sa  peine 
A  mon  eau  calme  et  sereine 
Parfois  mêle-t-il  des  pleurs? 

Pourquoi  ?  disait  la  voix  pure 
Du  vent  dans  les  roseaux  verts  ; 
Avec  chaque  créature 
«  Pourquoi  ?  »  disait  la  nature, 
c(  Pourquoi  ?  »  disait  l'univers. 


!  (1)  Inédit.  «  La  Tête  de  Mort  »  (Mars  1840). 


—  Te- 
ll n'hésite  pas  à  répondre  à  ces  voix  comme  l'eût  fait 
Lamartine  (1)  : 

Fleur,  rive,  onde  solitaire. 

Ce  qui  le  fait  soucieux 

C'est  que  l'homme  est  un  mystère  ! 

Vous  n'avez  vu  que  la  terre  : 

11  a  deviné  les  cieux  (2). 

Dans  ces  vers  écrits  en  1840  et  1841,  Louis,  qui  n'a  déjà 
plus  les  immortelles  certitudes  du  catholicisme,  cherche 
à  bercer  d'une  vague  espérance  les  aspirations  de  sa  reli- 
giosité; mais  déjà  le  rayon  de  lumière  faiblit,  l'ombre 
entoure  la  raison  de  l'adolescent,  qui  bientôt  se  trouvera 
sans  flambeau  dans  la  nuit  du  doute. 


Le  problème  du  mal  est  pour  lui  une  autre  cause  de 
souffrance  intellectuelle. 

Autrefois  la  pieuse  mère  qui  guida  son  enfance  lui  a 
expliqué  comment  la  douleur  expie  nos  fautes,  éprouve 
nos  vertus,  et  comment  nous  préparons  dans  la  souffrance, 
nos  destinées  immortelles.  Louis  n'a  pas  gardé  la  mémoire 
de  ces  principes  et  l'énigme  du  mal  reste  insoluble  pour 
lui.  Dans  une  page  écrite  sur  la  mort  d'un  enfant,  et  dont 
on  ne  sauitiit  suspecter  la  sincérité,  il  avoue  que  la  vie 
lui  semble,  dès  lors,  une  «  Comédie  sombre  »  : 

«  Gomme  je  revenais  ce  soir  à  pas  lents  le  long  des 
boulevards,  écoutant  un  vent  d'orage  qui  frémissait  dans 
les  grands  arbres,  je  vis  passer  à  côté  de  moi  un  prêtre 
en  surplis  blanc,  qui  psalmodiait  par  intervalles  un  chant 
monotone  et  lugubre.  Derrière  lui  un  homme  portait  sous 


(1)  M  L'Homme  est  un  dieu  tombé,  qui  se  souvient  des  cieux  ». 

(2)  Inédit.  «  Pourquoi  donc  . .  »  (Mai  1840). 


son  bras  le  cercueil  d'un  enfant.  Ils  allaient  vite,  ils  sem- 
blaient pressés  d'en  finir.  Du  reste  personne  ne  suivait  le 
pauvre  convoi,  pas  un  ami,  la  tête  nue,  n'accompagnait  à 
la  tombe  la  pauvre  petite  créature;  les  passants  allaient 
sans  jeter  un  regard.  Et  une  pensée  amère  me  vint  au 
cœur,  comme  la  bile  qui  remonte  à  la  lèvre  du  malade. 
Cet  homme,  qui  courait  avec  la  mort  sous  le  bras,  ce  prêtre 
qui  nasillait  sa  prière  banale,  cet  abandon  de  tous,  cette 
solitude  navrante  autour  de  cette  cérémonie  suprême, 
tout  cela  faisait  mal  à  voir,  et  le  vent,  qui  pleurait  dans  les 
branches,  semblait  la  seule  voix  sur  la  terre,  qui  eût  un 
gémissement  sur  cette  tombe  inconnue. 

«  Et  je  songeai  à  la  mère,  pauvre  femme  étendue  sur 
quelque  grabat  en  lambeaux,  pauvre  fille  peut-être,  qui 
n'ose  pas  pleurer  son  enfant,  et  il  me  vint  à  l'idée  que 
c'était  chose  étrange  et  fatale  que  celte  mort  au  seuil  de  la 
vie,  que  cette  existence  élouff"ée  entre  les  langes  du 
berceau,  et  je  cherchai  le  mot  de  cette  comédie  sombre, 
qu'on  appelle  la  Vie  »  (1). 

Mais  puisque  dans  la  vie  le  mal  est  inévitable,  le  mal 
physique  avec  les  maladies  et  la  mort,  le  mal  moral  avec 
l'ignorance,  les  chagrins  du  cœur,  les  souffrances  de 
l'imagination  toujours  insatiable,  le  mal  social  avec  la 
pauvreté  et  les  iniquités  pesant  sur  les  humbles  — 
pourquoi  ne  pas  proclamer  très  heureux,  se  demande 
Bouilhet,  l'enfant  qui  meurt  avant  d'avoir  souffert? 

Heureux,  heureux  celui  qui  meurt  plein  d'espérance, 
Avant  que  la  raison,  prenant  son  ignorance, 
N'étoufle  sans  pitié,  dans  un  jour  de  malheur, 
L'innocence  et  l'amour  qui  chantaient  dans  son  cœur!. . . 


(1)  IiiPilit. 


Heureux  le  front  d'enfant,  heureux  le  front  candide, 
Qui  s'endort  dans  la  tombe  avant  d'avoir  de  ride, 
Et  peut  sourire  encore,  à  l'heure  du  départ. . .  (1). 

D'ailleurs,  les  circonstances  de  la  vie  mettent  le  poète  en 
contact  perpétuel  avec  la  souffrance  humaine.  Ses  jours 
et  ses  nuits  se  passent  à  l'Hôtel-Dieu:  de  la  double  rangée 
des  lits  il  entend  des  râles  s'échapper,  des  plaintes 
s'élever;  il  reconnaît  les  cadavres  qu'on  emporte  vers 
l'amphithéâtre  ;  souvent  même  il  dissèque  le  corps  de 
«  l'Homme  »,  dont  son  esprit  inquiet  voudrait  découvrir 
la  destinée  : 

Je  l'ai  vu,  je  l'ai  vu  dans  un  amphithéâtre. . . 
Il  pendait  en  lambeaux  sur  la  table  sanglante. . . 
Dans  le  cadavre  froid  j'ai  plongé  mes  deux  mains  (2). . . 

«  Ces  années  tristes,  écrit  Flaubert,  ne  furent  pas 
perdues  :  la  contemplation  des  plus  humbles  réalités 
fortifia  la  justesse  de  son  coup  d'œil,  et  il  connut  l'homme 
un  peu  mieux  pour  avoir  pansé  ses  plaies  et  disséqué  son 
corps  »  (3).  Cette  continuelle  vision  de  la  douleur  humaine 
lui  fit  voir  l'humanité  comme  condamnée  à  d'inévitables 
souffrances,  et  le  pourquoi  troublant  de  ce  mal  nécessaire 
s'ajouta  dans  son  esprit  aux  problèmes  de  l'origine  et  de 
la  destinée  humaine  restés  sans  réponse. 


(1)  Inédit.  «  Le  Suicide  »  (Juillet  1843). 

(2)  Inédit.  «  L'Homme  »  (Décembre  1841). 

'  (3)  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  '284. 


CHAPITRE  V 


Crise   de   Pessimisme 

(1843) 

I.   —  MÉLANCOLIE  NATURELLE  DE  LOUIS  BOUILHET 

II.  —  La  Crise  :  «  Le  Suicide  » 


Dans  cette  «  ombre  froide  »,  où  il  «  marclie  au  inasard  », 

Bouilhet  souffre  de   n'avoir  aucun  fil   conducteur  pour 

^diriger  les  recherches  de  son   intelligence.    Il    connaît 

l'angoisse    morale    d'un    Jouffroy   ou    d'un    Musset,    le 

«  pessimisme  philosophique  »  : 

N'avoii"  qu'un  doute  affreux  pour  bâton  de  voyage, 
Et  briser  sa  pensée  aux  murs  d'une  prison  (1). 

Sa  douleur  morale  devient  si  aiguë  qu'il  n'a  plus  le 
courage,  vers  1843,  de  la  surmonter;  la  mort,  l'anéan- 
tissement de  la  «  raison  »,  qui  lui  paraît  maintenant 
«  un  vain  flambeau  »,  serait  préférable  à  ces  continuelles 
souffrances.  Dans  un  poème,  resté  inédit,  au  titre  signifi- 
catif, «  Le  Suicide  »,  il  l'appelle  à  lui  : 

En  ce  inonde  où  partout  l'âme  se  heurte  au  mal, 
Où  l'homme,  aveugle  errant,  suit  un  pouvoir  fatal, 
Mancpiant  d'espace  et  d'air,  sous  la  voûte  éternelle. 
Avant  la  fin  du  jour  j'ai  replié  mon  aile. . . 


(l)  Inédit.  «  Le  Suicide  »  (Rouen,  Juillet  1843). 


—  80  — 

La  pâle  humanité  trop  tôt  m'ouvrit  son  livre, 
Je  n'ai  lu  qu'une  page,  et  je  ne  veux  plus  vivre. 

Louis  est  maintenant  victime  du  mal  du  siècle  :  le  mal 
de  René. 

I 

Il  y  est  prédisposé,  nous  l'avons  dit,  et  Flaubert  eut 
raison  d'écrire  en  parlant  de  Louis  et  de  ses  camarades, 
vers  1840  :  «  Dans  ce  petit  groupe  d'exaltés,  Bouilhet  était 
le  poète,  poète  élégiaque  »  (1). 

Dans  une  série  d'élégies,  écrites  de  1840  à  1843,  il  aime 
en  effet  à  bercer  son  âme  en  une  sorte  de  douleur  calme. 
Il  exprime  avec  grâce  ses  souffrances,  où  il  n'y  a  ni  crises 
violentes,  ni  saillie  dure  ;  ses  élégies  sont  traitées  dans  la 
manière  délicate  et  voilée  des  cbefs-d'œuvre  de  Lamartine, 
«  Le  Vallon  »  ou  «  Le  Lac  »  :  l'imitation  du  modèle  d'ail- 
leurs est  évidente. 

Au  printemps  de  1842,  par  exemple,  il  chante  «  les  illu- 
sions )i,  «  les  espoirs  »,  qui  autrefois  charmaient  son  cœur; 
il  aime,  dit-il,  à  observer  le  retour  des  hirondelles,  «  leurs 
joyeux  ébats  »,  «  les  caprices  de  leurs  ailes  »: 

Mon  âme  avec  leur  vol  se  perd  au  fond  des  Gieux  ! 

Elles  sont  en  effet  pour  lui  l'image  d'une  autre  troupe, 
celle  de  «  l'innocence  »,  de  «  l'espoir  »,  de  «  l'amour  », 
qui  longtemps  ont  habité  dans  son  âme,  quand  elle  était 
«  pure  et  jeune  »  : 

Hélas  !  une  heure  arrive,  où  le  front  est  tremblant, 
Où  les  rêves  s'en  vont  l'un  l'autre  s'appelant, 
Comme  une  bande  effarouchée, 


(1)  Préface  des  «  Dernières  Chansons 


—  81  — 

Où  toute  illusion  s'envole  pour  toujours, 
Quand  1  ame  est  refroidie  et  la  tête  penchée 
Sous  la  blanche  neige  des  jours  ! 

A  ma  fenêtre,  où  j'aime  à  rêver  auprès  d'elles. 
Laissez,  amis,  laissez  venir  les  hirondelles. 

C'est  l'hiver,  c'est  l'hiver,  plus  d'oiseaux  dans  les  bois. 
Plus  de  ces  doux  pensers  qui  venaient  autrefois 

De  l'âme  saluant  l'aurore; 
Plus  de  rêves  sur  nous  se  posant  chaque  soir. 
L'hirondelle  est  partie  où  le  ciel  brille  encore, 

Avec  l'amour,  avec  l'espoir. 

A  ma  fenêtre,  où  j'aime  à  rêver  auprès  d'elles, 
Laissez,  amis,  laissez  venir  les  hirondelles. 

Oh  !  Quand  naîtra  la  fleur,  quand  fuiront  les  autans, 
Nous  vous  retrouverons,  doux  hôtes  du  printemps, 

Chantant  au  nid  qui  vous  réclame  ; 
Hélas,  est-il  un  nid  où  revienne  l'amour? 
Espoirs,  illusions,  hirondelles  de  l'âme, 

Reviendrez-vous  chanter  un  jour  ?  (1). 

Quelquefois  le  souvenir  d'une  douleur  vraie  anime  la 
souffrance  du  poète  :  la  mort  de  son  père,  par  exemple, 
lui  a  été  si  pénible,  elle  a  été  si  souvent  pleurée  par  sa 
mère  qu'il  en  fait  un  de  ses  thèmes  ordinaires.  A  un 
ami  lui  ayant  demandé  pourquoi  sa  «  lyre  »  fait  toujours 
entendre  la  même  note  de  tristesse,  alors  que  la  «Nature», 
l'infaillible  dictame  de  tous  les  maux  chez  les  Lamarti- 
niens, 

Se  revêt  de  printemps,  de  lumière  et  d'amour, 
il  répond  : 

Poui'quoi  !  C'est  que  partout  l'espérance  est  chimère, 
C'est  que  le  malheur  seul  nous  est  fidèle,  hélas  ! 
C'est  que  j'étais  heureux,  c'est  que  j'avais  un  père, 
Et  (lue  la  tombe  uwjour  s'entrouvrit  sous  ses  pas. 


(i)  Inédit.  «  Les  Hirondelles  »  (Rouen,  Mai  1842). 


Voilà  pourquoi  je  pleure,  et  pourquoi  sous  son  aile 
Ma  poésie  en  deuil  n'a  point  gardé  de  fleurs. . .  (1). 

Ces  élégies,  où  il  n'est  question  que  «  d'illusions  », 
«  d'espoirs  trompés  »,  de  «  rêves  envolés  »,  de  «  mensonge  », 
de  «  tristesse  »  et  de  «  douleur  »,  où  la  nature  est  toujours 
unie  au  poète  pour  pleurer  avec  lui,  indiquent,  chez  l'ado- 
lescent qui  les  écrit,  un  assoupissement  inquiétant  de  la 
pensée,  une  sorte  de  faiblesse  de  la  volonté.  Cet  état  peut 
devenir  très  dangereux  si  le  jeune  poète  n'a  pas  un  tem- 
pérament moral  assez  vigoureux  pour  réagir  :  sa  mélancolie 
actuelle  n'est  pas  encore  un  pessimisme  morbide,  elle  peut 
le  devenir. 

D'ailleurs  l'atmosphère  littéraire  où  Louis  doit  vivre 
est  chargée  d'influences  néfastes.  Le  mal  de  René  et 
d'Antony  a  fait  de  nombreuses  victimes  chez  ses  cama- 
rades. Il  sutïit  pour  s'en  convaincre  de  lire  la  «  Préface  » 
des  «  Dernières  Chansons  »,  oùFlaubert  analyse  l'exaltation 
maladive  de  ces  jeunes  gens,  «  leurs  rêves  superbes 
d'extravagance  »,  «  expansions  dernières,  dit-il,  du  roman- 
tisme arrivant  jusqu'à  nous,  et  qui  comprimées  par  le 
milieu  provincial  faisaient  dans  nos  cervelles  d'étranges 
bouillonnements  »  (2). 

Louis  ne  saurait  toujours  échapper  à  la  contagion.  Elle 
trouve  en  son  cœur  déçu  et  en  son  esprit  désemparé  par 
le  doute  grandissant,  un  terrain  prêt  :  il  n'a  plus  ni  la 
force  intellectuelle  ni  l'énergie  morale  suffisantes  pour 
s'en  guérir. 


(1)  Inédit.  «  Réponse  à  M.  D...  »  (Rouen,  Mai  1841). 

(2)  P.  m-2. 


—  83 


II 


Déjà  en  décembre  1841 ,  il  en  subit  une  première  atteinte. 
Faisant  le  bilan  des  souffrances  de  l'homme  sur  la  terre, 
il  le  représente  se  berçant  d'abord  d'illusions,  parce  que 
tout  semble  lui  promettre  la  félicité  ici-bas,  puis,  perdant 
un  à  un  les  espoirs  qui  l'ont  soutenu  : 

Il  allait,  il  allait  plein  de  trouble  et  d'ivresse 

Vers  un  but  éclatant  qui  s'enfuyait  sans  cesse, 

Et  la  sueur  tombait  sur  son  front,  et  sa  main 

Tremblante  s'appuyait  aux  arbres  du  chemin. 

C'est  alors  que  je  vis  les  voluptés  humaines 

Au  voyageur  brisé  tendre  leurs  coupes  pleines  ; 

Sur  l'une  était  écrit  «  Gloire  »  ;  il  but  à  longs  traits 

Ce  vin  si  pur  d'abord  et  si  brûlant  après. 

L'autre,  c'était  l'amour  :  il  y  plongea  son  àme, 

Il  but  le  doux  poison  dont  la  lie  est  de  flamme. 

Puis  il  tendit  la  main  :  la  troisième  était  d'or; 

On  y  lisait  «  Fortune  ».  Il  but,  il  but  encore. . . 

Puis  son  front  se  pencha,  puis  dans  ses  mains  livides 

De  colère  il  brisa  toutes  ces  coupes  vides  : 

Ce  qu'il  cherchait,  son  cœur  ne  l'avait  pas  trouvé  (1). 

Ce  «  triste  condamné  »  qui  porte  «  la  chaîne  de  la  vie  », 
n'est  autre  que  le  poète  lui-même.  Bouilhet  regarde  l'exis- 
tence comme  un  long  tissu  de  déceptions.  Il  en  arrive  à 
mépriser  les  objets  —  gloire,  amour,  richesse,  —  offerts 
habituellement  aux  énergies  humaines,  et  il  ne  sait  plus  à 
quel  idéal  se  prendre  :  sa  sensibilité  est  détraquée 
comme  troublée  est  sa  raison,  et  il  est  logique  qu'il  en 
soit  ainsi. 

En  1843,  nouvelle  crise  tout  à  fait  aiguë  celle-là.  Gomme 
il  sent  sa  volonté  malade,  il  voudrait  la  fortifier,  en  lui 


(1)  Iniidit,  «  L'Homme»  (décembre  1841). 


donnant  un  l)ut.  Or,  -  il  l'a  lui-même  minutieusement 
conté  dans  son  poème  intitulé  «  Le  Suicide  »,  —  il  assiste 
à  la  banqueroute  des  mobiles  qui  auraient  pu  le  rattacher 
à  la  vie. 

Jusqu'alors,  la  «  Nature  »  était  pour  ce  fervent  I^amar- 
tinien  une  puissance  bienfaisante  avec  des  harmonies 
pour  ses  joies  et  des  baumes  pour  ses  douleurs.  Il  la  com- 
prenait; il  aimait  le  «  parfum  des  roses  »,  «  la  brise  du 
vallon  »,  les  «  concerts  »  de  l'océan  et  les  «  splendeurs  » 
des  nuits  étoilées  :  cet  «  hymne  »  de  la  nature  éveillait  en 
son  âme  «  des  échos  de  bonheur  et  de  joie  »,  aux  heures 
sombres  il  était  un  «  espoir  »  qui  «  monte  au  cœur  désen- 
chanté ».  Maintenant  l'âme  de  Louis  ne  comprend  plus  ce 
charme  des  choses  ;  elle  voit  dans  la  nature  «  une  prison 
que  Dieu  garnit  de  fleurs  »  : 

A  qui  n'a  plus  d'espoir  qu'importe  le  feuillage  ? 

Que  peut  au  condamné  murmurer  le  rivage  ? 

Et  que  me  fait  à  moi  ce  soleil  créateur, 

Quand  je  porte  la  nuit  et  l'ombre  dans  mon  cœur? 

Chantez,  chantez  encore  :  douces  voix  de  la  terre, 

Feuillages  frémissants,  rive,  onde  solitaire, 

Elevez  jusqu'au  Ciel  votre  hymne  calme  et  doux  ! 

—  Le  malheur  près  de  moi  parle  plus  haut  que  vous  (1). 

La  «  Nature  »  n'est  donc  plus  pour  lui,  comme  pour 
Alfred  de  Vigny,  qu'une  marâtre  qui  n'entend  ni  nos  cris, 
ni  nos  soupirs  (2).  Il  voit  s'évanouir  les  objets  où  s'atta- 
chaient les  broderies  de  son  rêve  :  une  des  sources  de  sa 
poésie,  mieux,  de  sa  force  morale,  est  tarie. 

Se  laissera-t-il  au  moins  séduire  par  cette  autre  voix  qui 
lui  demande  de  ne  pas  renoncer  à  l'effort  et  aux  nobles 


(1)  «  Le  Suicide  >;. 

(2)  «  La  Maison  du  Berger 


-  85  - 

ambitions,  «  la  voix  de  la  Gloire  »?  Il  l'a  entendue  s'élever 
des  siècles  passés  pour  célébrer  le  philosophe,  le  penseur, 
le  soldat.  Il  sait  qu'elle  s'attache  surtout  au  nom  du  poète  : 

Gloire  à  l'harmonieux  Messie, 

Gloire  au  poète,  enfant  des  cieux, 

Qui  va  semant  sa  poésie, 

Dans  tous  les  temps, dans  tous  les  lieux! 

Gloire,  gloire  au  pasteur  sublime 

Qui  sur  les  pentes  de  l'abîme 

Guide  l'errante  humanité! 

Qu'on  l'adore  ou  qu'on  le  renie, 

Pour  couronne  il  a  son  génie 

Et  les  siècles  pour  royauté  (1). 

L'élu  des  Muses  ne  saurait  craindre  la  mort,  car  il  porte 
déjà  au  front  «  un  reflet  d'immortalité  »  : 

Et  le  monde  ému,  quand  il  tombe. 
Perdant  un  homme,  gagne  un  Dieu. 

Louis  a  souvent  entendu,  aux  heures  d'enthousiasme, 
cette  «  Voix  de  la  Gloire  o  ;  il  a  eu  foi  en  ses  promesses. 
Aujourd'hui,  il  constate  qu'elle  a  menti.  Le  poète,  main- 
tenant pour  lui,  est  un  être  étrange,  incapable  de  limiter 
ses  pensées  à  l'horizon  des  choses  ordinaires  et  qui, 
incompris  des  hommes,  doit  briser  ses  rêves  contre  les 
réalités  de  la  vie.  Il  enfermera  en  lui-même  sa  douleur, 
les  plus  chers  souvenirs  de  son  passé. 

Car  s'il  ouvre  aux  regards  du  vulgaire  volage 
Le  livre  de  son  cœur  qui  saigne  à  chaque  page, 
Le  sarcasme  fatal  et  l'égoïsme  un  jour 
Souffleront  froidement  sur  ses  rêves  d'amour. 

La  gloire,  cependant,  ne  lui  viendra  pas  d'ailleurs.  Il 


(1)  «  Le  Suicide  ».  Cf.  «  L'Homme  »,  page  83. 


n'ira  pas,  le  rêveur,  la  demander  sur  un  champ  de  bataille 

à  quelque»  cruelle  victoire  », 

Qui,  la  couronne  au  front,  sur  des  débris  se  lève. . . 
Et  comme  un  noir  pasteur,  de  ses  sanglantes  mains 
Chasse  devant  ses  pas  le  troupeau  des  humains  (1). 

Il  ne  la  cherchera  pas  près  du  savant  qui  passe  sa  vie 

en  un  vain  labeur  à  méditer 

Sur  la  science  humaine,  impuissante  et  maudite, 

Et  qui  tournant  en  vain  dans  le  cercle  d'un  jour, 

Veut  des  immensités  mesurer  le  contour  ; 

Puis  brisant  son  scalpel  à  l'écorce  des  choses, 

Se  cramponne  aux  effets  sans  atteindre  les  causes  (2). 

Quand  même  il  arriverait  à  la  gloire  du  poète,  du  soldat, 

du   philosophe,  il  lui  faudrait  constater  qu'elle   est  un 

décevant  mirage  :  si  elle  auréole  un  nom  pendant  quelques 

années,  elle  est  bientôt  vaincue  par  la  mort  et  l'oubli. 

«  Le  héros  »  «  pourrit  sous  sa  statue  », 

Et  le  destin  moqueur  sur  son  tombeau  béant 

Jette  une  pierre  entre  la  gloire  et  le  néant, 

Puis  tout  retombe  enfin  dans  l'ombre  et  le  silence  (3). 

Et  la  conclusion  est  celle  de  l'Ecclésiaste   :    «   Tout 

n'est  que  vanité  »  : 

Dans  le  fond  de  son  cœur  par  tout  rêve  agité, 
Avoir  tous  les  désirs,  et  ne  trouver  sur  terre, 
Quand  on  a  tout  goûté  que  mensonge  et  misère  !  (4). 

Ce  découragement  le  conduit  fatalement  à  l'obsession 

de  la  mort,  qui  seule  peut  apporter  l'oubli  : 

Salut,  suprême  asile  où  la  douleur  s'endort!. . . 

Palais  mystérieux  que  remplit  le  néant. 

Salut  ! . . .  Mon  pied  déjà  glisse  au  gouffre  béant 


(1)  «  Le  Suicide  ». 

(2)  Ibid. 

(3)  '  Ibid. 

(4)  Ibid. 


Oh  !  dans  ces  jours  de  deuil  où  notre  âme  asservie 
Comme  sous  un  fardeau  se  penche  sous  la  vie, 
Quand  tout  nous  a  manqué,  quand  on  se  prend  au  cœur 
D'un  immense  dégoût  pour  tout  espoir  moqueur, 
Qu'il  est  doux  ton  silence  après  les  bruits  du  monde  ! 
Gomme  on  doit  bien  dormir  en  cette  nuit  profonde  ! 
Haine,  amour,  espérance,  avenir  et  passé. . . 
Qu'on  doit  bien  oublier  en  ce  tombeau  glacé  !. . .  (1). 


Toutefois,  il  ne  se  tuera  pas  comme  deux  de  ses  anciens 
camarades  du  Collège,  dont  l'un,  d'après  Flaubert,  «  se 
cassa  la  tête  d'un  coup  de  pistolet  »,  par  dégoût  de 
l'existence,  et  l'autre  «  se  pendit  avec  sa  cravate  »  (2). 
Le  souvenir  de  sa  mère,  la  seule  confidente  de  ses  peines, 
l'arrête  à  temps.  Après  qu'il  a  repoussé  les  promesses 
mensongères  de  la  «  gloire  »  et  de  1'  «amour»,  il  entend 
la  «voix»  de  cette  femme  toujours  vaillante  qui  veille 
au  foyer  de  Gany  sur  ses  deux  sœurs.  Elle  rêve  un 
brillant  avenir  pour  son  «  enfant  »,  son  «  espoir  »  et  son 
«  orgueil  »,  et  demande  à  Dieu  que  son  Louis  ne  suc- 
combe pas  au  découragement,  comme  tant  d'autres  de  sa 
génération  : 

Si  quelque  jour,  en  cette  vie  amère. 
Son  front  ployait  sous  le  souffle  du  sort, 
Seigneur,  Seigneur,  parlez-lui  de  sa  mère, 
Et  mon  enfant  sera  joyeux  encor. 

L'ombre  s'enfuit  :  prions  pour  lui,  mes  filles. . . 
Il  est  une  heure,  où  l'homme  solitaire 
Sous  son  fardeau  retombe  avec  effort  : 
Brise  du  soir,  parle- lui  de  sa  mère. 
Et  mon  enfant  sera  joyeux  encor  !  (3). 


(1)  «  Le  Suicide  ». 

(2)  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  283. 

(3)  «  Le  Suicide  ». 


-SS- 
II se  l'imagine  préparant  la  maison  de  Gany  pour  le 
retour  de  son  «  enfant  »  :  «  Que  tout  soit  prêt,  dit-elle  à 
ses  filles, 

il  va  venir  peut-éti'e. 

Que  le  foyer  brille  pour  un  beau  jour  : 
Mettez  ces  fleurs,  qu'il  aime,  à  ma  fenêtre, 
Que  le  toit  chante  et  soit  tout  plein  d'amour. 
II  va  venir  :  frais  buissons  du  parterre. 
De  vos  parfums  gardez-lui  les  trésors  : 
Que  tout,  ici,  lui  parle  de  sa  mère. 
Et  mon  enfant  sera  joyeux  encor!  (1). 

Au  souvenir  de  son  enfance  insouciante  et  heureuse,  le 
désenchanté  se  ressaisit.  On  ne  se  tue  pas,  quand  on  a  une 
telle  mère  et  il  le  dit  en  un  de  ses  plus  beaux  vers  : 
Je  sens  ma  volonté  prise  dans  ton  amour  (2). 

Il  se  rattache  à  la  vie  ;  tout,  à  nouveau,  lui  sourit  et 
il  chante  sa  délivrance  en  des  tirades  qui  ne  manquent 
pas  de  souffle  : 

Une  ombre  autour  de  moi  se  dissipe.  Est-ce  un  rêve  ? 
Tout  chante  et  tout  s'éveille  :  ô  douceur  infinie  ! 
Dans  mon  cœur,  comme  un  flot,  je  sens  monter  la  vie. 
Où  suis-je?  Je  revois,  j'espère,  j'aime  encor. 
Est-ce  bien  moi.  Seigneur,  qui  demandais  la  mort? 
Oh  !  comme  la  nature  au  printemps  étincelle 
Et  comme  tout,  ici,  lorsque  je  veux  partir. 
Mère,  brille  à  travers  ton  joyeux  souvenir  ! . . . 
Le  voilà,  le  voilà,  l'enfant  que  Dieu  te  laisse  ! . . . 
La  foule,  en  te  voyant,  ne  dira  point  tout  bas  : 
«  S'être  tué  si  jeune  !  On  ne  l'aimait  donc  pas!  » 
Va  !  Je  reviens  à  toi,  douce  et  dernière  amie. 
Toi,  que  j'ai  retrouvée  aux  deux  bouts  de  ma  vie, 


(1)  «  Le  Suicide 

(2)  Ibid. 


—  89  - 

Dont  l'amour  m'a  suivi  du  port  jusqu'à  l'écueil, 

Mère  auprès  du  berceau,  mère  auprès  du  cercueil!  (1). 

Faisons  la  part  de  l'artifice  littéraire,  du  convenu;  il 
n'en  reste  pas  moins  que  Bouilhet  souffrait  alors  réel- 
lement, et  qu'à  travers  le  factice  des  déclamations  roman- 
tiques, on  devine  en  lui  —  nous  allons  le  prouver  —  des 
raisons  vraies;  d'être  découragé. 


(1)  «  Le  Suicide  ». 


CHAPITRE  YI 


Nouveaux  motifs  de  découragement 

(1844-1846) 

I.  —  Echecs  dans  les  Etudes.  —  la  Pauvreté 
II.  —  DÉCEPTIONS  d'Amour 


Très  ardent,  Louis  ne  peut  —  il  le  croit  du  moins  —  se 
bâtir  à  mi-côte  un  idéal  d'existence  bourgeoise,  trouvant 
dans  le  scepticisme  la  quiétude  intellectuelle  et  le  bonheur 
dans  la  médiocrité  :  il  va  aux  conclusions  extrêmes.  Le 
désespoir  le  poussait  au  suicide.  Deux  mois  ont  passé  et 
voilà  qu'il  veut  redevenir  un  poète  bienfaisant  au  milieu 
des  hommes,  un  «mage», comme  le  voulait  sa  «  Mission»  : 

Seigneur,  il  est  des  fleurs,  urnes  aux  doux  trésors, 
Que  Forage  du  soir  vide  dans  la  vallée. 
Il  est  de  doux  rayons  qui  nous  charment  encor 
Quand,  sous  l'ombre  des  nuits,  la  terie  s'est  voilée. 

Sur  l'arbre  de  la  route  où  le  pâtre  sendort. 
Il  est  de  beaux  oiseaux  à  la  chanson  perlée, 
Et  l'homme  qui  tombait  en  appelant  la  mort 
Se  relève  et  s'en  va  l'âme  un  peu  consolée  1 

Pour  embaumer  le  vol  du  fougueux  aquilon, 

0  Seigneur,  que  je  sois  la  rose  du  vallon. 

Que  je  sois  l'astre  heureux  qu'on  implore  dans  l'ombre! 


—  91  - 

Oh  !  que  je  sois  l'oiseau  sur  l'arbre  du  chemin, 
Où  ce  proscrit  fatal,  qu'on  nomme  genre  humain, 
Se  repose  en  passant  silencieux  et  sombre  (1)  ! 

Au  mois  de  Janvier  1844,  rejetant  les  doutes  qu'il 
avait  eus  jusqu'alors  sur  la  valeur  de  ses  poésies,  de  ses 
pauvres  «  fleurs  »,  et  obéissant  à  un  sursaut  d'orgueil, 
il  lance  son  défi  aux  «  prudents  »  et  aux  «  sages  »,  qui 
jusqu'alors  ont  douté  de  son  talent  et  l'ont  jugé  un  «  fou  ». 
C'est  maintenant  pour  lui  «  l'heure  du  poète  »,  l'aube  des 
victoires  éclatantes  : 

11  souffrit  tout,  froids  dédains,  ironie, 
Poignards  de  l'âme,  et  la  soif  et  la  faim. 
Pâle  et  cachant  dans  l'ombre  son  génie  : 
Mais  le  voilà  qui  se  réveille  enfin  ! 
Son  cœur  bondit,  son  œil  en  feu  rayonne. 
Et  de  sa  bouche  un  cri  sublime  a  fui  : 
«  Gloire  à  mon  front,  attache  ma  couronne, 
Le  fou  d'hier  est  le  roi  d'aujourd'hui  !  » 

Oh  !  j'ai  pleuré  dans  mes  jours  d'infortune, 
Et  nulle  main  ne  vint  sécher  mes  pleurs. . . 
Ah  !  vous  m'avez  dans  votre  orgueil  étrange 
Jeté  la  boue  et  le  sarcasme  au  front  !. . . 
Et  le  poète  a  grandi  sous  l'affront. . . 

Où  donc  sont-ils  ceux  qui  disaient  «  Arrête  ! 
Ne  t'asseois  point  au  banquet  des  élus  ! 
Dieu  n'a  pas  fait  nos  lauriers  pour  ta  tête  ». 
Où  donc  sont-ils  ?  Je  chante  :  ils  ne  sont  plus  ! 
L'envie  a  l'heure  et  le  moment  qui  sonne. 
Mais  le  poète  a  les  temps  devant  lui  : 
Gloire  à  mon  front,  attache  ma  couronne, 
Le  fou  d'hier  est  le  roi  d'aujourd'hui  (2). 


(1)  Inédit.  (Septembre  1843).  <.  Le  Suicide  »  est  daté  «  Juillet  1843 
Le  rapprochement  des  dates  n'est  pas  sans  intérêt. 

(2)  Inédit.  —  «  L'Heure  du  poète  ».  (Janvier  1844). 


—  9-2  — 


Cette  flamme  d'espérance  s'éteigfiit  vite.  Ces  vers  sont 
de  Janvier  1844,  et  le  3  Mars  il  écrivait  à  sa  mère  : 
«  L'amour-propre,  la  gloire,  je  n'en  cherche  plus.  Je  ne  la 
voyais  que  d'un  côté.  Tu  sais  que  c'est  fini,  que  le  destin 
n'a  pas  voulu.  Je  n'en  accuse  personne,  mais  pour  être 
heureux,  c'est  fini  pour  moi,  je  dirai  presque,  sans  avoir 
commencé.  Je  puis  faire  mon  chemin  comme  un  autre,  me 
marier,  avoir  une  famille  et  ma  maison,  mais  je  n'aurai 
pas  eu  le  bonheur  comme  je  l'avais  rêvé.  Je  commence  à 
me  résigner,  sois  tranquille  »  (1). 

D'ailleurs  —  et  nous  louchons  à  des  causes  plus  pré- 
cises de  découragement  —  les  relations  entre  Louis  et  sa 
famille  sont  momentanément  difficiles.  Pendant  ses  séjours 
à  Gany,  dans  la  correspondance  régulière  qu'il  reçoit  de 
sa  mère,  il  rencontre  sans  cesse  des  préoccupations  pra- 
tiques concernant  l'avenir  :  la  famille  s'inquiète  des 
études  et  des  examens,  envisage  la  carrière  future, 
escompte  les  chances  de  succès.  Or,  Louis  ne  voit  pas 
clairement  quelle  sera  sa  situation  de  demain. 

Il  a  une  antipathie  de  plus  en  plus  profonde  pour  les 
études  médicales.  Il  avait  choisi  la  médecine  sans  vocation, 
par  influence  de  quelques  camarades,  ou  par  déférence  à 
la  volonté  de  la  famille,  parce  qu'il  fallait  se  préparer  à 
une  profession.  Or,  il  ne  trouve  rien  dans  l'étude  de  la 
physique  ou  de  la  chimie,  dans  cette  «  science  à  l'œil 
sec  »  (2),  qui  satisfasse  les  élans  de  son  imagination  et 
le  besoin  de  poésie  dont  nous  le  savons  possédé.  Il  lui 


(1)  Inédit. 

(2)  Inédit.  <i  La  Pelouse  »  (Rouen,  Avril  1844).  (Cf.  Appendice,  n»  XI). 


—  93  - 

faut  apprendre  des  formules,  des  nomenclatures,  des 
classifications;  vainement  il  prend  des  notes  et  accumule 
d'inutiles  cahiers,  sa  mémoire  bourrée  de  connaissances 
mal  digérées  est  impuissante  à  satisfaire  aux  exigences 
des  programmes.  Combien  plus  facilement  s'y  fixeraient 
les  strophes  berceuses  de  Lamartine  et  les  brillantes 
métaphores  de  V.  Hugo! 

Depuis  plusieurs  mois  d'ailleurs  il  est  exclu  de  l'Hôtel- 
Dieu.  Le  Docteur  P.  Derocque  a  établi  d'après  les  Registres 
de  l'Ecole  de  Médecine  comment,  au  mois  d'Août  1843, les 
«  sieurs  Vedie,  Blondel,  Guerout  et  Bouilhet  »,  internes 
à  l'Hôtel-Dieu,  ayant  demandé  pour  eux,  sans  obtenir 
satisfaction,  «  du  vin  aux  repas  et  la  permission  de  décou- 
cher les  jours  où  ils  n'étaient  pas  de  garde  »,  donnèrent 
leur  démission,  et  comment  devant  ce  geste  l'adminis- 
tration aussitôt  prononça  leur  révocation  (1).  Or,  cette 
décision  fut  maintenue  pour  Louis  Bouilhet,  non  pour  les 
autres  étudiants.  L'humiliation  n'en  fut  que  plus  vivement 
ressentie  par  lui,  et  s'il  ne  renonça  pas  alors  à  suivre  les 
cours  de  l'Ecole  (2),  il  laissa  de  jour  en  jour  s'affermir  en 
lui  la  résolution  d'abandonner  la  carrière  médicale. 

Déjà,  il  lui  préfère  ses  fonctions  de  répétiteur  à  la 
pension  Lévy.  Il  goûte,  grâce  à  ces  fonctions,  la  beauté 
des  écrivains  classiques  qu'il  étudie  à  loisir.  Il  s'enthou- 
siasme pour  les  Romains  de  la  Décadence  qu'il  fera  revivre 
plus  tard  dans  «  Melaenis  »,  pour  le  «  doux  Anacréon  », 
dont  il  a  traduit  en  vors  quelques  poésies.  Il  lui  plaît, 
d'ailleurs,  un  goût  naturel  de  l'enseignement  lui  venant 


(1)  Revue  Médicale  de  Sormandù;  (KJ  Avril  1903,  p.  Itî2). 

(2)  Il  mentionne  dans  l'autobiographie  sa  «  quatrième  année  » 
d'études,  avec  les  principaux  événements  qui  la  remplirent  :  cette 
«  quatrième  année  »,  commença  en  Octobre  1843,  et  aucune  note  ne 
permet  d'établir  qu'il  ne  la  termina  point. 


-  94  - 

de  sa  mère,  de  développer  le  sens  littéraire  de  ses  élèves, 
de  leur  apprendre  l'art  de  penser  et  d'écrire  avec  clarté.  Ce 
rôle  d'éveilleur  d'intelligences  peut  remplacer  la«  mission  » 
sociale  du  poète  dont  il  rêva  naguère. 

Entre  temps,  il  tente  un  examen  —  le  baccalauréat 
ès-sciences  sans  doute  (1)  —  espérant  trouver  par  là  un 
appoint  puissant  pour  ses  succès  de  répétiteur.  Il  ne 
réussit  pas.  Cet  échec  augmente  le  malentendu  entre  la 
famille  et  le  fils.  Il  écrit  à  sa  mère  au  mois  de  Mars  1844  : 
«  Je  viendrai  vous  voir  à  Pâques,  si  vous  le  voulez,  mais 
cela  me  coûtera  beaucoup,  tant  que,  je  l'espère,  tu  ne  m'}' 
forceras  pas.  Je  me  rappelle  un  mot  que  je  n'oublierai 
jamais  (cela  est  entre  nous),  un  mot  de  ma  Tante  Zélie, 
fort  juste  et  qui  m'a  fait  du  mal  •  «  Ce  garçon-là  ne  nous 
a  jamais  donné  que  du  tourment  etjamais  de  consolation.  » 
Tu  m'as  dit  cela  à  Rouen,  au  commencement  de  cette 
année.  J'avais  voulu  le  démentir  en  me  faisant  recevoir 
bachelier  :  alors  je  serais  venu  vous  voir  avec  mon 
diplôme  pour  excuse.  Aujourd'hui,  c'est  autre  chose.  Je 
sais  bien  que  l'on  me  ferait  bon  accueil,  je  n'en  doute 
pas,  j'aime  trop  ma  Tante  Zélie  pour  douter  d'elle,  mais 
sous  votre  sourire  mon  imagination  verrait  des  reproches 
et  à  coup  siir  des  larmes.  A  quoi  bon  faire  l'épreuve  ?  Je 
vous  reverrai  quand  je  pourrai  décemment  vous  revoir. 
Si  tu  l'exiges,  je  viendrai  :  je  ne  puis  te  dire  mieux. 

«  Tu  me  conseilles  de  rire  avec  mes  amis  de  mon  échec. 
Eh  !  mon  Dieu,  je  h;  ferais  volontiers,  s'il  n'y  avait  que 
moi  en  cause,  mais  je  me  souviendrais  sans  cesse  qu'à 
chaque  éclat  de  rire,  il  y  aurait  une  larme  de  toi  ;  le  fils  ne 


(1)  L'imprécision  des  documents  relatifs  aux  études  m-^dicales  de 
Bouilhet  ne  permet  pas  de  dire  quels  examens  il  a  subis  :  il  ne  peut 
s'agir  ici  du  baccalauréat  ès-lettres  passé  en  1^4U. 


—  95  — 

doit  pas  jouer  avec  les  angoisses  de  sa  mère.  Je  ne  veux 
pas  rire,  je  ne  veux  pas  non  plus  pleurer  :  je  veux  suivre 
ma  destinée  comme  elle  viendra  »  (1). 

Plus  peut-être  que  ces  insuccès  dans  les  études,  la  pau- 
vreté dont  il  souffre  depuis  plusieurs  années  impose  à  son 
orgueil  des  humiliations  profondes.  Autour  de  lui  ses 
camarades  reçoivent  de  leurs  familles  de  larges  subven- 
tions, ce  qui  les  fait  «  hardis,  spirituels  et  insolents  »  ; 
ses  élèves  eux-mêmes  paraissent  déj9  infatués  de  leur 
richesse  future  ;  leurs  parents  surtout,  les  «  marchands  » 
aux  «  blasons  de  pacotille  »,  étalent  complaisamment 
leur  «  nullité  dorée  ».  Il  se  sent  méprisé  par  ces  «  riches  », 
alors  qu'il  les  sait  esclaves  du  bien-être  et  incapables  de 
s'élever  au  Beau  ;  il  s'estime  supérieur  à  eux  par  les 
qualités  de  l'esprit  et  du  cœur,  et  répond  à  leur  dédain  par 
une  misanthropie  hautaine  :  «  Etre  pauvre,  écrit-il,  c'est 
être  méprisable. . .  ;  être  pauvre,  c'est  être  quelqu'un  dont 
on  peut  rire  et  se  moquer,  car,  ici-bas,  le  mérite  pèse  en 
raison  du  coffre-fort  ;  être  pauvre,  c'est  être  sot  et  stupide, 
car  la  pauvreté  rend  timide  et  circonspect  ;  être  pauvre, 
c'est  ne  pas  avoir  le  droit  d'être  bon  et  vertueux,  car  les 
pensées  s'aigrissent  dans  l'infortune,  car  le  mépris  des 
hommes,  quand  il'  vient  heurter  une  âme  profonde  et  pas- 
sionnée, en  fait  jaillir  la  haine  et  la  misanthropie  ! 

«Oh!  le  mépris,  voilà  ce  qui  tue,  voilà  ce  qui  fait  bondir 
le  cœur  dans  la  poitrine  du  pauvre  !  Le  mépris,  quand  il  se 
sent,  lui,  aussi  fort,  aussi  bon,  plus  grand  que  ceux  qui  le 
méprisent  !  Le  mépris,  quand  sa  pensée  les  domine  tous 
et  les  écraserait,  si  elle  avait  le  droit  d'éclater  !  Le  mépris, 
quand  il  lui  vient  d'un  lâche,  quand  c'est  un  fat  qui 
l'insulte,  un  imbécile  qui  le  raille  f 


(1)  inédit. 


-  96  - 

«  Riches,  gorgez-vous  en  paix  de  vos  richesses,  mais 
n'insultez  pas  au  pauvre  !  II  serait  riche  aussi,  lui,  si  le 
hasard  l'avait  voulu,  ou  si  son  père  avait  été  moins  hon- 
nête homme.  Riches,  jouissez,  étalez  votre  luxe,  faites 
parade  de  votre  nullité  dorée.  S'il  a  du  cœur,  ce  n'est  point 
votre  or  que  le  pauvre  envie  ;  ce  n'est  point  votre  opulence 
qui  offusque  sa  vue.  Il  sait  trop  bien,  lui  qui  pense,  que 
là  n'est  point  le  bonheur,  que  l'ennui  est  de  toutes  vos 
fêtes,  que  le  dégoût  s'asseoit  à  votre  table  somptueuse, 
que  votre  vin  a  sa  lie,  votre  joie  ses  regrets...  Riez, 
chantez,  mais  que  vos  rires,  mais  que  vos  chants  n'in- 
sultent point  à  sa  noble  médiocrité  !  »  (1), 

Toute  déclamation  mise  à  part,  cette  page  révèle  un 
orgueil  profondément  blessé.  Malheureusement  la  force 
morale  du  poète  n'est  pas  à  la  hauteur  de  son  orgueil  : 
pour  s'étourdir  il  fait  appel  aux  vulgaires  donneuses 
De  terriljles  plaisirs  et  d'affreuses  douceurs  (2). 

II 

Le  nom  de  ces  amantes  de  passage  n'est  pas  sorti  de 
l'ombre  oîi  il  a  caché  leur  souvenir  :  il  a  fait  dans  ses 
notes  intimes  une  exception  pour  «  Rosette  »  dont  une 
pièce  des  «  Dernières  Chansons  »,  peu  révélatrice  d'ail- 
leurs et  non  datée,  laisse  entrevoir  la  silhouette  (3j. 

Au  mode  dont  il  en  détaille  complaisamment  le  portrait, 
nous  jugeons  que  l'àme  du  poète  a  été  le  théâtre  d'un 
changement  profond.   Il  avait  aimé  surtout  chez  Glaire 


(1)  Inédit,  h  Impressions  philosophiques.  » 

12)  Beaudelaire  :   «  Les  Fleurs  du  Mal  »  :    Les  deux  Bonnes  Sœurs 
(Edition  Lemerre,  p.  29â). 
(3)  «  A  Rosette  »,  Œuvres,  p.  314. 


-    97  — 

une  âme  délicate  et  limpide  :  le  voilà  maintenant,  en 
vrai  païen,  épris  de  la  beauté  extérieure.  Il  n'omet  dans 
le  portrait  physique  de  Rosette  aucun  détail,  depuis 
la  «  taille  magniiique  »  jusqu'aux  «  cheveux  noirs  taillés 
à  la  Ninon  ».  «  Elle  a  le  front  haut,  ajoute-t-il,  large  et 
parfaitement  fait.  Ses  yeux  sont  remarquables  par 
l'étrangeté  du  regard,  tantôt  triste  et  plein  de  larmes, 
long  et  voilé,  un  regard  au  fond  duquel  on  croit  voir  une 
âme,  tantôt  jeune  et  brillant  comme  celui  d'un  enfant,  ou 
bien  quelquefois  dur,  froid,  implacable,  terne. . .  De  face 
on  pourrait  reprocher  un  peu  trop  de  largeur  à  la  figure, 
de  profil  elle  est  admirablement  belle  »  (1). 

Mais  quand  il  cherche  en  cette  étrange  physionomie  le 
reflet  d'une  autre  beauté,  immatérielle  celle-là,  la  beauté 
de  l'âme,  il  ne  peut  l'y  découvrir.  «  A.vec  son  caractère 
léger,  ses  habitudes  et  le  milieu  oiî  elle  a  vécu,  écrit-il, 
elle  n'a  cherché  de  moi  que  l'homme  extérieur.  Si  elle 
m'aime  réellement,  ce  dont  je  doute,  je  ne  le  dois  qu'à 
quelques  avantages  physiques.  Mais  l'âme,  mais  le  fond, 
peu  lui  importe,  elle  ne  me  connaît  pas. . .  Cette  femme 
est-elle  capable  d'aimer?  Je  ne  le  crois  pas...  Elle  pra- 
tique la  débauche  avec  une  sérénité  d'âme  admirable. 
Elle  est  pleine  de  naïveté  dans  sa  rouerie  :  c'est  un  bon 
cœur,  un  excellent  cœur  même,  mais  il  lui  faut  la  toilette, 
les  courses  à  cheval,  le  bruit,  la  fête,  l'éclat.  Elle  vend 
son  corps...  En  somme  c'est  une  fille  d'estaminet.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  que  je  la  connais  et  que 
je  l'aime  comme  un  fou  que  je  suis  »  (2). 

Il  n'en  est  que  plus  malheureux.  Le  souvenir  de  la 
pureté  idéale  de  la  première  idylle  s'offre  en  contraste 


(1)  Inédit.  Notes  autobiographiques. 

(2)  Ibid. 


avec  la  vision  des  plaisirs  dégradants,  l'image  de  Claire 
s'interpose  comme  un  remords  entre  le  poète  et  sa  nou- 
velle conquête  : 

Carte,  aimer  est  bien  doux,  lorsque  la  jeune  fille 
Montre  son  âme  au  fond  de  son  regard  qui  brille. 
Quand  dans  son  cœur  d'enfant  tout  est  chaste  et  pieux! 
Et  que  de  son  sourire  et  que  de  sa  parole, 
Gomme  un  parfum  de  rose  inclinant  sa  corolle, 
L'amour  s'exhale  harmonieux  ! 

Mais  toi,  toi  qui  n'entends  ni  larmes,  ni  prières, 
Femme  à  la  douce  voix,  oh  !  femme  au  cœur  de  pierre. 
Bouche  muette,  hélas  !  aux  paroles  d'amour  ! 
Temple,  où  pour  un  peu  d'or  le  Dieu  vend  son  mystère, 
Rose,  dont  le  calice  est  tout  souillé  de  terre, 
Marbre  fioid  au  divin  contour  ! . . .  (1) 

II  ne  saurait  se  faire  d'illusions  sur  la  fidélité  et  la  cons- 
tance d'une  telle  femme.  Dans  les  vers  intitulés  «  Rosette  », 
il  lui  demande  que  leur  amour,  né  en  «  Mai  »,  le  mois  des 
douces  choses,  dure  longtemps. . .  au  moins  jusqu'à  l'au- 
tomne. Puis,  avec  une  ironie  plus  irritée,  il  s'écrie  : 

Si  j'étais  Corse  ou  Maltais, 

Si  j'étais 
Ma  belle,  Espagnol  ou  Maure, 
Que  tu  fusses,  comme  ici, 

Le  souci 
Qui  tout  le  jour  me  dévore, 

Ma  Rosette  aux  bruns  cheveux, 

Aux  yeux  bleus, 
Mon  ange  à  la  voix  si  tendre, 
De  tes  cheveux  noirs  et  frais 

Je  ferais 
Un  bon  lacet  pour  te  pendre. 


(1)  Inédit.  «  Certe,  aimer  est  bien  doux. . .  »  (10  Juillet  1844). 


-  99  - 

Mais  suis  du  pays  français 

Et  je  sais 
Qu'amour  en  chantant  s'envole. . .  (1). 

Ce  ton  badin  ne  peut  nous  tromper  :  Louis  cherche  à 
s'étourdir.  La  dégradation  morale  de  cette  femme  aimée 
lui  est  très  douloureuse,  et  pendant  quelque  temps  il  se 
laisse  séduire  par  le  projet,  généreux  et  naïf,  de  l'arracher 
à  la  débauche.  C'est  bien  là  le  rêve  d'un  romantique  per- 
suadé que  chez  Rosette,  comme  chez  Marion  Delorme,  un 
peu  d'amour  vrai  rachètera  la  honte  de  la  vie  passée. 
«  Quel  malheur,  écrit-il,  que  pareille  perle  soit  tombée 
dans  la  fange  !  N'accusons  point  sans  savoir  :  c'est  la 
misère  peut-être,  ou  bien  l'éducation.  Oh!  le  beau  rêve 
du  poète  de  relever  cette  femme  tombée  !  Mais  c'est  impos- 
sible, je  le  crois.  Si  j'abordais  ce  sujet,  elle  me  rirait  au 
nez,  comme  à  un  enfant  ou  à  un  niais,  et  elle  aurait 
raison,  car  les  conseils  ne  nourrissent  pas  »  (2). 

Par  amour-propre  il  avait  voulu  être  distingué  et  aimé 
d'elle  au  milieu  des  jeunes  gens  qu'elle'traînait  à  sa  suite. 
Il  a  réussi  et  il  est  mécontent  :  «  Elle  ne  m'aime  pas, 
écrit-il,  de  la  manière  que  j'ai  rêvé  :  elle  a  déjà  trop  vécu 
pour  cela...  Si  j'étais  riche,  bien  riche,  je  dirais  à  cet 
enfant  :  «  Viens  avec  moi,  quitte  pour  toujours  cette 
société  qui  te  connaît  et  te  montre  au  doigl.  Partons,  nous 
deux,  pour  Paris,  pour  l'Italie,  pour  un  lieu  oii  l'on  puisse 
vivre  solitairement.  »  Et  je  l'emporterais  dans  mes  bras. 
A  force  de  tendresse  et  de  soins,  je  lui  donnerais  de 
l'amour  peut-être,  à  force  de  baisers  je  lui  soufflerais  une 
âme!  Je  mettrais  une  idée  dans  cette  tête  insouciante,  une 


(1)  Inédit.  «  Rosette  »  (7  Août  1844). 

(2)  Inédit.  Notes  autobiographiques. 


-  100  - 

flamme  dans  ce  cœur  froid,  des  larmes  dans  ces  grands 
yeux  qui  rient  »  (1). 

Et  le  poète,  dominé  par  ces  sentiments,  ne  peut  résister 
au  besoin  de  les  traduire  en  vers  harmonieux  : 

Si  je  pouvais  un  jour,  Pygmalion  sublime, 
Te  réchauffer  glacée  au  transport  qui  m'anime, 
Frapper  ton  cœur  éteint  des  feux  d'un  nouveau  jour. 
Et  t'arrachant  aux  bruits  d'une  vaine  folie, 
Faire  dire  à  ta  voix  tremblante  et  recueillie 
L'hymne  du  Ciel  et  de  l'amour  ! 

Alors  je  serais  fier  avec  ma  belle  proie. 
Pour  faire  le  chemin  doux  à  tes  pieds  de  soie, 
J'étendrais  devant  toi  mon  plus  riche  manteau. . . 

Je  t'aimerais  !  l'amour,  c'est  la  loi  souveraine, 
Qui  sous  toute  beauté  pose  un  trône  de  reine, 
Le  charme,  qui  changeant  toute  chose  à  nos  yeux, 
Donne  au  riant  démon  le  front  grave  de  l'ange, 
Et  ramasse  en  passant  les  âmes  dans  la  fange, 
Pour  les  emporter  dans  les  Cieux  !  (2). 

Il  n'eut  pas  le  loisir  de  réaliser  ce  rêve.  Les  vers  pré- 
cédents sont  écrits  le  10  Juillet  1844.  Le  15  Juillet,  évincé 
sans  doute,  il  s'éloigne  pour  toujours,  il  le  croit  du  moins  : 

Adieu  !  Quand  devant  toi,  plein  d'amour  et  d'ivresse, 
J'ai  versé,  doux  parfum,  mon  âme  et  ma  tendresse, 
Je  t'ai  vue  en  jouant,  fouler  aux  pieds  mon  cœur, 
Et  secouer  ta  tête  au  sourire  moqueur. . . 
Je  t'aime  ! 

Sans  pitié  pour  l'amour  qui  m'emporte. 
Par  la  nuit  et  le  vent,  tu  m'as  fermé  ta  porte, 
Femme,  et  sous  ta  fenêtre  en  pleurant  et  sans  voix 
Je  te  cherchais  des  yeux  pour  la  dernière  fois  (3). 


(1)  Inédit.  Notes  autobiographiques. 

(2)  Inédit.  «  Certe,  aimei"  est  bieu  doux. . .  »  (10  .Juillet  1844). 

(3)  Inédit.  (Sans  titre). 


-  101  - 

Il  pense  au  beau  projet  qu'il  avait  formé  de  l'arracher  à 
l'ignominie  : 

C'était  un  rêve  !  Adieu,  tu  ne  me  verras  plus  ! 

Que  t'importent,  à  toi,  mes  regrets  superflus  ? 

Pourquoi  troubler  ta  paix  du  bruit  de  ma  folie  ? 

Ah  !  si  dure  dans  l'àme  et  pourtant  si  jolie  ! 

Tant  de  flamme  au  regard  et  tant  de  cendre  au  cœur!  (1). 

N'ayant  pas  l'or  qu'il  eût  fallu  pour  la  tirer  de  son 
milieu,  il  abandonne  cette  proie  facile  à  quelque  autre 
vainqueur  : 

...  Oh  !  qu'il  te  rende  heureuse, 
Tandis  que  dans  moi-même  étouffant  mes  combats. 
J'irai  seul  par  le  monde  en  te  nommant  tout  bas. 
Car,  quel  que  soit  le  mot  dont  ta  lèvre  de  flamme, 
A  l'heure  du  départ,  me  blessera  dans  l'âme, 
Quand  tu  me  chasseras  je  te  tendrai  les  mains  ! 
Femme,  j'ai  plus  d'amour  que  tu  n'as  de  dédains  !  (2) 

Une  poésie  intense  éclate  en  ces  vers,  sortis  du  cœur  de 
l'homme  comme  un  cri  de  détresse  et  de  rancune,  mais 
il  n'y  eut  .pas  de  rupture  immédiate  entre  le  poète  et 
Rosette.  Au  mois  de  Juin  1845,  il  avoue  qu'il  trouve  auprès 
d'elle  tout  son  «  bonheur  »  (3).  Pour  elle  aussi,  semble-t-il, 
il  s'expose  aux  tortures  éternelles  que  le  prêtre  lui  montre 
«  au  fond  des  gouffres  ardents  »,  en  expiation  de  la 
«  douce  volupté  »  (4).  Le  romantique  impénitent-  garda 
donc  plusieurs  mois  encore  auprès  de  Rosette  cette  illusion 
d'un  amour  sincère.  Mais,  quand,  désabusé,  il  constata  le 
néant  de  son  rêve,  ce  fut  une  explosion  de  mépris.  Il 


(1)  Inédit.  (Sans  titre). 

(2)  Inédit. 

(3)  Cf.  «  Sérénade  »  (Juin  1845).  Inédit. 

(4)  «  Oh  !  serait-ce  vrai,  ma  belle. . .  »  (Octobre  1845).  Œuvres,  p.  ol7- 


-  102  - 

semble  bien  qu'il  pensait  à  elle  en  écrivant  quelques 
années  plus  tard  : 

A  mon  cœur  tu  fus  rebelle, 
Mon  cœur  ne  pardonne  pas. . . 
Je  tiens  à  toi  par  la  haine, 
Comme  un  autre  par  l'amour  (1). 

Le  temps  effaça  vite  cette  «  haine  »,  mais  le  souvenir  de 
la  désillusion  resta  profondément  gravé  dans  l'âme  de 
Louis.  Un  jour  même,  en  1856,  le  poète  n'aura  qu'à  rap- 
peler ses  impressions  pour  que  de  son  cœur  encore  facile- 
ment ému  après  dix  ans  de  silence,  jaillissent  de.  beaux 
vers  :  la  pièce  dédiée  «  A  une  femme  »,  nous  assure-t-on, 
fut  écrite  sur  ces  souvenirs.  Oubliant  le  long  mensonge  et 
le  simulacre  d'affection  dont  elle  l'avait  trompé,  il  lui 
accorde  maintenant  un  «  pardon  large  et  franc»,  en  recon- 
naissance du  «  rêve  sublime  et  doux  »  qu'il  vécut  près 
d'elle  : 

Quoi  !  Tu  raillais  vraiment,  quand  tu  disais  :  «  Je  t'aime!  » 
Quoi  !  Tu  mentais  aussi,  pauvre  fille  !  A  quoi  bon! 
Tu  ne  me  trompais  pas,  tu  te  trompais  toi-même  : 
Pouvant  avoir  l'aniour,  tu  n'as  que  le  pardon  ! . . . 

Ce  que  j'aimais  en  toi,  c'était  ma  propre  ivresse, 
Ce  que  j'aimais  en  toi,  je  ne  l'ai  pas  perdu. . . 

Tu  n'as  jamais  été,  dans  tes  jours  les  plus  rares,  - 
Qu'un  banal  instrument  sous  mon  archet  vainqueur. 
Et,  comme  un  air  qui  sonne  au  bois  creux  des  guitares, 
J'ai  fait  chanter  mon  rêve  au  vide  de  ton  cœur  !  (2). 

Ce  poème,  si  souvent  admiré,  apparaît  encore  d'une 
vérité  plus  intense  quand  on  sait  quel  sentiment  l'inspira. 


(1)  Inédit.  «  Rencontre  »  (1848). 

(2)  Œuvres,  p.  34. 


—  103  — 

Après  cette  épreuve,  Bouilhet  devient  un  autre 
homme.  Il  ne  cherchera  plus  à  réaliser  la  félicité  idéale 
entrevue  auprès  de  Glaire,  il  ne  se  prendra  plus  au  rêve 
de  relever  quelque  femme  tombée;  mais  s'il  rencontre 
une  jeune  fille  aimante,  dévouée,  d'une  grande  vivacité 
d'esprit,  sans  culture  pédante,  il  lui  donnera  une  affection 
sincère  et  renoncera  à  la  passion  tumultueuse.  Quand, 
plusieurs  années  après,  le  hasard  lui  fera  connaître  Léonie 
Leparfait,  trouvant  en  elle  quelques-unes  des  qualités 
qu'il  recherche,  il  n'hésitera  pas  à  enchaîner  pour  toute  sa 
vie  la  mobilité  de  son  cœur  dans  une  affection  bourgeoise. 


CHAPITRE  VII 


Idées  religieuses  et  politiques 

(1844-1848) 

I.  —  La  Religion  naturelle  de  V.  Cousin  :  le  Christ. 
IL  —  Le  Patriotisme  de  Louis  Bouilhet  :   Haine  de 
l'Egoisme  et  Anticléricalisme. 

IIL  —  Espoir  d'un  renouveau  social  :  l' Avant-coureur 
de  la  Démocratie. 


I 

En  philosophie  également  il  finira  par  renoncer  aux 
rêves  romantiques,  mais  ce  ne  sera  pas  sans  y  être  retombé 
plusieurs  fois. 

Lorsque,parexemple,  il  atteint  sa  vingt-quatrième  année, 
il  refait  le  chemin  douloureux  parcouru  quelques  années 
plus  tôt  en  scrutant  le  problème  de  l'origine  et  de  la  des- 
tinée de  l'homme.  «  Il  y  a  vingt-quatre  ans,  écrit-il,  qu'à 
pareil  jour  mon  premier  cri  fit  tressaillir  ma  mère, 
vingt-quatre  ans  que  mon  père  me  prit  dans  ses  bras, 
heureux  et  fier,  et  criait  :  Un  fils  m'est  né  ! 

«  Qu'est-ce  que  la  vie  pour  qu'on  l'accueille  ainsi  avec  des 
chants  et  des  sourires?  Il  s'est  trouvé  à  cette  époque  une 
place  vide  dans  la  nature  et  le  hasard  m'y  a  jeté  !  Pourquoi 
moi  et  non  pas  un  autre  ?  Pourquoi  ce  siècle  plutôt  que  le 


-  105  — 

précédent,  plutôt  que  celui  qui  le  suivra  ?  Est-ce  le  caprice 
du  sort,  ou  la  volonté  d'un  Dieu?  Où  étais-je  avant  ma 
venue,  où  serai-je  après  mon  départ?  Car  j'ai  en  moi  une 
puissance  inconnue  plus  grande  que  les  temps.  Le  jour  où 
la  raison  parla  en  moi,  je  reconnus  sa  voix  comme  l'écho 
d'un  monde  évanoui,  comme  le  souvenir  d'une  existence 
antérieure  :  ce  fut  un  réveil  et  non  une  naissance,  une 
chaîne  ininterrompue  dont  les  anneaux  se  rapprochaient 
et  que  la  mort  semble  ne  pouvoir  briser. 

«  Qui  t'a  dit  cela,  fils  de  la  terre  ?  Quel  pacte  as-tu  fait 
avec  les  destins?  Vois-tu  l'instinct  plus  fort  que  les 
religions  et  les  doctrines  ?  Ta  mère  souriait  à  ta  venue, 
elle  pleurerait  à  ta  mort  :  tout  l'homme  ne  tient-il  pas 
entre  un  berceau  et  une  tombe? 

«  Qu'es-tu?  un  chiffre  de  plus  dans  un  nombre  inconnu, 
comme  un  flot  dans  l'Océan  ;  ton  individualité  se  perd 
dans  l'ensemble,  ton  heure  dans  les  temps,  ta  vie  dans 
l'être.  Tu  pouvais  ne  pas  venir,  un  autre  eût  pris  ta  place 
dans  un  autre  coin  du  monde;  rien  n'aurait  été  changé 
dans  l'harmonie  de  l'univers  :  il  marchait  avant  toi, 
.  comme  il  marchera  quand  tu  ne  seras  plus.  Pauvre  acteur 
d'un  jour,  dis  ton  rôle  sur  la  scène  sans  connaître  le  mot 
de  la  pièce,  ou  le  nom  de  l'auteur.  Concours  à  l'ensemble 
et  disparais  avant  le  dénouement. 

«Vingt-quatre  ans  sur  ma  tête!  Qu'ai-je  fait  ici-bas?  Ma 
vie  s'est  déroulée  avec  ses  phases  régulières  et  prévues. 
J'ai  été  une  chose  qui  a  accompli  sa  loi.  J'ai  passé  de 
l'enfance  à  la  jeunesse,  et  de  la  jeunesse  à  la  virilité, 
pareil  à  la  branche  de  peuplier  plantée  à  ma  naissance 
qui,  d'arbuste  d'abord,  est  devenue  arbre  ensuite,  régu- 
lièrement et  sans  secousses.  Gomme  le  peuplier,  ses 
branches  et  ses  feuilles,  j'ai  eu  mes  joies,  mes  amours, 


—  106  -- 

mes  illusions  et  mes  désespoirs  à  l'heure  fixe,  à  la  saison 
marquée  »  (1). 

C'est  là  du  Bossuet  démarqué,  les  éternelles  espérances 
en  moins. 

On  dirait  le  poète  gagné  au  matérialisme.  L'homme  lui 
semble  un  être  inconscient,  poussé  par  une  force  inévitable 
à  toujours  marcher  devant  lui,  jusqu'à  la  tombe,  oîi  tout 
de  lui  doit  disparaître  :  la  mort  n'est-elle  pas,  se  demande- 
t-il,  le  début  de  l'anéantissement? 

Quel  brin  d'herbe  serai-je  après  ma  mort?  Voilà 
Ce  qu'il  faudrait  savoir,  ce  qu'il  faudrait  comprendre. . . 
Quelle  fange,  ô  destins,  ferez-vous  de  ma  cendre  ? 
Quelle  pierre  serai-je  aux  fossés  du  chemin?  (2). 

Son  ami  Pascal  Mulot,  avec  qui  souvent  il  agite  ces 
angoissantes  questions,  paraît  hostile  à  l'idée  d'un  Dieu 
personnel,  créateur  et  rémunérateur.  «  Que  veut-il  faire 
ce  Créateur,  que  veut-il  faire  ?  Pourquoi  ce  chemin  sans 
bouts,  cette  énigme  sans  mot?  Aurons-nous  enfin  quelque 
jour  l'intelligence  de  sa  pensée?  J'en  reviens  toujours  là. 
mon  noble  ami;  c'est  le  cerf  blessé  qui  tourne,  tourne,  et 
revient  à  son  gîte  »  (3).  Mais  en  réalité  Bouilhet  —  ses 
«  Impressions  philosophiques  »  restées  inédites  en  font 
foi  —  s'ingénie  à  élever  par  ses  propres  forces,  à  l'exemple 
de  V.  Cousin,  le  temple  de  la  Religion  naturelle,  oii  il  va 
brûler  son  encens. 

Il  veut  connaître  Dieu  par  sa  seule  intelligence  sans  le 
secours  de  la  Foi  :  «Si  j'arrive  à  Dieu  par  la  raison, 
comme  vous  par  la  Foi,  qu'avez-vous    à  dire  ?    Nous 


(1)  Inédit. 

(2)  Inédit.  «  Et  ceci  est  donc  vrai. . .  »  (Juin  1844). 

(3)  Lettre  inédite  (1845). 


—  107  — 

n'avons  pas  suivi  la  même  route,  qu'importe  ?  Je  suis 
arrivé,  .l'ai  fait  à  pied,  le  bâton  à  la  main,  péniblement, 
longuement,  interrogeant  chaque  pierre  de  la  route, 
chaque  arbre  du  chemin,  ce  voyage  que  vous  avez 
accompli  sur  des  ailes,  les  yeux  fermés,  suivant  la  direc- 
tion du  souffle  qui  vous  poussait  vers  Dieu.  Et  c'est  fort 
heureux,  car  vous  auriez  été  aussi  vite  vers  l'athéisme, 
si  le  vent  qui  vous  emportait  était  venu  d'un  autre  point 
du  ciel  !  Nous  sommes  arrivés,  mais  la  différence,  c'est 
que  je  sais  par  où  j'ai  passé,  et  que  vous,  vous  ne 
pourriez  jamais  reconnaître  votre  route  »  (1).  Et  ailleurs  : 
«  Les  calomniateurs  de  la  Philosophie  auront  beau  faire 
et  beau  dire,  ils  ne  la  rendront  point  athée  malgré  leur 
bon  vouloir,  et  les  esprits  sains  riront  de  cette  supersti- 
tion grossière,  de  cette  insigne  mauvaise  foi,  qui  fait  deux 
synonymes  de  Philosophie  et  d'incrédulité.  Jamais  la 
Philosophie  n'a  enseigné  de  si  monstrueuses  doctrines  : 
elle  a  montré  à  l'homme  Dieu  au  fond  de  toute  chose. 
Dieu  planant  sur  le  monde  et  les  siècles,  Dieu  plus 
grand  qu'un  temple,  plus  haut  qu'un  autel,  plus  sublime 
qu'une  théorie  !  Singulière  Philosophie  vraiment  que 
celle  qui,  pour  y  voir  plus  clair  dans  sa  nuit  commence- 
rait par  souffler  sur  le  grand  flambeau  »  (2).  Les  «  calom- 
niateurs de  la  Philosophie  «  étaient  sans  doute,  dans 
l'esprit  de  Louis,  les  porte-parole  du  parti  catholique,  qui 
luttaient  pour  conquérir  la  liberté  d'enseignement,  et 
reprochaient  à  certains  professeurs  de  l'Université,  sinon 
une  Philosophie  «  athée  »,  du  moins  un  éclectisme  dange- 
reux. «  La  Philosophie,  ajoute  Bouilhet.  mais  elle  n'est 


(1)  «  Impressions  philosophiques  ». 

(2)  Ibid. 


-  108  — 

pas  impie,  comme  le  disent  en  chaire  de  pauvres  prédica- 
teurs qui  ne  la  connaissent  pas,  mais  elle  n'est  pas  athée, 
si  jamais  elle  l'a  été,  ce  que  je  ne  crois  pas  possible  »  (1). 
Gomme  la  Philosophie,  les  découvertes  scientifiques  ne 
peuvent  être  à  ses  yeux  en  contradiction  avec  l'existence 
de  Dieu  :  elles  en  apportent  au  contraire  des  preuves 
nouvelles.  Depuis  quelques  années  une  lutte  très  âpre  se 
livrait  au  nom  de  la  science,  sur  le  terrain  de  lexégèse 
biblique.  Dès  1838,  Quinet  avait  vanté  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes,  «  les  travaux  accomplis  au-delà  du  Rhin 
depuis  cinquante  ans  »  (2),  et  demandé  aux  apologistes 
catholiques  s'il  était  permis  de  s'en  tenir,  devant  des  faits 
aussi  graves,  «  à  la  politique  du  silence  »  (3).  Beaucoup  de 
catholiques,  dès  lors,  s'étaient  élevés  contre  cette  science 
qu'ils  regardaient  comme  dangereuse  et  propre  à  causer 
la  maladie  du  «  doute  )i.  Qu'il  s'agisse  d'inter- 
prétation des  livres  saints,  ou  de  découvertes  purement 
scientifiques,  Bouilhet  prend  une  position  très 
précise  :  a  Mille  fois  aveugles  et  insensés,  écrit-il,  ceux 
qui  accusent  la  science,  j'en  connais,  et  gourmandent 
l'activité  humaine  au  nom  de  la  Religion.  Groyent-ils 
donc  que  Dieu  a  peur  de  l'esprit  de  l'homme  qu'il  s'est  plu 
à  former  lui-même  à  son  image  et  ressemblance  ?  Si  haut 
que  s'envole  l'imagination,  si  profondément  que  creuse 
l'intelligence,  nous  trouverons  toujours  Dieu  au  bout  de 
notre  pensée.  Car  Dieu  est  partout,  et  assez  grand  pour 
remplir  le  monde,  d(3  quelque  côté  que  nous  le  sondions. 
Le  doute  n'aura  prise  sur  vous  qu'au  moment  où  vous 


(1)  «  Iippressions  philosophiques 

(2)  1"  Décembre  1838.  p.  587-588. 

(3)  d»  p.  586. 


-.  109  — 

vous  arrêterez  dans  votre  course,  car  une  fois  maîtres  de 
la  nature,  parvenus  au  sommet  des  connaissances 
humaines,  au  point  d'intersection  de  toutes  choses,  votre 
âme,  d'elle-même,  s'élancera  vers  Dieu  et  vous  chercherez 
le  Ciel  le  jour  où  la  terre  finira  sous  vos  pas.  Dieu 
commence  oiî  finit  le  monde  I  »  (1). 

Il  paraît  d'ailleurs  n'accepter  qu'avec  défiance  les 
nouvelles  théories  scientifiques,  celles  des  évolution- 
nistes,  par  exemple  :  «  On  s'applaudit,  écrit-il,  on  se 
rengorge  quand  on  a  enfin  constaté  qu'on  n'est  pas 
plus  qu'un  chien  ou  un  dromadaire.  Il  est  un  savant, 
je  ne  sais  plus  lequel,  qui  considère  les  omoplates  de 
l'homme  comme  des  rudiments  d'ailes  ».  Et  ailleurs  : 
«J'ai  vu  aujourd'hui  un  monsieur  heureux  de  soutenir 
que  l'homme  n'est  qu'une  bête  perfectionnée.  Depuis 
que  je  le  connais,  je  suis  entièrement  de  son  avis,  à  la 
perfection  près  !  »  \2). 

Quand  Bouilhet  prétend  que  l'intelligence  humaine  peut 
connaître  par  ses  propres  forces  l'existence  de  Dieu,  et 
que  ni  la  philosophie,  ni  la  science  ne  sont  un  obstacle  à 
cette  connaissance,  il  n'est  pas  en  contradiction  avec 
l'Eglise  Catholique  :  la  plus  saine  orthodoxie,  en  effet, 
enseigne  que  l'intelligence  de  l'homme  peut  prouver  par 
elle-même  la  nécessité  d'un  Dieu  Créateur  et  conservateur 
de  tout  être,  l'existence  et  la  spiritualité  de  l'âme,  et  les 
devoirs  de  la  créature  à  l'égard  du  Créateur. 

Toutefois  sa  religion  voisine  avec  le  panthéisme.  Il 
semble  que  le  poète,  loin  de  croire  à  un  Dieu  personnel,  le 
confonde  tantôt  avec  la  raison,  tantôt  avec  la  nature  : 


(1)  o  Impressions  philosophiques 

(2)  Ibid. 


—  110  — 

v(  Dieu,  c'est  la  vie,  écrit-il. . .  Dieu,  c'est  aussi  et  surtout 
la  raison  ».  Il  ne  distingue  pas  entre  le  Créateur  et  les 
choses  créées. 

Bien  plus,  il  refuse  d'incliner  son  intelligence  devant 
la  vérité  révélée.  II  rejette  la  «  foi  »  au  sens  catholique  du 
mot,  la  conviction  religieuse  fondée  non  sur  l'évidence, 
mais  sur  la  parole  de  Dieu  garantie  par  l'autorité  de 
l'Eglise  ;  il  repousse  le  dogme  parce  que,  pense-t-il,  il 
masque  l'horizon  de  la  pensée  humaine  :  «  Gomment  a-t-il 
pu  venir  à  l'idée  de  l'homme  que  le  sacrifice  volontaire 
de  sa  raison,  de  son  intelligence,  de  sa  faculté  de  juger, 
en  faveur  d'une  foi  aveugle  et  souvent  absurde,  pouvait 
être  un  hommage  agréable  au  Dieu  qui  lui  a  départi  tous 
ces  dons  ?  )^  (1).  Que  reste-t-il  chez  l'homme,  après 
que  l'Eglise  lui  a  imposé  ses  dogmes?  «Un  ressort  qui 
marche  par  routine  dans  la  foi,  comme  dans  le  doute, 
selon  la  main  qui  lui  imprime  le  mouvement,  un  encensoir 
qui  fume  banalement  soir  et  matin  et  qui  ne  monte  à  Dieu 
qu'au  bout  d'une  chaîne,  poussé  par  un  bras  étranger  »  (2). 
L'intelligence  humaine  ainsi  privée  de  liberté  ne  saurait 
produire  d'actes  méritoires  :  «  Point  d'ivraie,  écrit-il,  mais 
point  de  bon  grain  I  Tout  au  plus  quelques  pauvres  arbres, 
rares  et  étiolés,  mourant  sur  un  terrain  mort,  alignés  et 
taillés  selon  le  compas  de  l'orthodoxie. . .  Groyez-vous  sin- 
cèrement que  tel  est  le  but  et  la  fin  de  l'homme  sur  cette 
terre  ?  Est-ce  là  selon  vous  l'encens  que  Dieu  demande? 
Honte  et  déshonneur  à  celui  qui  se  suicide,  à  celui  qui 
détruit  le  corps;  analhème  et  malédiction,  et  pitié  pro- 
fonde à  celui  qui  tue  lui-même  sa  raison,  son  enthou- 


(1)  «  Impressions  philosophiques 
{2)  Ibid. 


—  111  — 

siasme,  ses  passions,  ses  jugements,  toutes  ces  puis- 
sances que  Dieu  a  mises  dans  notre  âme  et  qu'un  prêtre 
(de  bonne  foi,  si  vous  voulez)  voudrait  en  arracher  vio- 
lemment !  »  (1). 

Si  cette  religion  de  Louis  n'a  pas  besoin  de  docteurs 
et  de  théologiens,  elle  ne  demande  non  plus  ni  ministres 
ni  temples  :  son  culte  se  célèbre  dans  les  forêts  et 
sur  les  monts.  Le  poète  et  ses  amis,  Pascal  Mulot  et 
Caudron,  regardent  passer  près  d'eux,  sans  le  suivre  à 
l'Eglise,  «  le  prêtre  avec  son  livre,  qu'il  épèle  en  mar- 
chant »  (2)  ;  comme  Emile  instruit  par  le  vicaire  Savo- 
yard, ils  vont  «  chercher  »  Dieu  dans  les  spectacles  de  la 
nature  : 

Nous  irons  chercher  Dieu,  là-bas,  sur  la  colline, 
Par  les  sentiers  tout  blancs  des  fleurs  de  l'aubépine, 

Par  les  prés,  par  les  bois, 
Dans  tout  ce  qui  sourit,  dans  tout  ce  qui  murmure. 
Et  nous  lui  donnerons  pour  temple  la  Nature 

Aux  frémissantes  voix  (3). 

Toutefois  dans  sa  théologie  le  poète  réserve  une  place  à 
l'amour  de  Dieu.  Sans  doute  ce  ne  sont  pas  les  cris  d'une 
âme  en  détresse  vers  le  Père  «  si  bon,  disait  saint  Louis, 
que  meilleur  ne  peut  être  »,  ni  l'hymne  de  reconnaissance 
que  Lamartine  chante  à  chaque  page  de  son  œuvre. 
L'amour  de  Dieu,  d'après  Bouilhet,  doit  se  traduire  par 
des  actes  de  charité  à  l'égard  du  prochain  : 

Aimer  Dieu,  ce  n'est  point  au  fond  de  quelque  église. 
Frapper  son  front  pieux  contre  la  dalle  grise, 
Ni  dans  lombre  du  cloître,  en  se  signant  vingt  fois, 
Rouler  d'un  chapelet  les  grains  entre  ses  doigts. . . 


(1)  «  Impressions  philosophiques  ». 

(2)  Inédit.  «  A  mes  amis  P.  Mulot  et  Gahriel  C...  »  (Rouen,  mai  1845). 

(3)  Ibid.  »  » 

9 


-  112  - 

Aimei'  Dieu,  c'est  donner  au  mendiant  qui  prie, 
Sans  demander  son  nom,  sa  foi,  ni  sa  patrie, 
C'est  avoir  dans  son  cœur  la  douce  charité. 
Sans  vendre  à  Dieu  le  temps  pour  son  éternité  ! . . . 
C'est  moins  d'élans  au  ciel,  madame,  et  parmi  nous 
Plus  de  pleurs  essuyés,  plus  d'enfants  à  genoux 
Bénissant  votre  nom,  vous. appelant  leur  mère  ! 
C'est  joindre  moins  souvent  vos  mains  pour  la  prière, 
Et  les  ouvrir  toujours,  quand  au  bout  du  chemin 
Le  bon  vieillard  sanglote  en  demandant  du  pain  !  (1) 

Il  a  oublié  l'acte  de  charité,  tel  que  sa  mère  le  lui  avait 
appris  :  «  Mon  Dieu,  je  vous  aime  et  j'aime  mon  prochain 
pour  l'amour  de  vous.»  Il  a  raison  en  ce  qu'il  recommande, 
et  tort  en  ce  qu'il  condamne.  Le  Christ,  lui,  a  dit  : 
Oporluil  hœc  facere  et  illa  non  07nitlere. 

En  tous  cas,  Bouilhet  s'écarte  de  la  religiosité  toute  litté- 
laire  des  premiers  romantiques .  Chateaubriand  et  à  sa  sui  te 
Lamartine  et  V.  Hugo  avaient  aimé  surtout  le  pittoresque 
chrétien,  les  souvenirs  bibliques,  les  martyrs  tombés  dans 
le  cirque,  les  cathédrales  du  Moyen-Age.  Bouilhet,  au 
contraire,  estime  que  la  Religion  intégralement  pratiquée 
doit  susciter  une  riche  floraison  des  sentiments  huma- 
nitaires si  exaltés  aux  environs  de  1848  par  les  écrivains 
et  les  orateurs.  La  pensée  du  Christ  apportant  au  monde 
«  l'amour  avec  la  liberté»  ne  réconcilie-t-elle  alors  sur  le 
terrain  de  l'Evangile  apologistes  et  romanciers,  prédi- 
cateurs et  poètes,  n'ouvre-t-elle  tous  les  cœurs  à  l'espé- 
rance en  permettant  de  rêver  un  renouveau  social? 

Bouilhet  regarde  le  Christ  comme  le  meilleur 
des  enfants  des  hommes  ;  la  bonté  du  Sauveur 
pour     Thomnie     qui     vivait    sur     la     terre      «    dans 


(Ij  Inédit.  «  L'amour  de  Dieu  »,  à  Mme  A.  de  L.  (1844). 


—  113  — 

le  doute  et  la  peine  »,  «  voyageur  égaré  par  les 
chemins  perdus  »,  va  droit  à  son  cœur  :  il  relit  dans 
l'Evangile  les  paroles  divines 

Qu'il  jetait  comme  un  baume  à  tous  les  cœurs  souffrants  (1). 

Bien  qu'il  ne  semble  pas  l'honorer  comme  un  Dieu,  il 
l'aime  cependant  et  sa  tête  hautaine  s'incline  devant  lui 
en  un  geste  d'oraison  et  de  reconnaissance  : 

Oui,  nous  t'aimons,  ô  Christ  1  Ta  morale  divine 

Coula  semblable  au  miel  de  la  Sainte  Colline, 

Et  comme  la  rosée,  au  monde  languissant 

Tu  redonnas  la  vie  et  l'âme  avec  ton  sang. 

Oui,  nous  t'aimons,  ô  Chi'ist.  Pour  instruire  la  terre 

Tu  naquis  à  l'étable  et  mourus  au  Calvaire. 

Des  pans  de  ton  manteau,  qui  s'ouvre  ensanglanté, 

Tu  fis  tomber  l'amour  avec  la  liberté. 

Gloire  à  toi  !  Gloire  à  toi  !  Ta  parole  féconde 

Brisait  en  expirant  les  portes  dii  vieux  monde, 

Afin  que  délivré  de  tout  lien  mortel, 

L'tiomme  pût  élever  ses  mains  libres  au  Ciel  (2). 

Sans  attacher  une  importance  excessive  à  cet  hymne 
au  Christ,  nous  trouvons  dans  les  œuvres  de 
Bouilhet  écrites  vers  cette  époque  des  éléments  suffisants 
pour  affirmer  qu'alors  il  était  déiste.  Contrairement  à  la 
thèse  de  M.  Frère  (3),  les  études  médicales  ne  paraissent 
pas  l'avoir  prédisposé  à  la  Philosophie  matérialiste,  qui 
repousse  toute  action  divine  dans  la  création  et  le  gouver- 
nement du  monde.  Mais  ce  déisme  ne  pénètre  pas  en 
son  àme,  jusqu'au  point  de  la  convertir  moralement, 
et  de  la  déterminer  au  bien  :  il  est  à  fleur  d'intelligence  et 


(1)  «  A  a. . .,  »  (1848)  Œuvres,  p.  'J2. 

(2)  Inédit.  «.  Les  .Jésuites  >>  (.Janvier  18'i'i). 
(8)  O}).  cit.,  p.  198  et  suivantes. 


—  114  - 

à  la  merci  d'une  saute  de  vent.  Quelques  années  plus  tard, 
l'influence  de  Flaubert  suffira  pour  rompre  le  fil  léger  qui 
attache  Louis  au  spiritualisme  et  lui  faire  adopter  un 
scepticisme,  dont  le  principe  essentiel  sera  de  ne  jamais 
conclure  en  présence  d'un  problème  philosophique. 

Alors  il  croira  Dieu  retiré  en  un  Ciel  si  éloigné  qu'il 
craindra  de  l'y  chercher  :  le  nom  du  Créateur  ne  sera  pas 
écrit  dans  «  les  Fossiles  ». 

II 

D'abord  «  militariste  »  et  Napoléonien  en  1840  et  1841, 
Bouilhet,  tout  en  restant  patriote,  devient  ennemi  de 
l'égoïsme  bourgeois  et  anticlérical.  Il  croit  au  progrès  de 
la  Société  :  il  est  un  avant-coureur  de  la  démocratie. 

Collégien,  il  appelait  de  ses  vœux  la  guerre  nécessaire  à 
la  grandeur  nationale.  En  1840,  la  situation  politique  était 
très  grave.  Les  puissances  européennes,  par  le  traité  de 
Londres  (1),  prétendaient  régler,  en  dehors  de  la  France, 
le  conflit  survenu  entre  la  Turquie  et  l'Egypte.  Tous  les 
Français  s'en  indignaient.  «  Le  Traité,  disait  le  Journal 
des  Débals,  esi  une  insolence  que  la  France  ne  supportera 
pas  :  son  honneur  le  lui  défend  ».  Louis-Philippe  et  son 
ministre  Thiers,  d'accord  avec  le  sentiment  national, 
prirent  à  l'égard  des  puissances  une  attitude  belliqueuse  : 
les  effectifs  des  armées  furent  augmentés,  on  construisit 
autour  de  Paris  une  enceinte  continue  et  des  forts 
détachés.  Le  pays  suivait  avec  passion  ces  préparatifs  : 
on  songeait  à  la  revanche  de   1815  (2)   et  les   vers  du 


(1)  15  Juillet  1840. 

(2)  Voir  le  développement  de  ces  idées  par  A.  Malet,  «  Histoire 
générale»,  sous  la  direction  de  Lavisse  et  A.  Rambaud,  tome  X, 
chapitre  X,  p.  395  et  suivantes. 


—  115  - 

«  Rhin  Allemand»,  que  Musset  venait  d'écrire  en  réponse 
à  la  chanson  de  Becker,  étaient  sur  toutes  les  lèvres. 

Excité  par  l'enthousiasme  général,  Bouilhet  jette  son 
cri  de  guerre  en  des  strophes  altières  à  l'adresse  des 
Nations  : 

Ah  !  vous  voulez  qu'on  recommence  ! 

Nous  combattrons,  mais  sans  clémence, 

Mais  sans  pitié,  mais  sans  pardon  ! . . . 

Vous  voulez  savoir  si  nos  veines 

De  sang  français  sont  encore  pleines  ? 

Si  dans  nos  cœurs  désespérés 

La  Liberté  serait  tarie  ? 

Si  notre  àme  est  assez  flétrie 

Pour  voir  souffleter  la  Patrie  ! . . . 

Vous  le  voulez  !  Eh  bien  !  aux  armes  ! 

Marchons  !  à  votre  cri  d'alarmes 

L'aigle  vient  de  se  réveiller. . . 

Car  la  Hberté  forte  et  belle 

Nous  abreuva  de  sa  mamelle, 

Sur  son  cœur  nous  prit  en  naissant  ! 

Et  comme  les  Gaulois  nos  pères, 

Bercés  aux  fanfares  des  guerres, 

Nous  avons  au  sein  de  nos  mères, 

Avec  le  lait,  puisé  du  sang  !  (1). 

Patriote,  il  est  aussi  Napoléonien  :  n'est-ce  pas  alors 
synonyme?  Si  Louis  n'a  pas  vu,  comme  ses  devanciers 
dont  parle  Musset,  son  père  lui  apparaître  ensanglanté 
entre  deux  campagnes,  s'il  n'a  pas  été  tenu  sur  la  poitrine 
chamarrée   d'or  des  soldats  de  l'Empire,  il  a  été   élevé 


(1)  Inédit.  «  La  France  et  l'Europe  »  (7  Juillet  1841).  La  pièce  porte 
en  exergue  ces  vers  du  «  Rhin  Allemand  »  : 

Mais  craignez  que  vos  airs  bachiques 
Ne  réveillent  les  morts  de  leur  repos  sanglant. 
La  pièce  de  Musset  est  datée  du  1"  Juin  18U.  L'imitation  du  modèle 
est  évidente. 


-  116  - 

dans  le  culte  de  ce  passé  vieux  à  peine  de  quelques 
années.  Dans  la  maison  de  Gany,  devant  la  flamme 
joyeuse  des  foyers  d'hiver,  à  propos  de  bibelots  ou 
d'anniversaires,  l'ancien  intendant  des  Hôpitaux  a  dû 
charmer  souvent  l'imagination  de  son  fils  par  le  récit 
d'expéditions  glorieuses.  L'adolescent  s'en  souvient  et 
proclame  son  admiration  pour  les  soldats  de  l'Empereur, 
comme  s'il  les  avait  vus  revenir  vainqueurs  : 

Oh  !  Quand  après  quelque  bataille, 
Nos  pères  rentraient  triomphants, 
Leur  front  sacré  par  la  mitraille 
Se  penchait  sur  nos  fronts  d'enfants 

Puis  dans  ces  mains  victorieuses, 
Dont  l'Europe  savait  le  poids, 
Ils  pressaient  nos  tètes  joyeuses 
Avec  des  larmes  dans  la  voix. 

«  Oh  !  disaient-ils,  fils  de  la  France, 
Vous  qui  serez  hommes  un  jour, 
Vous  serez  grands  à  votre  tour, 
Vous  finirez  ce  qui  commence  »  (1). 

Bouilhet  ne  fait  que  suivre  la  mode.  Thiers  raconte 
l'histoire  du  Consulat  et  de  l'Empire;  Béranger  etBalzac(2) 
rendent  Napoléon  populaire,  l'un  dans  le  peuple,  l'autre, 
dans  la  bourgeoisie.  La  grande  poésie  elle-même  s'inspire 
de  l'héroïque  Légende  :  V.  Hugo  a  déjà  écrit  plusieurs 
fragments  de  son  épopée  napoléonienne  (3). 

A   Rouen,  ce   culte  trouve  peut-être    plus   de  fidèles 


(1)  Inédit.  «  Aux  Français  »  (27  Octobre  1840). 

(2)  Le  Médecin  de  darapagne:  «  Napoléon  raconté  dans  une  grange.  » 

(3)  Les  Orientales  :  «  Toujours  lui,  lui  partout. . .  »  —  Les  Feuilles 
d'Automne  :  «  Ce  siècle  avait  deux  ans...  »  —  «  A  la  Colonne  », 
«  Mil  liuit  cent  onze...  »  —  Les  Voix  intérieures  :  «  A  l'Arc-de- 
Triomphe  ». 


—  117  — 

qu'ailleurs.  Le  10  Novembre  1840,  le  bateau  à  vapeur 
«  La  Normandie  «  remonte  la  Seine  portant  les  cen- 
dres de  l'Empereur  vers  Paris.  Rien  ne  manque  au  décor. 
Le  pont  suspendu  est  transformé  en  un  arc  de  triomphe, 
près  du  fleuve  des  obélisques  sont  revêtues  d'étoffes  vio- 
lettes parsemées  d'abeilles  d'or,  des  socles  supportent  des 
faisceaux  de  drapeaux  tricolores,  les  sonneries  des  cloches 
s'harmonisent  avec  les  salves  d'artillerie  La  vieille  cité, 
d'ordinaire  si  calme,  s'enthousiasme  :  un  écrivain 
rouennaiSjtrès  attentif  aux  événements  de  la  petite  patrie, 
a  raconté  de  quelle  recrudescence  de  gloire  y  jouissait 
alors  Napoléon  :  «  Artistes,  poètes,  orateurs,  bourgeois, 
ouvriers,  écrit-il,  au  village,  à  la  ville,  dans  les  salons, 
dans  les  cafés,  au  théâtre,  partout  à  pleines  mains,  à  plein 
cœur,  puisaient  à  ce  trésor  »  (1). 

Bouilhet  en  est  une  preuve.  Il  célèbre  en  vers 
l'entrée  triomphale  des  cendres  de  l'Empereur  aux 
Invalides  :  il  exalte  la  grandeur  calme  du  géant  vaincu  et 
«  chargé  de  fers  », 

Aux  flancs  d'une  roche  jetée 
Comme  un  pilori  sur  les  mers  (2). 

Il  le  propose  surtout  comme  modèle.  Au  moment  où 

l'Europe  semble  mettre  la  France  au  ban  des  nations, 

convaincu    que    le    souvenir    des    victoires    impériales 

redonnera  au  peuple  l'assurance  de  nouveaux  succès,  il 

sonne  fièrement  l'hallali  de  la  revanche  : 

Sur  nos  débris  d'honneur  la  gloire  peut  éciore, 
France  au.K  armes  !  Wagram,  Austerlitz,  Marengo  1 
C'est  notre  Trinité,  c'est  notre  cri  de  guerre  ! 
Le  chant  victorieux  qui  fait  trembler  la  terre 
Est  le  chant  de  notre  berceau. 


(\)  Eugène  Noël.  «  Rouen,  Rouennais  et  Rouenneries  »,  p.  IIG. 
(•2)  Inédit.  «  Aux  Français  »  (27  Octobre  1840). 


-  118  - 

Marchons  !  Entendez-vous  l'appel  des  morts  qui  passe? 
De  vingt  champs  de  bataille  ils  franchissent  l'espace 
Et  quittent  pour  nous  voir  leur  lit  ensanglanté, 
Eux  qui  nous  ont  laissé  le  sublime  héritage  : 
La  gloire  avec  la  liberté  !  (i). 

Dans  cette  apothéose  à  grand  orchestre,  trop  de  vers 
sonores  sont  écrits  pour  s'harmoniser  avec  le  cliquetis  des 
armes  et  les  musiques  militaires.  Ils  n'en  sont  pas 
moins  inspirés  par  un  ardent  amour  de  la  grandeur 
nationale. 


Cet  enthousiasme  chez  Bouilhet  ne  dura  que  deux  ans  : 
un  sincère  patriotisme  du  moins  lui  survécut.  «  Je  n'aimerai 
jamais,  écrit-il,  celui  qui  n'aime  pas  son  pays  »  (2).  «  Le 
pays  où  l'on  est  né,  ajoute-t-il,  est  comme  un  aimant 
mystérieux  qui  pendant  toute  notre  vie  attire  vers  lui 
notre  âme  et  nos  affections  :  la  patrie  est  un  pôle  où  se 
dirigent  tous  nos  vœux  »  (3). 

Aussi  s'irrite-t-il,  dès  1842,  de  ne  trouver  plus  chez  les 
gouvernants  et  dans  la  bourgeoisie  le  courage  militaire  et 
le  désintéressement  qui  firent  si  «  belle  »  la  «  France  de 
l'Empereur  ». 

Sans  doute,  partout  semble  passer  le  même  vent  de 
ruine  sur  la  royauté  et  la  religion,  partout  «  le  flot  du 
progrès  »  mine  «  les  vieux  pouvoirs  »  (4),  mais  la  France 
plus  que  toute  autre  est  emportée  en  une  décadence 
rapide  et  Bouilhet  la  compare  aux  mornes  monuments  qui 


(1)  laédit.  «  Aux  Français  »  (27  Octobre  1840). 

(2)  «  Impressions  philosophiques  >:. 

(3)  «  Impressions  philosophiques  ». 

(4)  Inédit.  «  Prélude  »  (Février  1843). 


—  119  - 

dans  Paris  témoignent  des  gloires  passées  et  donnent  à  la 
ville  l'aspect  d'une  vaste  nécropole  : 

Paris,  froid  muséum,  funèbres  catacombes, 

Où  pour  trouver  un  homme,  il  faut  fouiller  des  tombes... 

Vaine  ombre  de  toi-même  ô  peuple  d'antiquaires, 

Tu  n'as  pour  tout  trésor  qu'un  souvenir  de  pierres...  (i). 

Les  âmes  dominées  par  l'égoïsme  sont  incapables  de 
tout  eJ9fort  vers  un  idéal  politique  ou  social  :  «  Dans  le  mal 
comme  dans  le  bien,  écrit  Bouilhet,  rien  de  grand,  rien  de 
large  :  la  morale  est  bigote,  le  crime  bourgeois!  La  lymphe 
nous  gonfle  et  le  siècle  prend  du  ventre  ;  nous  allons 
mourir  d'égoïsme  par  indigestion  »  (2).  L'intérêt  est 
devenu  «  la  raison  de  toutes  les  vertus  »,  et  le  mobile  de 
toutes  les  actions.  Louis  se  plaît  à.  le  démasquer  : 
«  Il  y  a  tels  hommes  que  je  connais,  écrit-il,  qui  sur 
la  terre  n'ont  jamais  en  vue  que  leur  intérêt  personnel, 
sans  s'inquiéter  trop  des  moyens  1  Méfiez-vous  d'eux 
quand  ils  vous  sourient,  car,  de  deux  choses  l'une  : 
ou  ils  vous  trompent,  ou  ils  vous  exploitent.  Leur  atta- 
chement pour  vous  est  en  raison  directe  de  votre  utilité 
pour  eux  :  du  moment  où  l'instrument  ne  leur  sert 
plus,  ils  le  brisent  s'ils  le  peuvent.  Il  y  a  des  égoïstes  qui 
ne  se  cachent  pas  et  qui  ont,  pour  ainsi  dire,  le  courage  de 
leur  turpitude  :  ceux-là  sont  moins  à  craindre,  ils  ne  sont 
que  cyniques.  D'autres  masquent  leur  âme  sous  une  phi- 
lanthropie et  une  sensibilité  hypocrites  :  il  faut  de  l'expé- 
rience pour  les  deviner  »  (3).  Il  soupçonne  d'égoïsme  ses 
propres  amis  :  leurs  protestations  d'attachement  sont 
vaines  :  «  On  ne  voit  plus  çà  et  là,ajoute-t-il,  que  quelques 


(1)  Inédit.  «  A  la  France  »  (Mai  1842). 
{•2}  «  Impressions  pliilosophiqucs  ». 
(;î)  «  Impressions  philosophiques  ». 


—  130  - 

Ames  d'élite, qui  soient  capables  d'une  amitié  franche  et  de 
sentiments  désintéressés  »  (I).Ii  se  croit  atteint  lui-même 
par  le  mal  général  et  estime  certaines  de  ses  actions  déter- 
minées par  un  «  égoïsme  raffiné  ».  Ne  cherche-t-il  pas,  par 
sa  générosité,  à  «  faire  goûter  aux  autres  ses  propres 
plaisirs,  par  une  sorte  d'insuffisance  et  comme  pour  mul- 
tiplier ses  organes?  »  «  On  emprunte  un  moment,  écrit-il, 
les  sens  des  autres,  et  l'on  se  répercute  complaisamment 
à  droite  et  à  gauche,  comme  un  fat  dans  un  salon  de 
miroirs  »  (2). 

Il  dénonce  surtout  chez  ses  compatriotes  l'amour  de  la 
richesse  et  la  puissance  de  l'or,  qui  permet  d'arriver  à  tout 
et  remplace  la  vertu,  le  courage  et  l'intelligence.  Guizot, 
a-t-on  dit,  érigeait  alors  la  corruption  en  système  de  gou- 
vernement (8);  partout  des  scandales  financiers  éclataient 
dans  lesquels  des  Pairs  de  France  étaient  compromis.  En 
une  page  curieuse, où  sous  des  formules  trop  sonores  trans- 
paraissent une  émotion  vraie  et  une  sensibilité  aigrie, 
Bouilhet  clame  sa  soif  de  l'or  pour  se  hausser  au  même 
niveau  que  ses  concitoyens  de  la  bourgeoisie  :  «  De  l'or, 
de  l'or,  puisque  c'est  désormais  la  vertu,  l'honneur  et  la 
considération,  puisque  sans  lui  le  sang  se  fige  au  cœur,  la 
voix  râle  à  la  gorge  et  la  pensée  avorte  au  cerveau.  Oh  ! 
de  l'or,  j'en  veux  avoir,  moi,  comme  je  veux,  ici-bas,  ma 
part  d'air  vital  et  ma  place  au  soleil  !  De  l'or,  de  l'or,  pour 
nager  dans  la  vie,  largement  et  sans  peur,  pour  lever  la 
tète  aussi  haut  que  l'imbécile,  pour  faire  entendre  le  son. 
de  ma  voix  aussi  bien  que  l'inepte  et  l'ignorant  !  De  l'or, 


(1)  «  Impressions  philosophiques  ». 

(2)  «  Impressions  philosophiques  ». 

(3)  A.  Malet.  «  Histoire  générale  »   sous   la  direction  d'E.  Lavisse, 
T.  X.,  p.  :W0. 


-  121  - 

vous  liis-je,  pour  éclabousser  toute  cette  foule  arrogante 
et  stupide  avec  les  roues  de  ma  voiture,  ou  les  quatre  fers 
de  mon  cheval  anglais.  De  l'or,  pour  avoir  le  droit  de  re- 
fuser ma  main  à  l'étreinte  cordiale  d'un  Pair  de  France 
qui  fait  l'agiotage,  ou  d'un  député  marchand  de  coton  !  De 
l'or,  pour  dire  son  fait  à  cette  femme  hautaine  et  bête, 
bâtie  de  soie  et  de  diamants,  qu'à  voir  ses  atours  on  pren- 
drait dans  la  rue  pour  une  boutique  qui  marche  !  Comtesse 
dé  carrefour  I  Marquise  de  comptoir,  dont  les  parchemins 
ont  enveloppé  du  poivre  et  de  la  chandelle  !  Mon  Dieu, 
mon  Dieu,  faut-il  tout  dire  ?  Eh  !  bien,  puisque  tout  est  à 
vendre,  de  l'or  pour  acheter  la  plume  de  l'écrivain,  la  jus- 
tice du  juge,  la  conscience  du  ministre,  l'amour  des 
femmes  et  l'absolution  du  prêtre  I  Infâme  bazar  que  le 
monde  tel  que  nous  l'avons  fait  à  force  de  matérialisme  et 
d'abrutissement;  marché  honteux  oii  la  vertu,  la  gloire, 
le  génie  sont  des  monnaies  usées  qui  n'ont  plus  cours  sur 
la  place  ;  siècle  effrayant  où  une  bourse  pleine  peut  rem- 
placer le  cœur,  la  conscience  et  la  capacité  ;  où  la  fortune 
est  éligible;  où  les  rentes  siègent  au  Sénat  corrompu  d'où 
nous  avons  chassé  César  et  Pompée  pour  n'y  placer  que 
des  Crassus  !  »  (1). 

De  cet  avilissement  des  âmes,  il  accuse  les  gouvernants, 
car  «  les  peuples  sont  ce  qu'on  les  fait  »  ;  les  ministres 
surtout,  plus  encore  que  le  Roi,  en  sont  responsables.  Il 
paraît  n'avoir  que  du  respect  pour  Louis-Philippe, 
«  vieillard  que  l'infortune  avait  instruit  du  sort  )>,  et  pour 
le  duc  d'Orléans,  dont  il  vante  l'éducation  au  collège 
Henri  IV  et  le  courage-dans  la  campagne  d'Algérie.  Mais 


(1)  Impressions  philosophiques.  —  Voir  aussi  la  satire  des  «  mar- 
chands dorés  »  :  «  Le  Lion  »,  Œ^uvres,  p.  72,  et  les  vers  adressés  à 
Barthélémy,  le  «  Poôte  vendu  ».  .le  publie  ces  vers  en  Appendice. 


—  122  — 

il  rend  responsable  Guizot,  qui  refuse  de  modifier  les  lois 
électorales,  d'accorder  au  «  peuple  souverain  »  (1)  plus  de 
liberté  et  veut  au  prix  de  notre  déshonneur  éviter  la 
guerre.  En  1842,  à  la  mort  du  duc  d'Orléans,  il  dénonce  en 
termes  violents  la  lâcheté  du  ministre  : 

Oli  !  ne  sommeillons  pas,  serrons  nos  rangs,  mes  frères, 
Dans  l'ombre,  voyez-vous  les  lignes  étrangères 
Rallumer  leur  étoile  aux  flambeaux  de  la  mort  ? 
Et  lui,  sur  ce  tombeau,  le  renégat  sinistre, 
Etayer  en  riant  son  fauteuil  de  ministre 
De  ce  cadavre  chaud  et  palpitant  encor  ? 
Arrière  le  linceul  dont  se  couvre  cet  homme, 
Et  qu'on  le  montre  au  doigt  et  que  chacun  le  nomme. 
Il  est  là,  qui  se  cache  au  fond  de  notre  deuil, 
Et,  comme  un  condamné  qui  sent  venii-  sa  peine. 
Se  dérobe  aux  regards  et  retient  son  haleine 
Accroupi  derrière  un  cercueil  (2). 

Lâcheté  des  ministres,  égoïsrae  de  la  bourgeoisie,  inertie 
de  tous,  puissance  de  l'or,  sont  aux  yeux  du  poète  les 
signes  évidents  de  la  décadence  d'une  nation.  «  Une 
société  n'est  forte  et  ne  donne  des  signes  de  vie  que  quand 
la  morale  publique  n'est  point  foulée  aux  pieds  par  un  vil 
intérêt  personnel;  on  dirait  qu'au  jour  fixé  pour  la  chute 
d'un  peuple  Dieu  lui  envoie  la  débauche  et  l'égoisme,  ces 
deux  vers  qui  rongent  une  société  et  que  le  ciel  lait  éclore 
sur  le  cercueil  des  empires  «  (3). 


Malgré  ce  mépris  pour  l'égoisme  bourgeois,  il  est  un 
point  sur  lequel  Bouilhet  s'accorde  bien  avec  la  bour- 


(1)  Inédit.  «  Les  Jésuites  »  (Janvier  1844). 

(2)  Inédit.  «  Au  Duc  d'Orléans  »  (Rouen,  Juillet  1842). 

(3)  «  Impressions  philosophiques  ». 


—  123  - 

geoisie  du  temps  de  Louis-Philippe  :  la  haine  du  «  parti- 
prêtre  »,  nous  dirions  :   «  l'anticléricalisme  ». 

Déjà,  en  1842,  il  dénonce  les  abus  qu'il  croit  découvrir 
dans  l'Eglise.  Il  se  place  pour  les  attaquer  sous  le  patro- 
nage de  Voltaire,  bien  qu'il  n'aime  pas  ce  «  génie  au  rire 
sombre  »,  qui  ruina  tant  d'idées  nobles  : 

Non,  je  ne  t'aime  point.  Mais  lorsque  ma  pensée 

Se  tourne  tout  à  coup  vers  l'histoire  passée, 

Quand  je  retrouve  au  fond  du  prêtre  que  je  vois 

La  même  ambition  stupide  qu'autrefois, 

La  même  main  toujours  sur  les  honneurs  crispée 

Et  la  croix  qu'on  agite  à  défaut  de  l'épée. . . 

—  A  moi,  Voltaire,  à  moi  !  Viens,  démon  ou  poète, 

Viens,  j'ai  trouvé  le  mot  de  ton  âme  inquiète  (1). 

Les  Jésuites  —  c'est  eux  surtout  que  Bouilhet  désigne 
par  «  le  prêtre  »  —  étaient  alors  plus  impopulaires  que 
jamais,  parce  qu'on  les  considérait  comme  les  ennemis 
irréductibles  de  la  Révolution.  Bouilhet  partage  les 
préjugés  du  temps  :  comme  Quinet,  il  a  la  «  phobie  »  du 
«Jésuite».  Il  n'hésite  pas  à  mettre  en  exergue  de  la 
satire  violente  et  banale  qu'il  leur  décoche  cette  phrase 
de  Rousseau  :  «  Les  dépouilles  de  Garthage  sont  la  proie 
d'un  joueur  de  flûte.  » 

■        Oh  !  ce  qui  m'épouvante  et,  comme  un  lâche  affront, 
Me  met  la  haine  au  cœur  et  la  rougeur  au  front, 
Ce  n'est  pas  de  les  voir,  pauvre  secte  en  démence. 
D'un  passé  qui  n'est  plus  évoquer  l'espérance. . . 
. . .  C'est  qu'à  ce  point  nous  soyons  descendus, 
Qu'après  vingt  ans  de  gloire  et  de  combats  rendus. 
Quand  le  sang  a  coulé  sur  nos  places  publiques. 
Quand  dédaignant  des  rois  les  dépouilles  antiques. 


(1)  Inédit.  «  A  Voltaire  »  (Rouen,  Février  1842). 


—  124  — 

Uentré  ilans  sa  grandeur  et  dans  sa  majesté, 
Le  peuple  a  pour  butin  choisi  la  liberté, 
Un  histrion  sans  âme,  un  baladin  d'Eglise, 
Comptant  sur  notre  honte  et  sur  notre  sottise, 
L'œil  et  l'oreille  au  guet,  sans  pudeur,  sans  effroi. 
Se  soit  dit  un  matin  :  ^  Ce  peuple  est  bon  pour  moi  »  (1). 

On  dirait  (à  lire  la  satire  du  poète),  qu'ils  ont  envahi  la 
France  avec  une  armée  redoutable,  décidés  à  mettre  tout 
à  feu  et  à  sang,  au  nom  de  l'Evangile.  Il  écrit  : 

O  Christ,  leur  as-tu  dit  :  «  Prêchez  avec  l'épée  ! 

Dans  le  sang  et  les  pleurs  que  ma  Croix  soit  trempée! 

Que  la  bonne  nouvelle  entendue  au  Thabor 

Soit  le  signal  du  meurtre  et  le  glas  de  la  mort  ?  » 

Leur  as-tu  dit,  Seigneur  :  «  A  la  terre  indocile 

Le  poignard  sous  la  gorge  imposez  l'Evangile, 

Et  ne  montrez  le  Ciel  à  toute  nation 

Qu'aux  lueurs  des  bûchers  de  l'Inquisition  ?  »  (2). 

D'après  le  poète,  ils  ont  anéanti  chez  l'homme  la 
liberté  de  l'esprit  et  du  cœur;  ils  ont  «  forgé  des  entraves» 
pour  «éteindre  en  nous»  «tout  battement  humain». 
Volontiers  il  leur  reprocherait  d'avoir  imaginé  le  dogme 
et  la  morale  chrétienne  : 

Au  nom  de  l'Evangile,  ils  ont  dit  à  notre  âme  : 

«  Immole  ta  pensée  et  souffle  sur  ta  flamme  !  '> 

Ils  ont  enseveli  pour  ta  gloire.  Seigneur, 

Dans  son  tombeau  vivant  le  cadavre  du  cœur, 

Et  l'homme  sans  amour,  sans  force,  sans  courage. 

N'est  plus  entre  leurs  doigts  qu'un  stupide  rouage, 

Un  encensoir  banal  fumant  soir  et  matin, 

Et  qui  ne  monte  à  Dieu  que  lancé  par  leur  main!  »  (3). 


(l)  Inédit.  «  Les  Jésuites»  (Janvier  1844).  Voir  aussi  les  vers  cili 
par  Flaubert,  Préface  des  «  Dernières  Chansons  «,  p.  28ô. 
(i)  Inédit.  «  Les  Jésuites  »  (Janvier  1844). 
(3)  Ibid.  »  » 


-  125  - 

La  religion,  affirme  Bouilhet,  est  devenue  un  moyen 
pour  ses  ministres  d'arriver  aux  honneurs  et  aux 
richesses.  Aucun  idéal  surnaturel  ne  paraît  les  guider,  et 
pendant  que  dans  le  temple,  le  prêtre  avec  la  «  crosse 
dur  »  et  la  «  chape  à  la  riche  frange  »  se  fait  admirer  des 
fidèles, 

Triste  la  Foi  s'assied  sur  la  dernière  pierre, 

Au  sommet  de  la  Tour, 
Au  sommet  de  la  Tour,  en  face  de  Dieu  même, 
Partout  où  de  la  terre  expire  le  blasphème  (i). 

Cette  charge  à  fond  de  train  contre  le  Clergé  nous 
étonne  peu  :  elle  est  dans  le  ton  de  l'époque.  Mais  l'anti- 
cléricalisme de  Bouilhet  manque  d'élégance,  comme  le 
portrait  qu'il  fait  du  Jésuite,  de  vérité  :  aussi  Flauhert 
essaye-t-il  d'atténuer  les  couleurs  trop  vives  de  ces  pièces 
en  faisant  remarquer  que  le  poète  était  alors  emporté  par 
une  «  virulence  républicaine  »  très  «  naïve  »  :  «  il  faut 
observer,  ajoute-t-il,  que  l'auteur  avait  alors  22  ans  »  (2). 

III 

L'égoïsme  bourgeois,  la  tyrannie  cléricale  sont  pour 
Bouilhet  des  obstacles  au  progrès  :  il  n'en  garde  pas  moins 
l'espoir  d'un  renouveau  politique  et  social.  «  Le  temps  où 
nous  vivons,  écrit-il,  est  un  temps  de  transition,  un  relais 
entre  un  grand  passé  et  un  avenir  mystérieux,  une  lutte 
sourde  et  vivace  de  tous  les  éléments  contraires,  de  tous 
les  systèmes  rivaux,  un  champ  de  bataille  où  se  décident 
les  destinées  du  monde  !  »  (3).  Le  poète  n'est  pas  de  la 


(1)  Inédit.  «  A  mes  amis  P.  Mulot  et  Gabriel  G. . .  »  (Mai  18-45).  «  La 
Religion,  écrit-il  ailleurs,  n'est  plus  qu'un  ressort  v^olitique  aux  mains 
de  l'intrigue  », 

(2)  Préface  des  «  Dernières  ("hansons  »,  p.  285. 
('^)  «  Impressions  philosophiques  ». 


-  126  - 

faction  d'égoïstes  et  d'aveugles  «jC^ui  «  comme  une  sangsue  », 
s'attache  «  à  la  peau  du  présent»,  «  parti  poussif  et  plein 
d'embonpoint,  qui  ne  demande  que  la  tranquillité  et  son 
petit  intérêt  personnel,  qui  redoute  tout  progrès,  de  peur 
d'être  obligé  de  marcher,  et  qui  dirait  comme  l'Apôtre  : 
«Maître,  restons  ici  et  faisons  ici  trois  tentes!  »,  parti 
des  pères  de  famille  bien  pensants  et  des  épiciers  par- 
venus »  (1).  Il  ne  s'attarde  pas  non  plus  dans  les  rangs  de 
ceux  qui  «  pleurent  le  passé  ».  Il  est  résolument  de  ceux 
qui  «  se  ruent  vers  l'avenir  »,  et  ont  pris  «  progrès  »  pour 
devise  »  :  «  Ce  qui  console  au  milieu  de  tout  ce  fracas  et 
tout  ce  tumulte,  ajoute-t-il,  c'est  ce  quelque  chose  qu'on 
sent  grandir  incessamment,  fatalement,  au  mépris  des 
anomalies  particulières;  c'est  cette  marche  des  peuples 
qui  ne  reculent  jamais...;  c'est  cette  sève  précoce  qui 
court  dans  la  jeunesse,  ces  profondes  et  larges  études  dont 
l'esprit  sort  grand  et  ferme,  cet  essor  des  sciences,  cette 
activité,  cet  élan,  toutes  ces  algues  marines  et  ces  branches 
vertes  que  l'on  voit  flotter  çà  et  là  sur  la  surface  de  la  mer 
et  qui  promettent  un  nouveau  monde  »  (2). 

Il  croit  aussi  à  une  transformation  indéfinie  de  chaque 
nation,  à  une  ascension  lente  vers  un  idéal  de  liberté  et 
de  justice,  car  «  la  grande  loi  de  l'humanité  est  le  mou- 
vement et  le  progrès,  la  marche  non  interrompue  vers  un 
but  sublime...  :  la  perfection  dans  la  liberté  »  (3).  Les 
institutions  politiques  surannées  ne  peuvent  être  un  obs- 
tacle à  ce  progrès  :  sur  la  «  grande  route  que  parcourt  le 
genre  humain  depuis  tant  de  siècles  »,  elles  doivent  être 


(1)  «  Impressions  philosophiques 

(2)  Ibid.  » 

(3)  Ibid.  » 


-  127  - 

des  «  tentes  d'une  nuit  qu'on  replie  au  réveil  et  non  des 
forteresses  crénelées,  où  l'on  se  retranche  dans  l'immo- 
bilité »  (1). 

Va-t-il  jusqu'à  souhaiter,  dès  1845,  un  changement  de 
régime  politique?  S'il  ne  le  dit  pas  explicitement,  c'est 
qu'il  estime  la  France  alors  mal  préparée  pour  un  gouver- 
nement républicain  ;  mais  il  est  persuadé  qu'elle  ne  pourra 
se  régénérer  tant  qu'elle  sera  exposée  aux  abus  d'autorité 
de  la  part  de  ses  gouvernants,  tant  que  les  ministres 
surtout,  ne  reconnaîtront  pas  chez  le  peuple  ses  hautes 
vertus  de  désintéressement,  ses  légitimes  aspirations  vers 
la  justice.  C'est  le  peuple  qui,  grâce  à  ses  réserves  de 
forces,  sauvera  la  France.  Déjà,  il  est  «  las  de  servir 
d'échelle  à  toute  ambition  »  (2),  et  il  veut  la  liberté  I  Que 


(1)  «  Impressions  philosophiques  ».  Il  se  plaît  à  rechercher  dans  le 
passé  de  la  France  les  manifestations  diverses  de  cette  «  marche  pro- 
gressive »,  de  cette  «  impulsion  irrésistible  »,  aui  renversa  le  trône  de 
Louis  XIV.  «  Quatre-vingt-treize,  ajoute-t-il,  c'est  l'antique  royauté 
qui  meurt...  Mais  la  liberté  est  rude  et  barbare  encore...;  c'est  un 
pouvoir  né  dans  la  rue,  un  enfant  trouvé  au  coin  d'une  borne.  11  lui 
faut  aller  à  l'école  et  s'instruire  et  se  moraliser.  L'éducation  commence 
et  se  pousse  malgré  Napoléon  lui  même,  qui  dans  ses  conquêtes  en 
sème  partout  les  germes  sur  son  passage.  Lutte  étrange  de  la  Provi- 
d(mce  et  du  génie...  Waterloo  c'est  le  93  du  nouveau  despotisme..., 
ce  fut  une  grande  leçon  que  Dieu  donna  aux  Rois. .  .  Malheur  aux 
insensés  qui  virent  dans  cette  chute  un  triomphe  pour  la  Royauté!. . . 
La  Restauration  ne  comprit  pas  son  rôle  :  en  condamnant  le  despote, 
elle  prit  son  despotisme,  héritage  fatal,  pesante  armure  d'Achille  sur 
l'épaule  de  Piginées  !  »  Et  ailleurs  :  «  Enfants  du  dix-neuvième  siècle, 
nous  sommes  dans  la  plaine  entre  deux  grandes  montagnes  :  derrière 
nous,  93,  haut  sommet  d'oii  plane  Napoléon  ;  devant  nous,  l'avenir  qui 
se  dessine  vaguement  encore,  comme  les  côtes  bleuâtres  et  incertaines, 
aux  yeux  des  matelots  sur  l'Océan.  Sur  tout  cet  horizon  glisse  la 
lumière  mystérieuse  d'un  soleil  qui  se  couche  et  d'un  soleil  qui  se  lève, 
d'un  crépuscule  et  d'une  aurore,  bizarre  mélange  de  vie  et  de  mort,  de 
désespoirs  et  d'illusions...  » 

(2)  Inédit.  «  Les  Jésuites  »  (Janvier  1844). 

10 


—  128  - 

le  roi,  ni  les  ministres,  n'essayent  de  l'arrêter,  puisqu'ils 
n'y  parviendront  pas  : 

Laissez-le,  laissez-le  bondir  dans  sa  colère, 
Vous  qui  l'avez  tenu  ce  torrent  populaire 

Qui  s'entle  sous  vos  pies, 
Ministres  cramponnés  à  vos  charges  splendides, 
11  vous  entraînerait  dans  ses  vagues  rapides 

Gomme  des  joncs  plies. . . 

C'est  que  le  peuple  meurt  faute  d'air  et  d'espace. 
Rangez-vous  donc,  enfin,  vous  tous  qui  régnez:  Place, 
Place  à  la  liberté  !  (1). 

De  la  résistance  des  gouvernants,  de  la  méconnaissance 
de  ces  aspirations  populaires  naissent  les  révolutions  : 
elles  renversent  les  institutions  désuètes,  et  la  place  est 
rendue  libre  pour  un  édifice  social  plus  solide  :  «  Les 
progrès  et  les  grandes  pensées  des  peuples,  écrit-il,  sont 
comme  autant  d'enfantements,  les  uns  naturels  et  faciles, 
les  autres  sanglants  et  douloureux.  Il  y  a  de  ces  droits  qui 
viennent  au  jour  d'eux-mêmes  et  sans  crise  ;  il  y  en  a 
d'autres  qui  ne  sont  arrachés  que  par  le  forceps  des 
révolutions  »  (2).  Le  poète,  semble-t-il,  estime  inévitable. 


(1)  Inédit.  «  A  la  France  »  (Mai  1842).  Même  idée  dans  les  o  Jésuites  », 
où  il  s'élève  contre  les  gouvernants  qui  font  «  des  religions  un  levier 
politique  »  : 

Rois,  le  Ciel  est  pesant,  le  vent  souffle  au  rivage, 
Vous  avez  vu  l'éclair,  n'attendez  pas  l'orage  ! 
Pour  arracher  la  foudre  à  la  nue  en  courroux. 
Placez  la  liberté  sur  le  peuple  et  sur  vous, 
Et  ne  sommeillez  pas  !  Dans  l'ombre  et  le  silence 
Ecoutez,  écoutez  !  C'est  une  lutle  immense, 
Où  le  monde  s'agite  et  flotte,  balancé 
Des  voix  de  l'avenir  aux  échos  du  passé; 
Princes,  laissez  marcher  le  monde  et  la  pensée  : 
Vers  son  but  éternel  toute  chose  est  poussée. 
Qn  trône  que  l'on  jette  au  travers  du  chemin 
Saurait-il  arrêter  les  pas  du  genre  humain  ? 

(2)  «  Impressions  philosophiques  ». 


.  -  129  - 

plusieurs  années  avant  l'événement,  la  révolution  qui 
apportera  quelque  liberté  au  «  peuple  souverain  ». 


Par  malheur,  les  documents  ne  nous  permettent  pas 
d'éclairer  mieux,  chez  Louis,  cette  vision  de  l'avenir 
politique  et  social,  et  de  trouver  sous  les  formules  sonores 
et  vagues  dont  il  use,  les  précisions  que  pourrait  réclamer 
la  légitime  curiosité  d'un  historien.  Le  poète  n'essaie  pas 
d'élaborer  les  lois  qui  régiront  la  Cité  Future  :  il  se 
contente  de  la  deviner  dans  le  lointain,  laissant  à  d'autres 
le  soin  d'y  tracer  de  larges  avenues,  d'y  élever  les 
demeures  spacieuses,  où  vivra  un  peuple  libre  et  heureux. 

Indifférent  à  la  question  de  la  forme  gouvernementale, 
il  se  préoccupe  surtout  de  conduire  la  France  vers  un 
idéal  social.  Nous  ne  savons  pas  s'il  va  jusqu'aux  théories 
égalitaires  de  Fourier  et  de  Proud'hon,  mais  il  est  éper- 
dument  épris  de  justice  et  de  dévouement.  Il  voudrait 
réprimer  la  cupidité  et  l'égoïsme,  l'envie  et  la  haine, 
anéantir  chez  tous  la  veulerie  et  la  peur  de  l'action.  Il  est 
un  avant-coureur  de  la  démocratie  :  il  a  foi  au  peuple 
parce  qu'il  découvre  dans  la  masse  des  travailleurs  les 
vertus  de  solidarité,  de  justice,  de  bonté,  qui  peuvent 
vivifier  une  nation  déprimée. 

Si  cet  idéal  social  n'est  qu'un  rêve  de  poète,  il  était 
cependant  nécessaire  de  le  mettre  en  lumière  pour  montrer 
combien  Bouilhet,  qui  dans  la  mêlée  politique  voulait 
faire  figure  d'homme  d'action,  était  alors  éloigné  de  l'Art 
pour  l'Art,  de  la  Littérature  désintéressée,  où  nous  le 
verrons  s'acheminer  lentement  sous  l'influence  de  l'apôtre 
autoritaire  et  persuasif  que  fut  Flaubert. 


CHAPITRE  VIII 


Evolution  vers  la  Poésie  descriptive 

(1844-1850) 

I.  —  Il  tente  de  formuler  son  esthétique  poétique  : 
Ses  premiers  efforts  pour  s'évader  du  roman- 
tisme (1844-1846). 

I.  —  Rencontre  de  Flaubert  (1846).  —  Principes 
littéraires  du  prosateur. 

I.  —  Bouilhet  renonce  a  la  Poésie  personnelle  : 
Il  écrit  les  premières  Pièces  basées  sur 
l'observation  (1846-1850). 


Ce  n'est  pas  au  hasard  que  nous  nous  sommes  arrêtés 
à  1844  pour  apprécier  l'œuvre  poétique  de  Bouilhet. 

Cette  année-là,  après  avoir  abandonné  la  médecine,  il 
entre  à  la  pension  Deshayes,  pour  s'y  consacrer  définiti- 
vement, il  le  croit  du  moins,  à  l'enseignement.  Il  va  donc 
lier  un  commerce  plus  intime  avec  la  littérature,  surtout 
l'antiquité  latine,  qui  lui  fournira  bientôt  les  thèmes  de 
ses  premières  pièces  Parnassiennes,  vraies  ébauches  de 
«  Melaenis  ». 

De  plus,  ses  poèmes  jusqu'alors  ont  eu  pour  thèmes 
ordinaires  les  accidents  sentimentaux  de  sa  vie,  ses 
inquiétudes  métaphysiques,  ses  désillusions  après  des 
rêves  de  bonheur  trop  beaux.  Cette  poésie  subjective  qui 


—  131  — 

devient  facilement  monotone,  surtout  pour  un  talent  de 
second  ordre,  lui  paraît  maintenant  frappée  de  stérilité  : 
«  Quand  je  sors  de  mes  satires,  avoue-t-il,  en  1844,  à  un 
ami,  je  produis  des  frivolités  désespérantes  »  (1).  Cette 
date  marque  donc,  sinon  la  fin  des  confessions  autobio- 
graphiques, du  moins  le  début  d'une  manière  nouvelle, 
d'une  seconde  étape,  oîi  jusqu'en  1846,  il  s'essaye  à  une 
poésie  moins  étroite,  plus  objective,  philosophique  et 
scientifique. 

Après  cette  première  évolution,  il  renoncera  facilement, 
sous  l'influence  de  Flaubert,  de  1846  à  1850,  à  la  poésie 
personnelle  et  utilitaire,  pour  étudier  les  sentiments 
généraux,  «  les  côtés  immuables  de  l'âme  humaine  »  (2), 
ou  raconter  en  artiste  impassible  la  vie  des  peuples 
disparus. 

I 

Pour  le  moment  il  ne  désavoue  pas  encore  les  pièces 
écrites  pendant  les  années  précédentes.  Il  est  même  décidé 
à  les  publier,  quand  arrivera  l'heure  favorable.  A  son  ami 
Peillon,qui  lui  demandait  quelques  poésies  pour  une  Revue 
Parisienne,  l'Athénée,  il  répond  :  «  Tu  dois  te  rappeler 
qu'une  Revue  n'a  jamais  été,  d'après  mes  idées,  un  bon 
moyen  de  début  pour  un  jeune  écrivain.  J'ai  déjà  refusé 
plusieurs  occasions,  entre  autres  La  Revue  de  Rouen,  où 
depuis  quelque  temps  on  me  presse  pour  insérer  quelque 
chose.  Pourrai-je  accepter  là-bas,  quand  j'ai  formellement 
refusé  ici?  Et  puis,  d'ailleurs,  je  crois  qu'il  ne  faut  pas 
frapper  de  demi-coups  :  tout  ou  rien.  Je  balancerai  long- 
temps encore  peut-être  avant  de  livrer    mon   livre  au 


(1)  Inédit.  Lettre  à  P.  Mulot,  écrite  vers  le  mois  de  Novembre  1844. 

(2)  Flaubert.  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  300. 


-    132  - 

public,  mais  je  le  jetterai  tout  d'une  pièce  dans  le 
gouffre. . .  »  (1). 

Loin  de  désavouer  ses  premiers  vers  et  la  théorie  litté- 
raire qui  les  inspira,  il  vante  les  services  rendus  à  la 
Littérature  par  les  chefs  du  Romantisme.  Après  l'Empire, 
qui  avait  été  «  une  époque  de  sécheresse  et  de  stérilité  », 
car  «  on  faisait  de  trop  grandes  choses  alors  pour  avoir  le 
temps  de  les  chanter  »,  ils  infusèrent,  dit-il,  une  vie 
nouvelle  à  la  poésie.  «  Il  y  eut  en  ce  temps-là  un  beau 
remue-ménage.  Chateaubriand,  quoiqu'un  pied  dans 
l'Empire,  et  puis  Lamartine,  et  puis  V.  Hugo,  furent 
comme  trois  grandes  sources  d'où  s'échappa  une  nouvelle 
poésie,  large,  neuve,  vraie,  et  pas  du  tout  latine  :  infandu7n  ! 
sacrilège  !  Pégase  ne  fut  plus  qu'une  rosse  et  les  doctes 
Fées  de  J.-B.  Rousseau  qui,  vu  leur  grand  âge,  branlaient 
du  chef  et  portaient  lunettes,  crachèrent,  en  désespoir  de 
cause,  ce  qu'il  leur  restait  de  dents  au  visage  de  la  Muse 
nouvelle.  Ce  furent  des  cris,  des  fureurs,  des  luttes  à 
mort. . .  On  garnit  les  collèges  de  professeurs  bien  pensants 
(en  fait  de  Littérature),  le  mode  d'instruction  fut  pour  la 
jeunesse  comme  un  contre-poison  aux  venins  du  Roman- 
tisme, comme  une  sauvegarde  pour  les  caresses  perni- 
cieuses des  syrènes  de  mauvais  goût  »  (2). 

Et  comme  la  lutte  entre  Néo-Classiques  et  Romantiques 
n"est  pas  encore  terminée,  il  prend  place  dans  la  bataille 
et  s'acharne  contre  la  «  Muse  Classique  »,  contre  l'école 
du  «  Bon  Sens  »  représentée  par  Ponsard,  qui  se  fait 
passer  pour  l'héritier  des  grandes  traditions  littéraires  et 
dont  le  prosaïsme  ennuyeux  trouve  cependant  des  admi- 


(1)  Inédit.  (Ecrit  vers  le  mois  de  Novembre  1844). 

(2)  «  Impressions  philosophiques  ». 


—  133  — 

rateurs  (1)  en  tous  ceux  qu'a  fatigués  la  fougue  de  V.  Hugo  ; 
il  prend  fièrement  l'attitude  d'un  révolutionnaire  en  face 
des  Classiques  du  Grand  Siècle  et  de  leurs  imitateurs 
maladroits  :  «  Tous  les  siècles  qui  ont  voulu  calquer  un 
autre  siècle,  écrit-il,  toutes  les  époques,  qui  pour  ainsi 
dire,  ont  tenté  de  se  transvaser  dans  une  autre  époque, 
n'ont  produit  qu'un  bizarre  mélange,  qu'une  plaisante 
caricature.  Le  beau  siècle  de  Louis  XIV,  avec  toutes  ses 
splendeurs  (Molière  excepté),  n'est  qu'une  mascarade 
poétique  des  idées  françaises  habillées  en  Grec,  en  Latin, 
et  vice  versa,  des  Achille,  qui  disent:  Madame!  des 
Agamemnon,  qui  ont  le  profil  d'un  Roi  de  France  !  »  (2). 
Cependant,  s'il  trouve  fausse  la  théorie  des  Néo-Clas- 
siques ,  il  n'accepte  pas  en  entier  le  programme  des 
Romantiques.  Ces  deux  théories,  déclare-t-il,  sont  incom- 
plètes, car  elles  ont  «  voulu  aller  trop  loin,  l'une  en  avant, 
l'autre  en  arrière  »  (3).  Il  est  donc  rejeté  vers  une  sorte 
d'éclectisme  littéraire.  Il  tente  de  déterminer  les  règles 
d'une  esthétique  nouvelle  en  empruntant  à  chacune  des 
deux  écoles  :  «  Du  choc  de  ces  deux  Littératures,  écrit-il, 
une  troisième  va  jaillir,  qui  devra  à  l'une  et  à  l'autre,  et 
qui  pourtant  sera  elle,  avec  sa  physionomie  particulière, 
avec  son  cachet  original,  une  littérature  qui,  sans  mépriser 
la  correction  et  les  règles  vraiment  indispensables,  sera 
aussi  large,  aussi  vaste,  aussi  libre  dans  son  inspiration, 
aussi  soudaine  dans  ses  chutes,  aussi  rapide  dans  tous 
ses  mouvements  !  A  Dieu  ne  plaise  pourtant  que  je  veuille 


(1)  L'année  1843  a  vu  l'échec  des  Biirgraves  et  le  succès  de  la  Lucrèce 
de  Ponsard.  De  plus.  Rachel  ressuscite  alors,  à  la  Comédie-Française, 
le  théâtre  de  Corneille  et  de  Racine. 

("2)  «  Impressions  philosophiques  ».  « 

(H)  «  Impressions  philosophiques  ». 


—  134  - 

parler  d'une  poésie  qui  serait  mixte,  d'une  inspiration 
entre  deux  eaux,  d'une  littérature  en  un  mot  constitu- 
tionnelle. Oh  non  !  notre  littérature  n'aura  point  de 
pouvoir  qui  contrôle  ses  fantaisies,  point  de  chambre 
devant  laquelle  il  lui  faille  rendre  compte  de  ses  capri- 
cieuses méditations  et  de  ses  franches  allures.  Libre 
comme  l'air  qu'elle  respire,  libre  comme  la  nature  qu'elle 
reflète,  sa  règle  sera  le  génie,  sa  mesure  le  génie,  encore 
le  génie,  hors  duquel  (dans  les  lettres),  il  n'est  point  de 
salut  I  »  (1). 

Il  veut  d'abord  refléter  l'époque  où  il  vit,  «  reproduire  », 
«  peindre  son  siècle  »,  «  être  le  grand  fleuve  qui  réfléchit 
ses  rives,  avec  leurs  fleurs  et  leurs  arbres...  »  Il  chantera 
«l'espoir  et  ses  illusions»,  «  l'orage  du  coeur»,«  l'amour», 
tels  qu'il  les  a  éprouvés,  mais  aussi  en  tant  que  sentiments 
généraux,  communs  aux  hommes  qui  l'écoutent. 

Et  comme  tout  événement,  comme  tout  spectacle  de  la 
nature  contient  une  philosophie,  il  s'efforcera  de  la  mettre 
en  lumière  :  «  Du  point  de  vue  de  cette  poésie,  écrit-il, 
toute  chose  renferme  sa  pensée,  sa  leçon,  son  avertis- 
sement, depuis  l'étoile  qui  brille,  jusqu'au  ver  qui  rampe, 
depuis  le  râle  du  mourant,  jusqu'aux  chansons  de  la  jeune 
fille  dans  la  vallée  solitaire.  De  cette  hauteur  le  poète 
suivra  la  poésie  jusque  dans  les  atomes  de  la  nature,  la 
poésie  partout  et  toujours.  Il  la  verra  partir  du  pied  des 
grands  événements  et  couvrir  de  ses  fleurs  la  racine  des 
choses.  Ses  yeux  iront  tour  à  tour  de  la  feuille  sèche  qui 
tombe  sous  le  vent  du  soir,  au  trône  usé  qui  chancelle  sous 
le  souffle  d'un  peuple.  Il  saura  de  tout  son  tirer  une  voix, 
et  de  toute  voix  un  grave  enseignement  ».  Il  se  préoccupe 


(1)  «  Impressions  philosophiques 


—  135  — 

m^me  de  l'influence  morale  exercée  par  une  œuvre  litté- 
r.iire.  Il  dénonce  en  Musset  un  «  poète  fort  peu  moral  », 
lin  «  rejeton  de  Voltaire  ».  «  Ce  serait  malheureux  pour  la 
•grande  poésie,  ajoute-t-il,  s'il  y  avait  beaucoup  de  Musset 
;i  notre  époque  »  (1). 

Le  voilà  donc  encore,  comme  en  1840,  investi  d'une 
«  Mission  »  :  il  doit  «  guider  »  «  son  siècle  »  vers  un  avenir 
meilleur  et  porter  «  l'idée  »  avec  le  même  respect  que  (c  le 
piètre  porte  un  Dieu  »,  ou,  nouveau  Moïse,  diriger 
"  r Arche  »  (2),  dans  laquelle  sont  enfermés  les  principes 
(le  toute  vie.  «  A  une  époque  de  transition  comme  la  nôtre, 
<1i'('lare-t-il,au  moment  où  un  vieux  monde  se  meurt  pour 
1,1  ire  place  à  un  avenir  vague  encore,  les  chants  du  poète 
rediront  l'agonie  du  premier,  et  le  doux  sourire  du  second  ; 
la  poésie  sera  blasée  d'un  côté,  naïve  de  l'autre,  pleine  de 
désespoirs  et  d'illusions  naissantes,  vieille  et  jeune,  aurore 
et  crépuscule. . .  »  (3). 

Ces  idées  ne  sont  pas  neuves  :  Lamartine  et  V.  Hugo, 
celui-ci  surtout  dans  les  préfaces  des  recueils  intitulés 
«  Odes  et  Ballades  »,  «  Les  Rayons  et  les  Ombres  »,  ne 
parlaient  pas  autrement. 

A  eux  aussi  Bouilhet  emprunte  sa  théorie  de  l'inspiration 
poétique.  L'inspiration  est,  d'après  lui,  une  sorte  de 
«  Délire  »,  d'échauffement  provoqué  par  une  émotion 
intense, un  spectacle  aperçu  ou  simplement  le  rythme  des 
périodes  ;  à  la  «  Muse  »  souveraine  il  donne,  comme 
Musset,  sa  vie  et  son  sang  : 

Loin,  bien  loin  du  monde  où  nous  sommes,' 
Loin  de  la  terre  et  loin  des  hommes, 


(1)  «  Impressions  philosophiques  ». 

(2)  «  L'Arche  »  (1844),  inédit.  Un  manuscrit  donne  à  ce  morceau  un 
autre  titre  suggestif  :  «  L'Idée  ».  Cf.  également  «  Matelot  que  la  mer 
réclame. . .  »,  Appendice  n"  IV. 

(3)  «  Impressions  philosophiques  ». 


—  136  - 

O  Muse,  ô  Reine,  emporte-moi, 

Frissonnant  d'espoir  et  d'effroi, 

Tiens,  prends  mon  sang  et  prends  mon  âme. . . 

Viens  donc,  eh  bien  !  viens,  que  m'importe 

Quel  destin  l'avenir  m'apporte. 

Brûle  mon  cœur,  encor,  encor. . . 

Pourquoi  lutter  contre  le  sort  ? 

Délire,  ivresse,  ardente  joie  ! 

Je  t'appartiens,  je  suis  ta  proie  1  (1). 

Le  style  enfin,  la  perfection  de  la  forme,  n'est  pas  encore 
devenu  pour  lui  une  obsession.  Sans  doute  il  estime 
que  «  les  plus  belles  choses  »,  à  cause  de  «  la  débi- 
lité de  notre  nature...  pour  arriver  au  cœur,  doivent 
passer  par  la  porte  des  sens  »,  et  que  la  poésie,  étant 
«  sœur  de  la  musique  »,  doit  être  «  harmonieuse  et 
cadencée  comme  un  chant  »  (2),  mais  l'harmonie  et  la 
cadence  qu'il  recherche  —  nos  citations  l'ont  prouvé  — 
ne  sont  autres  que  celles  de  Lamartine  et  de  Musset.  Il 
ignore  quel  relief  le  choix  des  mots,  la  sonorité  des 
syllabes  peuvent  apporter  à  la  pensée  :  il  n'est  pas  encore 
un  artiste  patient  à  ciseler  les  vers. 


Ses  pièces  écrites  de  1844  à  1846  relèvent  de  ces  prin- 
cipes esthétiques  :  en  elles  apparaît  surtout  un  but 
utilitaire. 

Il  donne  à  quelques-unes  une. portée  philosophique. 
«  Les  Rois  du  Monde  »,  par  exemple,  se  terminent  par  un 
enseignement  pessimiste  :  la  glorification  de  la  Mort,  oîi 
viennent  aboutir  les  rêves  et  les  illusions  humaines.  Les 


(1)  Inédit.  «  Délire»  (Avril  1845). 

(2)  «  Impressions  philosophiques  ». 


-  137  — 

vers  du  ioai\)eau  sont  les  vrais  «  rois  du  monde  »  ;  seuls 

ils  peuvent  tenir  ce  langage  hautain  : 
Toujours  retentira  la  chute  monotone 
Des  siècles  l'un  sur  l'autre  en  la  nuit  emportés, 
Et  tomberont  sans  cesse  au  souffle  de  l'automne 
La  feuille  des  forêts  et  l'homme  des  Cités, 

Jusqu'à  ces  jours  lointains  de  pâle  solitude, 
Où,  sur  la  terre  morte  étalant  notre  orgueil. 
Nous  rongerons  le  monde  en  sa  décrépitude, 
Comme  un  cadavre  froid  qui  n'a  plus  de  cercueil  (1). 

La  pièce  intitulée  «  Le  Navire  »  est  plus  curieuse  encore  : 
elle  se  termine  par  une  leçon  morale  en  deux  strophes, 
restées  inédites  par  ordre  de  Flaubert,  où  le  poète  compare 
les  hommes  dominés  par  l'amour  aux  matelots  attirés 
par  des  syrènes  vers  de  «  magiques  ilôts  »,  pour  y  périr  : 

Ceux-là  sont  plus  morts  et  plus  perdus,  dont  l'àme 

S'enivre  confiante  à  4es  baisers  de  femme. . . 
Que  ceux  qui  balancés  sur  les  gouffres  amers, 
S'en  vont  de  flot  en  flot,  errant  à  l'aventure, 
Et  dont  le  corps,  un  jour,  privé  de  sépulture 
Roule  éternellement  vers  le  sable  des  mers. . .  (2). 

Il  y  tend  surtout  à  une  action  politique  et  sociale  (3).  Il 
écrit  les  satires  intitulées  :  «  Les  Jésuites  »  (4),  «  Le  Lion  »  (5), 
«  A  un  poète  vendu  »  (6),  où.  il  attaque  «  l'ambition  »  du 


(1)  Œuvres,  p.  14.  A  la  même  époque,  il  développe  la  même  idée  du 
triomphe  de  la  mort  d&ns  le  «  Chant  de  la  Mort  »,  resté  inédit. 

(2)  «  I^e  Navire  »,  Mai  1846.  I^e  titre  primitif,  «  Le  Chant  des  Sj'rènes  », 
résumait  l'intention  morale  de  la  pièce. 

(3)  M.  Du  Camp  (Souv.  Litt.,  I,  p.  275)  affirme  même  que  Bouilhet 
se  présenta  à  la  députation  dans  la  Seine-Inférieure.  J'ai  vainement 
ciierché  la  confirmation  de  ce  fait.  Le  silence  des  notes  autobiogra- 
phiques me  fait  croire  à  une  erreur  dans  les  «  Souvenirs  »  de 
M.  Du  Camp. 

(4)  Inédit.  (Janvier  1844). 

(5)  Œuvres,  p.  72.  (Juillet  1846). 

(6)  Inédit.  (Novembre  1844).  Appendice,  n"  IX. 


—  138  — 

«  parti  prêtre  )),la  bêtise  des  «  marchands  dores  »,  Torgueil 
du  bourgeois  enrichi,  dont  le  père  était  «  meunier  m,  la 
vénalité  du  talent.  Peu  s'en  fallut  même  qu'il  ne  sortît  du 
silence  où  il  enfermait  ces  vers  par  respect  des  convictions 
religieuses  et  royalistes  de  Madame  Bouilhet  et  de  la 
famille  de  Montmorency-Luxembourg,  et  qu'il  n'entrât 
dans  la  polémique,  en  publiant  la  satire  contre  Barthé- 
lémy, "  le  poète  vendu  »,  de  la  «  Némésis  »  :  seul  le 
refus  formel,  dicté  par  la  prudence,  d'un  journal  parisien, 
fit  qu'elle  resta  dans  les  cartons.  Il  .avait  envoyé 
cette  pièce  à  «  La  Réforme  ».  «  Je  regrette  vivement,  lui 
répondit  Arago,  le  IMrecteur,  la  résolution  prise  par  le 
journal  «  La  Réforme  »,  de  ne  pas  parler  du  poète  deux 
fois  transfuge.  Les  vers  que  vous  nous  avez  adressés  sont 
d'une  facture  excellente  ;  ils  sont  en  outre  inspirés  par  les 
plus  nobles  sentiments.  Mais  que  l'auteur  y  prenne  garde, 
leur  publication  pourrait  bien  lui  susciter  quelque  affaire 
avec  le  gouvernement  du  Roi,  un  peu  susceptible,  nous  en 
savons  quelque  chose. . .  »  (1). 


Toutefois,  Bouilhet,  dès  1845,  commence  à  écrire  des 
pièces  impersonnelles,  dont  les  sujets  sont  empruntés 
à  l'antiquité  latine  et  à  la  science. 

Il  brosse  déjà  des  tableaux  sobres  et  vigoureux  quand  il 
représente,  en  ses  pièces  «  romaines  »  (2),  Néron  conduisant 
un  char  dans  ses  jardins  éclairés  de  flambeaux  humains  (3), 


(1)  Inédit,  27  Novembre  1844. 

(2)  Nom  donné  par  le  Manuscrit.  Elles  ne  sont  pas  datées.  Il  paraît 
certain,  d'après  leur  place  dans  le  Manuscrit  qu'elles  furent  écrites 
en  1845. Seule,  «Tullia»  porte  cette  mention:  «  Gany,  Septembre  1845). 

(3)  Œuvres,  p.  .56. 


—  139  — 

Sempronius  Rufus,  le  cuisinier  inimitable  préparant  ses 
cigognes  et  ses  turbots  (1),  Bathylle  dansant  devant  les 
Patriciennes  (2j,  Tullia  dans  sa  villa  somptueuse  (3),  ou 
l'adolescent  que  suivent  «  des  regards  enflammés  y>  (4).  Il 
évoque  ainsi  les  divers  «  flambeaux  »  aperçus  à  Rome  : 

Du  sage  qui  médite  et  pèse  en  soupirant 

Les  choses  de  la  vie, 
L'huile  onctueuse,  au  bord  du  vase  transparent, 

Eclaire  l'insomnie. . . 

Le  feu  de  l'atrium,  en  ses  bonds  indécis, 

Tremble  sous  le  portique, 
Et  jette  un  gai  reflet  aux  pénates  assis 

Près  du  foyer  antique  (5). 

Son  ami  Mulot,  d'ailleurs,  l'encourage  dans  cette  voie  : 
«  Réveille  les  Romains,  lui  écrit-il,  ranime  le  Forum,  le 
Portique  et  le  Gapitole,  et  redis-nous  ce  que  faisaient, 
disaient  et  pensaient  ces  hommes,  nos  frères  des  siècles 
passés  »  (6).  Et  ailleurs  :  «  Plus  j'y  pense,  plus  je  trouve 
que  tes  poésies  sur  Rome  ont  chance  de  réussite,  pourvu 
que  tu  conserves  le  ton,  la  «  couleur  locale  »  (il  faut  bien 
lâcher  le  mot),  que  tu  as,  ce  me  semble,  bien  attrapé 
jusqu'ici  »  (7).  Mulot  ne  se  trompe  pas  :  la  «  couleur  locale  » 
tles  pièces  Romaines  assurera  le  succès  des  savantes 
évocations  de  Melaenis. 

Notre  auteur  est  conduit  pareillement  vers  un  Art  plus 


(1)  Œuvres,  p.  61. 

(2)  Œuvres,  p.  58. 

(3)  Inédit.  V.  Appendice,  n»  XV. 

(4)  Œuvres,  p.  405. 

(5)  Œuvres,  p.  56. 

(6)  Inédit.  (6  Octobre  1845). 

(7)  Inédit.  (Septembre  1846). 


—  140  - 

objectif  en  essayant  d'accorder  la  poésie  et  la  science  : 
«  La  science,  écrit-il,  a  voulu  tuer  la  poésie  qui  est 
immortelle.  C'est  à  la  seconde  à  lui  tendre  la  main,  à 
chercher  dans  ces  armes,  qu'on  forgeait  contre  elle,  de 
nouvelles  cordes  à  sa  lyre,  de  nouvelles  métaphores  à  son 
style.  Ainsi  couverte  des  attributs  de  la  science,  la  poésie 
ne  ressemblerait-elle  pas  à  ce  peuple  romain,  qui  à  chaque 
victoire  se  revêtait  de  l'armure  des  vaincus?  Dites-moi, 
une  telle  vengeance  ne  vaut-elle  pas  mieux  qu'un  dédain 
ridicule  ?  La  poésie  a-t-elle  perdu  beaucoup,  depuis  que  les 
foudres  de  Jupin  ne  sont  plus  que  de  l'électricité?  Newton 
a-t-il  empêché  V.  Hugo  ?))(!). 

Il  joint  l'exemple  au  précepte  :  dans  le  poème  intitulé 
«  La  terre  et  les  étoiles  »,  il  célèbre  avec  enthousiasme 
les  inventions  dues  à  l'activité  de  l'homme  : 

Et  la  terre  dit  aux  étoiles. . . 

Mon  flanc  porte  un  hôte  inconnu. . . 

Avec  sa  rame,  avec  sa  sonde, 

Il  a  heurté  la  mer  profonde, 

Et  déchiré  son  manteau  bleu. . . 

Et  pour  tirer  l'or  de  mes  veines 

Dans  mon  sein  plongé  son  bras  nu. . . 

Mes  monts  chancellent,  mon  soi  ploie, 

La  foudre  sur  mon  front  flamboie.  • .  (2). 

Il  écrit  de  plus,  en  1844,  une  ébauche  des  «  Fossiles  » 


(1)  «  Impressions  philosopliiques  ».  La  même  théorie  sera  exposée 
par  Leconte  de  Lisle,  en  18'-)2,  dans  la  Préface  des  «  Poèmes  Antiques  » 
«  L'Art  et  la  Science,  y  lit-on,  longtemps  séparés  par  suite  des  efforts 
divergents  de  l'intelligence,  doivent  donc  tendre  à  s'unir  étroitement, 
si  ce  n'est  à  se  confondre.  L'un  a  été  la  révélation  primitive  de  l'idéal 
contenu  dans  la  nature  extérieure  ;  l'autre  en  a  été  l'étude  raisonnét 
et  l'exposition  lumineuse.  Mais  l'Art  a  perdu  cette  spontanéité  intuitive. 
ou  plutôt  il  l'a  épuisée  :  c'est  à  la  science  de  lui  rappeler  le  sens  de  sef 
traditions  ouljliées,  qu'il  fera  revivre  dans  les  formes  qui  lui  son 
propres  ». 

(2)  Œuvres,  p.  11  (Décembre  1844). 


espost 
liijiiesii 
fseW 

iiiiuiti' 
1  lui  M 


—  141  - 

restée  inédite,  «  Prométhée  »  (1).  Le  spectacle  des  éléments 
déchaînés  sur  la  terre  à  l'arrivée  de  Prométhée,  les  travaux 
de  ce  géant,  qui  vint  dompter  les  mers  et  donner  au  monde 
la  civilisation,  y  sont  nettement  indiqués  :  Bouilhet  ne 
fera  que  développer  ces  thèmes  dans  «  les  Fossiles  ».  Cer- 
tains vers  même  sont  si  bien  venus  qu'il  n'hésitera  pas, 
en  1853,  à  les  reproduire  dans  son  poème. 

Par  cette  préoccupation  d'accorder  la  science  et  la 
poésie,  par  la  couleur  locale  des  tableaux  de  la  vie 
romaine,  il  s'éloigne  donc  de  la  route  qu'il  a  jusqu'alors 
suivie. 

Déjà  d'ailleurs  autour  de  lui  on  proteste  contre  la  poésie 
personnelle  :  «  La  direction  de  l'inspiration  échappe  au 
cœur,  est  reprise  par  l'esprit  qui  fait  effort  pour  sortir  de 
soi,  et  saisir  quelque  ferme  et  constant  objet  »  (2).  On 
sépare  le  Beau  et  le  Bien,  l'Art  et  la  Morale  :  On  formule 
le  principe  de  l'Art  pour  l'Art  et  on  considère  le  style 
comme  un  élément  essentiel  à  la  réalisation  du  Beau. 

Gautier,  Maxime  Du  Camp  et  Flaubert  sont  les  premiers 
représentants  de  cette  théorie  que  l'on  discute  dans  les 
salons  de  Madame  Sabatier  (3).  Le  futur  auteur  de 
«  Madame  Bovary  »  va  en  imposer  tous  les  articles  à 
notre  poète. 

II 

A  quelle  époque  précise  commença  l'intimité  qui  devait, 
jusqu'en  1869,  unir  Bouilhet  et  Flaubert? 

Nous  avons  constaté  que  les  années  de  collège  ne  doivent 
pas  être  comptées  dans   l'histoire  de  leur  amitié  :   ils 


(1)  Appendice,  n"  XIII. 

(2)  Lanson,  »  Histoire  de  la  Littérature  Française  »,  p.  1042. 

(3)  Cf.  Cassagne  :  «  La  Théorie  de  l'Art  pour  l'Art  »,  p.  135. 


—  142  - 

étaient  camarades,  mais  Louis,  suivant  déjà  une  évolution 
différente,  fréquentait  peu  le  «  groupe  d'exaltés  »  (1),  où 
Flaubert  et  Chevalier  exerçaient  une  influence  prépon- 
dérante. D'ailleurs,  pendant  les  années  qui  suivirent  leur 
sortie  du  collège,  il  ne  paraît  avoir  adressé  aucune  lettre, 
aucune  poésie  à  Gustave.  Une  note  de  l'autobiographie 
permet  de  préciser  un  point  du  problème  :  «  Mort  du 
docteur  Flaubert,  ma  liaison  avec  Gustave  ))(2).  Le  docteur 
Flaubert  étant  mort  le  15  janvier  1846,  c'est  donc  après 
cette  date  seulement  que  commencèrent  les  relations  des 
deux  écrivains.  Maxime  Du  Camp  reporte  leur  rencontre 
au  mois  d'avril  ou  de  mai  de  l'année  1846  (3).  Il  est  vrai- 
semblable que  vers  cette  époque  les  relations  devinrent 
très  suivies.  Au  mois  d'août,  leur  intimité  est  assez  grande 
pour  que  le  timide  Bouilhet  ait  déjà  fait  connaître  à 
Flaubert  la  plupart  de  ses  poésies  :  «  J'ai  lu  ce  matin, 
écrit  celui-ci  à  Louise  Golet,  le  15  août  1846,  des  vers  de 
ton  volume  avec  un  ami  qui  est  venu  me  voir.  C'est  un 
pauvre  garçon  qui  donne  ici  des  leçons  pour  vivre  et  qui 
est  un  poète,  un  vrai  poète,  qui  fait  des  choses  superbes 
et  charmantes  et  qui  restera  inconnu,  parce  qu'il  lui 
manque  deux  choses  :  le  pain  et  le  temps  »  (4). 

Cette  rapide  progression  de  sympathie  entre  les  deux 
jeunes  gens  s'explique  facilement.  Flaubert  malade  a  dû 
abandonner  les  études  de  Droit  et  vit  à  Croisset  auprès  de 
sa  mère.  Il  a  vu  mourir  en  trois  mois  sa  sœur  et  son  père. 
Ses  amis  l'ont  quitté  :  Le  Poittevin  est  marié,  c'est-à-dire 


(1)  G.  Flaubert.  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  28û. 

(2)  Inédit. 

(3)  «  Souvenirs  Littéraires  »,  I,  p.  239. 

(4)  Correspondance  (édition  Louis  Gonard),  I,  p.  214. 


—  143  — 

K  perdu  »  (1)  pour  lui,  d'ailleurs  il  n'habite  plus  Rouen  ; 
Chevalier  a  laissé  la  France.  Ses  journées  sont  monotones  : 
il  relit  les  classiques,  Hérodote,  Quinte-Gurce,  Sophocle  (2), 
le  théâtre  de  Voltaire,  l'Histoire  romaine  de  Michelet  (3), 
les  drames  de  Shakespeare  (4).  Il  écrit  même  et  prépare 
la  «  Première  tentation  de  saint  Antoine  »  (5).  Il  rêve 
surtout  et  s'ennuie.  Bouilhet  de  son  côté  n'a  pas  une  vie 
plus  heureuse.  Ses  relations  avec  sa  famille  sont  très 
tendues.  Il  avait  rêvé  la  gloire  qui  n'est  pas  venue  :  il 
donne  des  leçons  à  la  pension  Deshayes  pour  vivre.  Son 
ami  Peillon  a  quitté  Rouen  pour  Paris  ;  Mulot  lui  reste, 
mais  toujours  aigri  contre  la  société  qui  l'entoure  :  «  Eh  I 
bien,  mon  vieux  et  fidèle,  écrit  Louis  à  Félix  Peillon,  que 
deviens-tu  à  Paris  ?  Gomment  coules-tu  tes  jours?  J'ai 
été  bien  paresseux,  n'est-ce  pas?  Mais  va,  malgré  mes 
retards,  toujours  involontaires,  j'ai  bien  souvent  pensé  à 
toi  et  à  nos  bonnes  causeries,  et  à  nos  soirées  sentimen- 
tales au  coin  du  feu,  tandis  que  ce  brave  M...  (Mulot) 
fredonnait  quelque  chanson  de  Béranger  !  Il  est  probable, 
vois-tu,  que  nous  n'aurons  plus  de  ces  soirs-là  :  aussi 
nous  devons  en  garder  le  souvenir.  Hélas  t  où  sont-ils  les 
causeurs?  Que  sont-ils  devenus  les  philosophes?  Un  coup 
de  vent  a  passé  et  ils  se  sont  trouvés  tous  trois  jetés  ça 
et  là  ;  moi  dans  le  fond  d'une  pension,  toi  à  Paris,  lui 
dans  sa  chambre  solitaire.  Voilà  le  destin.  Et  pourtant 
nous  disions  quelquefois  de  bien  belles  choses  et  quelques- 
uns  de  nos  rêves  valaient  bien  des  systèmes.  Nous  nous 


(1)  Corr.  I,  p.  191  (4  Juin  1846). 

(2)  Corr.  I,  p.  187  (Eté,  1846). 
(8)  Corr.  I,  p.  186  (Avril  1846). 

(4)  Corr.  I,  p.  187  (Eté,  18'.6). 

(5)  «  Souvenirs  littéraires  »,  I,  p.  240-^41. 


—  144  — 

reverrons,  cela  est  certain,  nous  nous  aimerons  encore. 
Mais  alors  nous  ne  serons  plus  jeunes,  nous  ne  serons 
plus  fous  !  Folie,  jeunesse,  que  reste-t-il  d'un  homme 
après  cela?  »  (1). 

Louis  Boullhet  et  Gustave  Flaubert  constataient  l'un 
chez  l'autre  la  même  aversion  pour  la  vie  pratique,  le 
même  dégoût  des  examens,  les  mêmes  désillusions,  le 
même  enthousiasme  pour  les  Lettres,  surtout  })our 
l'antiquité  grecque  et  latine  :  ils  se  trouvèrent  rapprochés 
au  moment  où  l'un  et  l'autre  éprouvaient  un  plus  vif 
«  besoin  de  tendresse  et  de  soutien  »  {2). 

Bouilhet,  cependant,  a  commencé  à  peine  son  évolution 
vers  les  principes  esthétiques  qui  sont  déjà  ceux  de 
Flaubert.  Certaines  idées  romantiques  le  tiennent  encore  : 
il  croit,  par  moments,  à  la  «  Mission  »  sociale  qu'il  se  donna 
jadis,  et  quelques-unes  de  ses  poésies  gardent  leur  carac- 
tère subjectif.  Flaubert,  au  contraire,  estime  que  l'Art  ne 
doit  viser  à  aucun  but  utilitaire  :  l'indépendance  de  l'écri- 
vain, dans  son  esprit,  s'oppose  à  ce  qu'il  exerce  aucune 
influence  sociale.  Il  reproche  à  Louise  Golet  de  mêler  à 
l'Art  «  un  tas  de  choses  étrangères,  l'utile,  l'agréable  »  (3). 
Il  déplore  la  désertion  des  chefs  du  Romantisme,  qui, 
«  poussés  par  l'ambition,  par  le  désir  d'agiter  la  foule,  au 
lieu  de  la  faire  rêver  plus  tard,  sont  montés  à  la  tribune 
ou  entrés  dans  un  journal  »  (4).  «  Il  faut,  écrit-il,  donner 
une  portée  philosophique  à  un  sonnet,  qu'un  drame  tape 
sur  les  doigts  d'un  monarque  et  qu'une  aquarelle  adou- 


(1)  Inédit.  Sans  date. 

(2)  René  Descharmes.  «  Flaubert...  »,  p. 

(3)  Gorr.  I,  p.  239  (10  Septembre  1846). 

(4)  Gorr.  I,  p.  246  (18  Septembre  1846). 


—  145  - 

cisse  les  mœurs.  L'avocasserie  se  glisse  partout,  la  rage 
de  discourir,  de  pérorer,  de  plaider.  La  Muse  devient  le 
piédestal  de  mille  convoitises.  O  pauvre  Olympe  !  Ils 
seraient  capables  de  faire  sur  ton  sommet  un  plant  de 
pommes  de  terre  !  »  (1). 

De  plus,  à  ses  yeux  la  Littérature  doit  être  imperson- 
nelle, sans  révéler  les  joies,  les  déceptions,  l'âme  de 
l'écrivain.  Il  raille  la  sensiblerie  Lamartinienne  des 
K  gens  bien  doués  et  Imaginatifs,  qui  sont  toujours  à  la 
hauteur  des  circonstances,  qui  ne  manquent  pas  de 
pleurer  à  tous  les  enterrements  et  de  rire  à  toutes  les 
noces,  d'avoir  des  souvenirs  devant  toutes  les  tuiles 
cassées  »  (2).  Le  poète  ne  sera  pas  de  ces  «  gens  bien 
doués  ».  Il  ne  mettra  dans  son  œuvre  que  son  intelligence, 
ses  observations  et  sa  conscience  artistique  :  sa  person- 
nalité sera  abolie. 

Flaubert  répudie  donc  l'inspiration  telle  que  l'entendent 
les  Romantiques.  Il  est  l'ennemi  de  l'exalta  tion,  du  «  délire  », 
qui  s'empare  du  poète  ;  au  milieu  des  agitations  humaines, 
il  veut  garder  sa  sérénité  :  «  Méfions-nous,  écrit-il,  de 
cette  espèce  d'échauffement,  qu'on  appelle  l'inspiration  et 
où  il  entre  souvent  plus  d'émotion  nerveuse  que  de  force 
musculaire.  Dans  ce  moment-ci,  par  exemple,  je  me  sens 
fort  en  train,  mon  front  brûle,  les  phrases  m'arrivent. . . 
Mais  je  connais  ces  hais  masqués  de  l'imagination,  d'où 
l'on  revient  avec  la  mort  au  cœur. . .  Tout  doit  se  faire  à 
froid,  posément  »  (3). 


(1)  Corr.  I,  p.  245  (18  Septembre  1846). 

(2)  Extrait   d'un  fragment   inédit  de  «  Par   les  Champs  et  par  les 
Grèves  »,  cite  par  M.  Descharmes,  «  Flaubert. . .  »,  p.  565. 

(3)  Corr.  II,  p.  20^. 


—  146  - 

Tels  étaient,  avec  le  culte  intransigeant  de  la  forme,  les 
principes  qu'il  défendait  avec  véhémence,  quand  ils 
étaient  attaqués,  et  qu'il  essayait  d'imposer  à  quiconque 
ne  les  avait  pas  encore  adoptés.  Dans  la  correspondance 
adressée  vers  1846  à  Louise  Golet  il  proclame  élo- 
quemment  son  horreur  pour  la  Littérature  personnelle, 
sentimentale,  utilitaire.  S'il  visait  la  théorie  de  la  poétesse, 
il  est  vraisemblable  que  ces  lettres  sont  aussi  l'écho  des 
luttes  soutenues  contre  le  romantisme  de  Bouilhet.  Flau- 
bert y  apparaît  l'apôtre  de  l'Art  pour  l'Art  :  il  exalte  chez 
ses  amis  leur  orgueil  de  poètes,  leur  demande  de  ne  plus 
penser  aux  émotions  présentes,  aux  désillusions  passées, 
mais  de  se  préoccuper  seulement  de  la  réalité  objective, 
des  sentiments  immuables  de  l'âme  humaine  et  de  les 
représenter  sous  une  forme  artistique  (1). 

Et  comme  Bouilhet  est  faible,  comme  il  hésite  sur  sa 
voie  et  reconnaît  le  peu  de  valeur  de  ses  poésies  écrites  en 
imitation  de  Lamartine  et  de  Musset,  comme  d'autre  part 
Flaubert  loue  dans  les  pièces  «  romaines  »  de  son  ami  la 
vigueur  de  la  pensée  et  du  style,  et  découvre  en  lui  le 
goût  de  la  description  objective,  de  la  couleur  locale,  telles 
qu'il  l'entend,  Louis  se  laisse  convaincre.  Mais  son  évo- 
lution sera  lente  :  les  pièces  écrites  vers  1846  et  1848, 
«  Soir  d'Eté  »  (2),  «  La  Fleur  Rouge  »  (3),  par  exemple, 
gardent  encore  des  traces  de  romantisme. 

III 

Il  lui  faut,  en  effet,  refaire  son  «  éducation  senti- 
mentale »,  tellement  il  était  habitué  à  confondre  la  poésie 


(1)  Voir  le  développement  de  ces  idées  dans  le  livre  de  M.  R.  Des- 
charmes, «  Flaubert. . .  »,  p.  282  et  suivantes. 
(3)  Œuvres,  p.  320. 
(3)  Œuvres,  p.  322. 


—  147  — 

avec  les  émotions  intimes  de  son  àme.  Il  doit  oublier  les 
vains  espoirs  de  félicité,  les  enchantements  imaginaires 
«  au  pays  des  sultanes  »,  ou  sur  les  «  golfes  bleus  »,  les 
rêves  romanesques  dont  il  a  bercé  son  adolescence  : 

Maintenant  j'ai  connu,  j'ai  vu,  je  sais  le  monde, 
Les  fantômes  menteurs  se  sont  évanouis  ; 
Je  n'ai  plus,  dans  la  nuit,  de  troupe  vagabonde 
Qui  verse  à  mon  sommeil  ses  rêves  inouis  (1). 

Il  en  vient  à  rire  des  poètes  résolus  au  «  suicide  », 
parce  qu'ils  ont  brisé  leurs  rêves  de  bonheur  contre  la 
réalité. 

Il  trouve  dans  l'Art,  dans  le  labeur  littéraire,  dans  la 
recherche  du  mot  juste  et  du  vers  sonore,  une  consolation 
et  une  force  morale.  Il  écrit,  dès  1845,  un  sonnet  où 
apparaît,  malgré  le  titre,  plutôt  un  sentiment  d'orgueil 
que  de  «  Dépit  »  : 

le  Ciel  qui  parfois  nous  protège  en  naissant, 

Aux  mains  de  quelques-uns,  comme  un  charme  puissant. 
Mit  le  pinceau  du  peintre  ou  le  luth  du  poète  ! 
Ceux-là  vivent  encor,  sachant  bien  qu'ici-bas 
Une  force  est  en  eux,  que  l'on  ne  brise  pas. 
Et  que,  le  cœur  éteint,  il  leur  reste  la  tète  (2). 

Quatre  ans  plus  tard  il  rappellera  comment  il  sentit  son 
«  front  s'élargir  »  et  son  «  cœur  bondir  »  devant  la  Muse, 
que  lui  révélait  Flaubert  : 

C'était  vous,  c'était  vous,  6  ma  Muse  ingénue, 
Bel  ange  aux  rameaux  verts,  nymphe  au  cothurne  d'or, 
0  vous  qui,  réchauffant  mon  âme  froide  et  nue. 
M'avez  bercé,  le  soir,  comme  un  enfant  qui  dort. 


(1)  «  Au  temps  on  j'étais  pur. .  .  »  (Avril  1847).  Œuvres,  p.  40. 

(2)  Inédit  (Mai  1846).  La  même  idée  se  retrouve  dans  les  vers  adressés 
A  la  fiancée  d'un  poète  ».  Appendice,  n"  V. 


—  148  — 

Vous  qui  m'avez  donné  les  coupes  d'ambroisie. 
Pour  oublier  le  monde  et  ses  rêves  d'un  jour; 
Vous  dont  le  but  divin,  vous  dont  la  poésie 
M'a  consolé  de  tout,  et  même  de  l'amour  (1). 

En  même  temps  que  l'homme  se  dégage  des  vaines  agi- 
tations du  cœur,  le  poète  observe  la  nature  avec  plus  de 
désintéressement.  Longtemps  elle  lui  était  apparue,  ainsi 
qu'à  tous  les  Lamartiniens,  une  puissance  bienfaisante 
qui  s'associe  aux  joies  et  aux  douleurs  humaines.  Puis 
il  avait  conclu  avec  Vigny  qu'elle  était  une  «  marâtre  » 
impassible  devant  nos  souffrances.  Enfin  il  avait  trouvé 
dans  ses  spectacles  une  leçon,  un  encouragement.  Main- 
tenant il  ne  la  regarde  plus  en  confident,  mais  en  artiste  : 

Poète,  l'art  divin,  c'est  d'abord  une  plaine, 

Où  la  grandeur  immense  à  la  beauté  s'enchaine, 

Où  le  regard,  baigné  de  limpides  rayons. 

Se  perd  au  pli  mouvant  des  vagues  horizons  ! 

Là,  des  hauteurs  du  Ciel,  planant  sur  toute  chose, 

La  Muse  aux  ailes  d'or,  qui  jamais  ne  se  pose, 

Loin  du  monde  réel  s'élance  d'un  vol  sûr, 

Comme  un  aigle  étranger,  qui  vole  dans  l'azur  ! 

Alors,  vieux  monts  penchant  leur  front  sur  les  vallées. 

Lacs,  océans,  forêts,  aubes,  nuits  étoilées. 

Parfum  de  tout  calice,  écho  de  toute  voix. 

Tout  ensemble  se  mêle  et  s'exhale  à  la  fois  ! 

Tout  fait,  en  même  temps,  sa  rumeur  et  tout  jette 

Sa  fanfare  éclatante  à  l'âme  du  poète  ! . . . 

Le  poète  enivré,  sur  l'haleine  des  vents. 

Glisse,  plein  de  vertige  et  d'éblouissements  ! 

Mais  bientôt  l'heure  sonne,  où  plus  forte  la  vue, 

Comme  l'oreille  aux  bruits,  aux  clartés  s'habitue. 

Et  l'esprit,  que  précède  un  magique  flambeau, 

Découvre  les  détails  épars  dans  le  tableau. 


(1)  a  Au  temps  que  j'étais  pur. ..  »  (Œuvres,  p.  40). 


—  149  - 

Alors,  sortant  de  l'ombre,  où  la  forme  se  cache, 
Plus  d'un  groupe  charmant  sur  le  fond  se  détache  : 
Là-bas,  assis  en  cercle  et  couchés  dans  les  fleurs, 
Au  revers  d'un  fossé  chantent  les  moissonneurs  ; 
Joyeuse,  à  quelques  pas,  la  ferme,  entre  les  branehes, 
Montre  son  toit  qui  fume  et  ses  murailles  blanches  (1). 

Ce  manifeste  marque,  semble-t-il,  la  transition  entre  la 
méthode  de  vision  subjective  et  lyrique  de  la  nature,  pour 
laquelle  «  l'âme  du  poète. . .  enivré  »,  seule,  jusqu'alors, 
est  entrée  en  action,  et  la  vision  objective,  par  quoi  sa 
«  vue  plus  forte  »  désormais  découvrira  les  «  détails  épars 
dans  le  tableau  ».  Peut-être  dépassons-nous  la  pensée  de 
l'auteur  en  l'interprétant  ainsi ,  mais  comme  pour  la 
première  fois  —  sauf  en  quelques  pièces  romaines  et  dans 
«  le  Galet  »  —  nous  y  relevons  le  besoin  d'une  observation 
attentive  et  raisonnée,  comme  cette  méthode  de  documen- 
tation deviendra  la  base  de  son  esthétique  pour  les  des- 
criptions si  précises  de  Melaenis  et  des  Fossiles,  nous 
sommes  tentés  de  croire  que,  dès  1847,  le  poète  se  rend 
compte  de  ce  procédé  nouveau,  et  essaye  d'en  établir  la 
théorie. 

D'ailleurs,  les  pièces  écrites  alors  révèlent  les  progrès 
accomplis.  Recherchant  de  préférence  les  sujets  exotiques, 
il  se  contente  quelquefois  d'une  simple  circonstance  exté- 
rieure pour  une  somptueuse  mise  en  scène.  Il  adresse  à 
«  Maxime  Du  Camp  »,  rencontré  à  Groisset,  chez  Flau- 
bert, une  pièce  aux  vers  concis  et  sobres,  aux  détails 
colorés  et  évocateurs,  pour  lui  demander  le  récit  de  son 
voyage  en  Orient  : 

Poète  aux  pieds  légers,  aux  courses  vagabondes. 
Nous  qui  restons  ici,  nous  te  demanderons 
La  tente,  et  le  désert  tordant  ses  vagues  blondes. 
Et  les  grands  aigles  roux  qui  volent  par  les  monts  ; 


(1)  Inédit.  (Avril  1847).  Dédié  k  Pascal  Mulot. 


—  150  — 

Nous  te  demanderons  les  haltes  sur  la  plage, 
L'ombre  des  grenadiers  dont  tu  mordais  les  fruits, 
Et  comment  le  chameau,  suant  sous  son  bagage. 
Etend  son  col  velu  pour  boire  l'eau  des  puits  !  (1) 

Dans  la  première  des  pièces  qu'il  dédia  à  Flaubert,  il 
détaille  le  portrait  de  «  Tou-Tsong  »,  le  mandarin  repré- 
senté sur  quelque  potiche  chère  au  romancier  : 

D'un  tissu  bigarré  son  corps  est  revêtu. 

Son  soulier  brodé  d'or  semble  un  croissant  de  lune: 

Dans  sa  barbe  effilée  il  passe  sa  main  brune 

Et  sourit  doucement  sous  son  bonnet  pointu  (2). 


Pour  se  détacher  du  romantisme,  il  doit  aussi  renoncer 
aux  confidences  autobiographiques,  aux  effusions  lyriques. 
Or,  c'est  déjà  une  chose  faite  vers  1848  et  1849,  puisque, 
en  1850,  il  proclame  la  théorie  de  l'impersonnalité  dans 
un  manifeste,  qui  marque  une  date  essentielle  de  son 
évolution  littéraire  : 

Oui,  j'ai  su  votre  mal,  ô  faiseurs  d'élégies, 

Et,  par  mon  cœur  qui  saigne  averti  que  j'aimais, 

.l'ai  blanchi  bien  des  nuits  des  feux  de  mes  bougies; 

Mais  j'eus  cette  pudeur  de  n'en  parler  jamais. . . 

Des  plis  de  mon  manteau  je  cache  ma  blessure, 

Trop  fier  pour  mendier  du  cœur  ou  de  la  main. . . 

Je  déteste  surtout  le  barde  à  l'œil  humide 

Qui  regarde  une  étoile  en  murmurant  un  nom. 

Et  pour  qui  la  nature  immense  serait  vide 

S'il  ne  portait  en  croupe  ou  Lisette  ou  Xinon . . . 


(1)  «  A  Maxime  Du  Camp  »,  Œuvres,  p.  48  (Octobre  1848). 

(2)  «  Tou-Tsong  »,  Œuvres,  p.  65  (Juillet  1848).  Voir  aussi  «  Sur  un 
Bacchus  de  Lydie  »,  Œuvres,  p.  52  (1849). 


—  151  — 

L'Art  saint  me  paraît  propre  à  toute  autre  besogne. . . 
La  foule  a  ses  transports,  ses  amours  et  ses  haines  : 
Ne  mêlons  point  notre  âme  à  ce  tumulte  humain  (l). 

Spectateur  hautain,  il  veut  se  tenir  sur  «  la  cîme  )s  où 
«  Shakespeare  eut  son  trône,  où  Molière  a  monté  »,  pour 
observer  les  émotions  et  les  sentiments  : 

Le  flot  des  passions,  qui  se  brise  à  sa  base, 
Au  sommet  escarpé  lance  un  écho  lointain  ; 
L'humanité  se  tord  dans  le  doute  et  l'extase, 
Chacun  rêvant  son  rêve,  ou  marchant  son  chemin. 

La  nature  aux  cent  voix,  les  cités  magnifiques, 
Ce  qui  projette  une  ombre  et  ce  qui  fait  un  bruit, 
Le  poète  voit  tout,  comme  des  jeux  scéniques, 
Se  croiser  à  ses  pieds,  et  s'agiter  sous  lui. 

Et  là,  sa  lyre  en  main,  sur  la  sainte  colline, 
Là,  plus  haut  que  la  foule  et  la  création, 
A  ce  monde  bruyant  que  son  regard  domine 
Il  demande  l'idée  et  laisse  l'action  (2). 

Il  dédouble  l'intelligence  et  la  sensibilité.  Il  ne  goûte 
que  l'aspect  extérieur  de  la  réalité  sans  que  sa  sensibilité 
en  devienne  le  jouet  (3).  Il  distingue  ce  qu'il  y  a  d'acci- 
dentel, de  passager,  de  périssable  ;  et  en  dégage  «  l'idée  », 
la  vérité  universelle.  A  l'exemple  de  Molière  et  de  Sha- 


(1)  «  J'aimais.  Qui  n'aima  pas?...  »  Œuvres,  p.  35  (Février  1850). 
Estimant  banales  et  antiartistiques  les  confessions  autobiographiques, 
il  trouve  autant  de  poésie 

«  Dans  le  premier  caillou  qu'on  rencontre  en  chemin  ».  (Inédit). 

(2)  Strophes  inédites  de  la  pièce  ;  «  J'aimais. . .  »  (Février  1850). 

(3)  Flaubert  préconisait  la  même  théorie  lorsqu'il  écrivait  :  «  J'ai 
fait  nettement  pour  mon  usage  deux  parts  dans  le  monde  et  dans 
moi  ;  d'un  côté  l'élément  externe  que  je  désire  varié,  multicolore,  har- 
monieux, immense,  mais  dont  je  n'accepte  rien  que  le  spectacle  d'en 
jouir,  de  l'autre,  l'élément  interne  que  je  concentre,  atin  de  le  rendre 
plus  dense,  et  dans  lequel  je  laisse  pénétrer  à  pleines  effluves  les  plus 
purs  rayons  de  l'esprit  par  la  fenêtre  ouverte  de  l'intelligence  ». 
((^orr.  I,  p.  225). 


-  152  — 

kespeare,  il  décrit  «  les  sentiments  généraux  »,  les  «  côtés 
immuables  de  l'àme  humaine  »,  seuls  reconnaissables 
pour  les  lecteurs  de  tous  les  siècles. 

Même  s'il  prend  pour  thème  une  de  ses  souffrances 
morales,  comme  dans  «  La  Vierge  de  Sunam  »,  il  n'en  fait 
plus  un  motif  principal  complaisamment  développé  :  il  le 
place  au  second  plan  et  le  dissimule  presque  sous  un 
riche  décor.  Romantique,  il  eut  écrit  une  poésie  élégiaque  ; 
parnassien,  à  qui  «  les  accidents  du  monde  »  apparaissent 
«  transposés  comme  pour  l'emploi  d'une  illusion  à  dé- 
crire »  (1),  il  généralise  son  sentiment  et  l'enchâsse  dans 
une  description  impersonnelle  aussi  patiemment  ciselée 
que  des  «  festons  et  astragales  ». 

«  Décrire  »  devient  sa  grande  préoccupation  et  Barbey 
d'Aurevilly  n'aura  tort  que  dans  la  forme,  lorsqu'il  lui 
reprochera  sa  «  fureur  descriptive  qui  décrit  tout  «  (2). 


On  comprend  ainsi  pourquoi  Bouilhet  garda  inédites  la 
plupart  des  poésies  autobiographiques  ou  utilitaires,  sen- 
timentales ou  philosophiques,  analysées  dans  les  Cha- 
pitres précédents.  Il  vit  maintenant  dans  un  monde 
nouveau  :  la  vision  de  l'Orient,  l'évocation  des  civili- 
sations disparues  ont  remplacé  en  lui  les  troubles  du  pré- 
sent et  les  amertumes  du  passé.  Il  devient  un  «  Littérateur 
absolu,  curieux  seulement  de  métaphores,  de  compa- 
raisons, d'images  et  pour  tout  le  reste  assez  froid  »  (3). 


(1)  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  304. 

(2)  Barbey  d'Aurevilly.  «  Les  Œuvres  et  les  Hommes  »,  3=  Partie. 
1"  série,  p.  351. 

(3)  Flauberf.  Préface  des  «  Dernières  Ghansons  »,  p.  286. 


-  153  - 

Tout  en  consacrant  encore  à  l'enseignement  dans  «  un 
cours  préparatoire  au  Baccalauréat  ès-lettres  »,  organisé 
par  lui  et  plusieurs  autres  professeurs  (1),  à  Rouen,  la 
plus  grande  partie  de  ses  journées,  il  prépare  un  long 
poème  :  «  Melaenis  ». 


(1)  Ses  collaborateurs  s'appelaient  :  Vincent,  Emonin  et  Vieillot.  Ce 
cours  préparatoire  fut  installé  dans  la  rue  Beauvoisine.  L'acte  d'asso- 
ciation fut  signé  le  12  Mars  1849.  J'y  relève  les  articles  suivants  : 

Art  III.  —  Celui  des  professeurs  qui  manquerait  son  cours  sera 
tenu  à  une  amende  de  cinq  francs  par  leçon,  à  moins  que  le  cas  n'ait 
été  jugé  excusable  après  délibération.  La  même  amende  sera  applicable 
aux  cas  d'inexactitude  habituelle,  pendant  quinze  jours,  aux  heures  de 
la  leçon. 

Art.  IV.  —  Chaque  associé  devra  fournir  immédiatement  sa  quote- 
part  dans  la  somme  qui  servira  de  mise  de  fond,  laquelle  est  fixée  à 
six  cents  francs. 

Art.  VII.  —  Aucun  des  membres  de  l'Association  ne  pourra  prendre 
une  mesure  relative  soit  à  la  direction  des  études,  soit  au  prix  fixé 
pour  l'inscription,  soit  enfin  intéressant  directement,  ou  par  ses  consé- 
quences, la  Société  elle-même,  sans  l'approbation  formelle  de  ses 
coassociés,  et  après  délibération  prise  en  commun. 


CHAPITRE  IX 


Melaenis 

(1849-1851) 

.  —  Préparation  du  Poème.  Publication  dans  la 
Revue  de  Paris. 
II.  —  Analyse.  —  Melaenis  :  a)  Annonce  l'art 
DES  Parnassiens,  Couleur  locale  basée  sur 
l'érudition  ;  les  descriptions.  —  b)  Rappelle 
le  Romantisme  :  l'Ironie  de  Musset.  L'Imper- 

SONNALITÉ    DE    L'ÉCRIVAIN     NE    VA    PAS    .IUSQU'A 

l'Impassibilité. 
[II.  —  Résultat   de    la  publication   :    Lettre    de 
Victor  Hugo.  La  Mère   du  Poète.   Flaubert. 


«  J'ai  fait,  dit  Bouilhet,  mes  études  littéraires  au  Collège 
de  Rouen.  J'ai  commencé  mes  études  médicales  à  l'Hôtel- 
Dieu  de  Rouen.  J'ai  fait  à  Rouen  deux  choses  qui  résul- 
taient de  ces  deux  sortes  d'études  :  un  conte  antique  et  un 
poème  naturaliste  »  (1).  Le  poème  scientifique  sera  «  les 
Fossiles  »  ;  le  conte  antique  est  «  Melaenis  ». 

Déjà,  il  avait  écrit  une  série  de  pièces  Romaines,  men- 
tionnées au  Chapitre  précédent,  et  projeté  d'en  ajouter  de 
nouvelles  :  il  les  eût  groupées  en  une  sorte  d'épopée,  qu'il 


(1)  Inédit. 


—  155  - 

eût  divisée  d'après  les  grandes  époques  de  l'histoire  de 
Rome  :  les  «  Origines  »,  la  «  République  »,  la  «  Période 
Grecque  »,  le  «  Christianisme  »  (1).  Mais  vers  1847, 
conseillé  par  Flaubert  sans  doute,  au  lieu  de  disperser 
son  attention  sur  plusieurs  sièclesdelaCivilisation  Latine, 
il  étudia  à  fond  —  ses  notes  prouvent  la  minutie  de  la 
documentation  —  le  règne  de  Commode,  pour  y  trouver 
la  matière  d'un  poème  de  longue  haleine. 

Dès  1848,  il  commença  «  Melaenis  »,  travaillant  surtout 
le  soir,  puisque  «  occupé  huit  heures  par  jour  à  ses 
leçons  »  (2),  il  avait  peu  de  loisirs.  Chaque  dimanche 
jusqu'au  mois  d'Octobre  1849,  où  Flaubert  partit  pour 
l'Orient,  il  apportait  à  Croisset  les  strophes  écrites  pendant 
la  semaine  et  les  lisait  à  son  ami  :  on  en  examinait 
chacun  des  vers,  on  élaborait  le  plan  de  l'épisode  suivant, 
et  Bouilhet,  encouragé,  retournait  à  Rouen  pour  reprendre 
sa  besogne  de  poète  et  de  professeur.  En  1851,  quand 
Flaubert  revint  d'Orient,  l'œuvre  était  terminée. 


(1)  Ea  voici  quelques  titres  : 

Origines.  —  «  Berceau  »,  «  Le  Bœuf  »,  «  Chant  de  guerre  »,  «  Hj^mne 
au  feu  »,  «  La  Salière  ». 

République.  —  c<  Les  Plis  delà  Toge  »,  «  La  Galère  Carthaginoise  », 
«  La  Verveine  »,  «  Le  Jour  des  Branches  vertes  »,  «  Barbiers  de 
Sicile  ». 

Période  Grecque.  —  «  Chant  des  Sirènes  »  (Le  Navire),  «  Jeune  Fille 
d'Anacréon  »,  «  Cigogne  et  Turbots  »,  «  Lycé  ». 

Christianisme.  —  «  Les  Saturnales  »,  «  La  Danse  d'Hérodiade  », 
«  La  Fuite  en  Egypte  »,  «  Bathylle  »,  «  Le  Départ  pour  le  Cirque  », 
«  Les  Flambeaux  »,  «  Puero  »  (Etude  Antique),  «  L'Egyptienne  », 
«  La  Maîtresse  de  l'Empereur  »,  «  TuUia  »,  «  Le  Barbare  »,  «  Dernier 
cri  »,  «  Epilogue  »  (à  Paris). 

Cf.  «  TuUia  »,  Appendice,  n^XV.  —  «  La  Maîtresse  de  l'Empereur  », 
Appendice,  n»  XVI.  —  «  Le  Départ  pour  le  Cirque  »,  Etienne  Frère, 
«  Louis  Bouilhet  »,  p.  167. 

(2)  G.  Flaubert,  Correspondance,  p.  81. 


—  156  - 

11  fallait  la  publier.  Or,  c'était  la  première  fois  que 
l'auteur  allait  soumettre  ses  vers  au  jugement  du  public; 
jusqu'alors  aucune  de  ses  poésies  n'avait  franchi  le  cercle 
restreint  des  amis  :  modeste  répétiteur,  il  était  sans  rela- 
tions dans  la  «  gent  de  lettres  ». 

Heureusement  Flaubert  était  là.  Au  mois  de  Sep- 
tembre 1851,  il  envoya  le  manuscrit  de  «  Melaenis  »  à 
Louise  Golet.  Déjà,  elle  était  célèbre  par  son  salon  et  ses 
deux  prix  de  poésie,  remportés  aux  concours  de  1839 
et  1843;  déjà,  elle  se  révélait  la  Muse  autoritaire  et  théâ- 
trale, présentée  par  Barbey  d'Aurevilly  dans  sa  galerie 
des  Bas-Bleus  (1).  Elle  pouvait  aider  les  débuts  du  jeune 
poète  en  le  présentant  aux  habitués  de  sa  maison  :  Musset, 
A.  de  Vigny,  Leconte  de  Lisle,  Antony  Deschamps, 
Emile  de  Girardin,  Cousin,  Pradier,  Préault  (2).  Après 
avoir  lu  le  poème  elle  chargea  Flaubert  de  féliciter  l'auteur. 
Ce  fut  le  premier  encouragement  qui  vint  à  Bouilhet  de 
l'extérieur.  Flaubert  en  fut  si  heureux  qu'il  exprima 
aussitôt  à  la  Muse  sa  reconnaissance  :  «  Vous  êtes  la 
première  du  public  qui  l'applaudissiez,  lui  écrivait-il. 
Eh  bien!  Qu'en  dites-vous?  N'est-ce  pas  que  c'est  crâ- 
nement tourné?  Je  ne  puis  juger  de  sang-froid  cette 
œuvre,  qui  a  été  faite  sous  mes  yeux,  à  laquelle  j'ai  beau- 
coup contribué  moi-même  ;  j'y  suis  pour  trop  pour  qu'elle 
me  soit  étrangère.  Pendant  trois  ans,  ça  a  été  travaillé  au 
coin  de  ma  cheminée,  strophe  à  strophe,  vers  à  vers.  Je 
crois  qu'on  peut  dire  que  ça  promet  un  poète  de  haute 


(1)  «  Les  Hommes  et  les  Œuvres  »,  V«  Partie,  «  Les  Bas-Bleus  ». 

(2)  Sur  la  physionomie  du  Salon  de  Louise  Golet,  vers  cette  époque, 
voir  Madame  Koger  des  Genettes.  «  Quelques  Lettres  »,  et  René  Des- 
charmes,  «  Flaubert,  sa  vie,  son  caractère  »,  p   367. 


—  157  - 

futaie  »  (1).  Quelques  semaines  plus  tard  l'auteur  lui-même 
la  remerciait  avec  un  respect  un  peu  guindé  :  «  C'est  vous 
qui  m'avez  donné  le  premier  suffrage,  lui  écrit-il.  Je  vous 
en  remercie  mille  fois  avec  la  plus  vive  émotion.  Mes 
amis  (2)  m'ont  dit  qu'à  mon  prochain  voyage  ils  me  pré- 
senteraient à  vous  :  j'en  serai  heureux,  croyez-le  bien.  Je 
pourrai  alors  vous  dire  moi-même  combien  je  suis  recon- 
naissant de  ce  que  votre  voix  se  soit  élevée  la  première 
entre  toutes  pour  me  crier  :  courage  »  (3).  A  la  fin  de 
l'année  1851,  le  poète  était  présenté  dans  le  salon  de  la 
Muse,  qui,  heureuse  d'accorder  sa  protection  à  un  jeune 
confrère,  et  sûre  d'être  agréable  à  Flaubert,  pria  son  amie, 
Madame  Roger  des  Genettes,  de  lire  un  soir  quelques 
passages  de  «  Melaenis  »  devant  l'auteur  et  plusieurs 
hôtes  (4).  Bouilhet  remercia  Madame  des  Genettes  par  un 
sonnet,  intitulé  :  «  A  ma  Belle  Lectrice  »  (5),  puis  par 
deux  quatrains  :  «  Erreur  des  yeux  »  (6),  et  «  Jasmin  »  (7). 
Il  lui  dédia  également  cette  pièce  inédite  : 

Vers  fortunés,  que  dit  sa  voix  sonnante, 
Nus,  orphelins,  elle  a  jeté  sur  vous. 
Gomme  un  manteau,  son  âme  rayonnante  ! 
De  votre  sort  que  l'auteur  est  jaloux  ! 

Oh  !  soyez  pleins  de  grâces  inconnues  ! 
Des  plus  beaux  chants  égalez  la  douceur, 
Puis  bercez-vous  à  ses  lèvres  émues. 
Et,  s'il  se  peut,  glissez-vous  dans  son  cœur  ! 


(1)  Corr.  II,  p.  68. 

(2)  Flaubert  et  Maxime  Du  Camp. 

(3)  Cf.  «  Revue  de  Paris  »,  1"  Novembre  1908,  p. 

(4)  Cf.  Revue  de  Paris,  1"  Novembre  1908. 

(5)  Février  1852.  Œuvres,  p.  340. 

(6)  Œuvres,  p.  420. 

(7)  Œuvres,  p.  391. 


-  158  — 

Moi,  cependant,  qui  n'oserais  vous  suivre, 

Souvent,  hélas  !  pâle  et  l'esprit  troublé, 

Je  baiserai  sur  la  page  du  livre 

La  strophe  heureuse  où  sa  voix  a  tremblé  !  (1). 

Il  témoigna  sa  gratitude  à  la  Muse  elle-même  dans  un 
sonnet  inédit,  intitulé  :  «  Riches,  gardez  votre  or. . .  »  (2), 
et  dans  les  vers  :  «  Quoi!  vous  vous  étonnez  »,  publiés 
par  la  Revue  de  Paris  du  1"  Novembre  1852. 

En  effet,  cette  Revue,  disparue  en  1844,  revivait  depuis 
Octobre  1851,  protégée  par  un  groupe  d'écrivains  qui 
comprenait  Laurent  Pichat,  L.  de  Gormenin,  Théophile 
Gautier,  Arsène  Houssaye,  Maxime  Du  Camp  et  L.  Ulbach. 
Grâce  à  l'influence  de  Maxime  Du  Camp,  que  Rouilhet 
avait  rencontré  à  Groisset,  grâce  à  l'appui  de  Flaubert,  le 
Comité  de  rédaction  avait  accepté  «  Melaenis  ».  En 
Novembre  1851,  dans  son  second  numéro,  la  Nouvelle 
Revue  de  Paris  en  publiait  les  cinq  chants,  avec  cette 
dédicace  qui  en  dit  long  :  «  A  Gustave  Flaubert  I  »  (3). 

II 

Paulus,  fils  clandestin  d'un  sénateur,  a  été  élevé  par  la 
sorcière  Staphyla.  Il  est  un  des  rhéteurs  les  plus  écoutés 


(1)  Il  semble,  par  le  rapprochement  des  dates,  que  pour  elle  aussi 
furent  écrits  les  poèmes  :  «  L'Hallali  »  (28  Janvier  1852,  Œuvres,  p.  33) 
et  «  Flux  et  Reflux  »  (Novembre  1852,  Œuvres,  p.  26),  où  se  révèle 
une  passion  sincère,  L'autobiographie  mentionne  les  «  Lettres  » 
échangées  entre  le  poète  et  la  «  Belle  Lectrice  »  :  une  seulement,  écrite 
par  Bouilhet,  passa  dans  les  collections  de  M.  Charavay. 

(2)  Mai  1852. 

(3)  «  Melaenis  »  contient  quatre  cents  strophes  de  six  vers  Alexandrins 
et  un  chant  lyrique  en  quatre  stances  de  quatre  vers. 


-  159  — 

de  Home  ;  il  possède  les  qualités  qui  assurent  le  succès  : 

L'œil  franc,  le  poumon  solide,  la  prestance 
De  corps  et  la  vertu  qu'il  faut  aux  orateurs  (1). 

11  est  le  favori  de  l'édile  Marcius.  De  plus,  il  est  aimé. 
Depuis  longtemps  il  a  oublié  la  danseuse  Melaenis,  ren- 
contrée une  nuit  dans  un  bouge  de  Suburre,  mais  il  a 
conquis  le  cœur  de  Marcia,  la  fille  de  l'édile.  Un  rendez- 
vous  que  les  deux  jeunes  gens  se  sont  donné  dans  les 
jardins  de  Marcius,  après  un  festin,  auquel  avait  été 
convié  Paulus,  va  les  perdre.  Le  père,  en  effet,  les  sur- 
prend. Furieux,  il  se  précipite  sur  son  favori.  Paulus, 
heureusement,  est  agile  : 

Outre  son  éloquence,  il  franchissait  les  murs 

D'un  bond,  comme  Rémus  quand  il  fondait  sa  ville  (2). 

Il  fuit  et  se  cache,  pendant  que  l'édile  «  haletant,  hé- 
rissé, terrible  »,  pour  se  venger,  frappe  en  furieux  à  tort 
et  à  travers,  tuant  plusieurs  esclaves.  Ne  sachant  où  aller, 
craignant  d'être  pris  par  les  envoyés  du  puissant  édile,  il 
se  réfugie  auprès  du  gladiateur  Mirax,  dont  il  prend  les 
leçons.  Bientôt  il  devient  lui-même  un  gladiateur  redou- 
table, à  qui  aucun  adversaire  ne  résiste.  La  première  fois 
qu'il  paraît  au  cirque,  il  est  acclamé  par  la  plèbe  ;  Com- 
mode, dont  le  cœur 

Flottait  entre  les  dieux  et  les  gladiateurs  (3), 
le  nomme  préfet  aux  gardes  du  Prétoire.  Paulus  profite  de 
cette  faveur  de  l'empereur  pour  forcer  l'édile  à  lui  donner 
Marcia  en  mariage  :  «  Dès  demain,  répond  Commode,  elle 
sera  ta  femme  ». 


(1)  Œuvres,  p.  151. 

(2)  Œuvres,  p.  185. 

(3)  Œuvres,  p.  224. 


—  ino  - 

Melaenis,  que  Paulus  a  oubliée  et  dédaignée  depuis  de 
longs  mois,  veut  s'y  opposer.  La  haine  au  cœur,  elle 
va  aux  bouges  de  Suburre  et  fait  promettre  à  un  légion- 
naire, Pentabolus,  de  tuer  le  gladiateur.  Mais  bientôt 
le  hasard  lui  offre  une  vengeance  éclatante.  Elle  apprend 
de  Staphyla  mourante  le  secret  de  la  naissance  de  Paulus  : 
il  est  le  fils  de  Marcius  et  le  frère  de  celle  qu'il  va  épouser. 
Déjà  le  cortège  nuptial  approche  :  on  entend  le  chant 
d'hymen,  la  flûte,  les  cymbales  ;  on  aperçoit  la  lumière 
des  torches  dans  la  nuit  ;  Paulus  s'avance,  fier  et  heureux  : 

C'est  lui  dans  son  manteau  de  pourpre  tyrienne, 

Beau,  jeune,  ivre  d'espoir,  et  défiant  les  pleurs  ! 

Sous  leur  toge  de  fête,  aux  riantes  couleurs, 

Ses  amis,  à  l'entour,  effeuillent  la  verveine. 

Et  tout  frottés  d'onguent  selon  la  mode  ancienne. 

Cinq  enfants  secouaient  des  flambeaux  et  des  fleurs  (1). 

Melaenis  arrive  semblable  à  une  morte  échappée  du 
cercueil,  et  révèle  le  secret  de  la  naissance  de  Paulus. 
Celui-ci  n'épousera  pas  Marcia.  Il  se  laisse  reconquérir 
par  la  danseuse  et  tous  deux  vont  quitter  Rome  : 

Nous  fuirons,  nous  aurons  quelque  retraite  ombreuse, 
Pour  y  faire  à  nos  cœurs  un  exil  éternel  !  (2) 

Mais  cette  fois  encore  le  rhéteur  n'aura  pas  le  bonheur 
entrevu.  Quand  il  est  sur  le  point  de  partir,  il  tombe  sous 
le  glaive  de  Pentabolus,  qui  n'a  pas  oublié  la  promesse 
faite  à  Melaenis. 

Sur  cette  trame  ténue,  Bouilhet,  grâce  à  une  documen- 
tation très  sûre,  a  composé  un  poème  d'une  couleur  locale 
avant  lui  inconnue. 


(1)  Œuvres,  p.  266. 

(2)  Œuvres,  p.  273. 


-  161  - 

Les  écrivains  romantiques  s'étaient  peu  occupés  de  la 
vérité  historique  ou  archéologique.  «  Ils  créaient  des 
Indes  ou  des  Grèces  à  eux-mêmes,  comme  Hugo  dans  ses 
Orientales  ou  Mérimée  dans  sa  Guzla,  par  la  force  de 
l'imagination,  pour  leur  usage  exclusif  et  ils  s'y  te- 
naient »  (1). 

Gomme  Flaubert  et  Maxime  Du  Camp,  Bouilhet  estima 
que  «  faire  des  Orientales  sans  avoir  vu  l'Orient,  c'est  faire 
une  gibelotte  sans  avoir  de  lapin  »  (2).  A  la  couleur  locale, 
toujours  arbitraire,  fausse  même,  chez  ses  prédécesseurs, 
il  donna  de  l'exactitude,  et  par  là  de  l'intensité:  Melaenis 
vaut  surtout  par  les  descriptions. 

Voici  un  festin  dans  le  .Triclinium  de  l'élégant  édile 
Marcius.  Nous  admirons  les  statues  servant  de  lampa- 
daires, les  peintures  du  plafond,  les  mimes  africains, 

Frappant  de  leur  pied  noir  les  pavés  de  couleur  (3), 
les  brillants  convives  surtout  :  Stellio  le  parasite,  Paulus, 

. . .  Qu'en  son  cœur  l'édile  aimait  le  mieux, 

Après  un  morse  noir,  qu'il  nourrissait  d'esclaves  (4), 

les  philosophes  qui  discutent  la  nature  de  l'âme,  les  che- 
valiers, qui  vantent  leurs  limiers  crétois,  Goracoïdès,  «  le 
bouffon  )),qui  lance  des  plaisanteries.  Même  énumératioii 
érudite,  quand  Paulus,  aux  bains,  livre  son  corps  aux 
mains  des  serviteurs  : 

Il  voulut  la  fiole  en  forme  de  gazelle, 

Et  pour  gratter  sa  peau  la  ratissoire  d'or  ; 


(1)  Bnmetière,  «  Evolution  de  la  Poésie  lyrique  »,  II,  p.  IM. 

(2)  Maxime  Du  Camp,  «  Souvenirs  littéraires  »,  I,  p.  V27. 

(3)  Œuvres,  p.  169. 

(4)  Œuvres,  p.  172. 


-  16-2  - 

Dans  le  bain  chaud  d'usage  on  le  plongea  d'abord, 
Puis  l'esclave  vida  sur  son  corps  qui  ruisselle 
L'ampoule  d'eau  glacée  et,  pour  marquer  son  zèle. 
De  la  double  palette  il  le  frappa  plus  fort. 

Notre  homme  était  moins  triste  en  quittant  la  baignoire. 
Dans  la  salle  aux  parfums  on  lustra  ses  cheveux. 
Les  vases  ciselés,  les  trépieds  pleins  de  feux, 
Les  drogues,  les  onguents  s'étalaient  avec  gloire 
Sur  une  grande  table  en  marbre  précieux, 
Que  portait  à  son  dos  un  léopard  d'ivoire  (1). 

Qu'il  nous  entraîne  dans  les  tavernes  de  Suburre,  où 
mangent  et  boivent  les  muletiers,  les  soldats,  les  gens  des 
petits  métiers  et  des  professions  louches,  dans  le  bouge  de 
Staphyla,  la  sorcière,  où  partout  apparaissent  des  «  sque- 
lettes grimaçants  w  et  des  «  poignards  ensanglantés  »  ; 
qu'il  présente  Marcia  avec  les  particularités  de  son  cos- 
tume, Paulus  à  l'école  des  gladiateurs,  ou  Commode  aux 
jeux  du  Cirque,  c'est  toujours  la  même  exactitude  infail- 
lible dans  la  description.  Il  y  apporte  tant  de  précision  que 
M.  René  Pichon  a  pu  écrire  :  «  Ses  œuvres,  Melaenis  sur- 
tout, rappellent  un  peu  ces  romans  historico-archéolo- 
giques,  dont  le  bon  abbé  Barthélémy  avait  jadis  donné  la 
formule,  et  où,  depuis,  d'ingénieux  compilateurs  se  sont 
efforcés  de  dépeindre  «  Rome  au  siècle  d'Auguste  »,  ou  à 
tout  autre  siècle  que  l'on  voudra.  Elles  ont  plus  de  relief 
à  coup  sûr  et  plus  de  style,  mais  elles  n'en  diffèrent  pas 
en  leur  fond  !  »  (2).  N'est-ce  pas  là  «  poésie  de  tapissier, 
de  couturier  ou  de  commissaire-priseur?  »  (3). 

La  critique  —  M.  Pichon  le  reconnaît  —  ne  tombe  pas 


(1)  Œuvres,  p.  208. 

(2)  Revue  des  Deux-Mondes,  n"  du  1"  Septembre  1911,  p.  137. 

(3)  Id. 


—  163    - 

sur  Bouilhet  seul  :  les  poètes  Parnassiens,  Flaubert  avec 
le  «  bric-à-brac  »  de  Salammbô,  les  Romantiques  eux-mêmes 
avec  leurs  «  Orientales  »,  mériteraient  le  même  reproche.  Et, 
puisque  notre  auteur  usa  d'un  «  procédé  »,  il  faut  le  lui 
pardonner,  comme  on  pardonne  aux  poètes  élégiaques  leur 
mode  de  pleurer  sans  cesse  sur  les  mêmes  souffrances. 

De  plus,  si  chaque  page  prise  à  part  laisse  entrevoir 
une  documentation  minutieuse,  ce  n'est  pas  aux  dépens 
de  l'ensemble  :  la  suite  des  tableaux  est  pittoresque  et 
vivante,  l'action  marche,  on  ne  perd  pas  de  vue  Paulus. 
Melaenis,  apparaît  le  mauvais  génie,  qui  soutient  et  déve- 
loppe l'intérêt  tragique  du  poème. 

Bouilhet,  artiste  scrupuleux,  a  réalisé  l'accord  de  la 
poésie  et  de  l'érudition.  Il  laisse  loin  derrière  lui  les 
Romantiques  qui  avaient  tenté  de  ressusciter  la  France  du 
moyen-âge  ou  l'Espagne.  Et  puisque  les  «  poèmes  antiques 
n'apparaîtront  qu'en  1852,  il  «  peut  être  appelé  le  pré- 
curseur ))  (1)  du  Parnasse  :  il  ouvre  la  voie  à  Leconte  de 
Liste  et  à  de  Hérédia. 


On  l'accusa  cependant  d'imiter  les  Romantiques.  Sainte- 
Beuve  lui  reprocha  d'avoir  fait  dans  son  œuvre  un  pas- 
tiche de  Musset  (2).   Charles  de  Mazade,  pareillement. 


(1)  A.  Pichon,  Revue  des  Deux-Mondes,  n"  du  1"  Septembre  1911, 
p.  134.  —  Th.  Gautier,  à  propos  des  descriptions  du  poème,  écrivait  : 
«  Melaenis  est  un  poème  d'assez  longue  haleine  pour  remplir  à  lui 
seul  le  volume.  Le  cas  vaut  la  peine  d'être  noté  dans  ce  temps  d'inspi- 
rations élégiaques,  lyriques,  intimes  et  presque  toujours  personnelles  ». 
(Histoire  du  Romantisme,  p.  3;:J7). 

(2)  «  Les  formas,  écrit-il,  les  couleurs,  le  rythme,  tout  cela. est  assez 
facile  à  emprunter.  Cette  poésie  banale,  travaillée  par  les  maîtres, 
presque  usée  par  les  disciples,  est  en  quelque  sorte  dans  l'air.  On  peut 
s'en  saisir  et  ne  pas,  pour  cela,  savoir  se  donner  l'accent  particulier 


-  164  - 

estimait  qu'il  en  était  «  l'imitateur  »(!)  et  Barbey  d'Aure- 
villy qu'il  en  reproduisait  «  les  bas- côtés...  assez 
réussis  »  (2). 

Il  importe  de  reprendre  le  problème.  Si  Musset  n'avait 
pas  écrit  «  Namouna  »  et  peut-être  «  RoUa  «,  Bouilhet 
aurait- il  écrit  «  Melaenis  »  ?  Ou  s'il  l'avait  écrit, 
lui  aurait-il  donné  la  forme  que  nous  connaissons  ?  Son 
œuvre  n'aurait-elle  pas  été  autre,  plus  originale  et  plus 
une? 

Il  serait  puéril  de  reprocher  à  Bouilhet  une  imitation 
servilede  «  Namouna  )),sous  prétexte  que  les  deux  poèmes 
sont  composés  de  stances  de  six  Alexandrins,  à  rimes 
triplées,  ou  de  «  Rolla  »,  parce  que  la  première  strophe 
de  «  Melaenis  »  : 

De  tous  ceux  qui  jamais  ont  promené  dans  Home 
Du  quartier  de  Suburre  au  Mont  Capitolin 
Le  cothurne  à  la  Grecque  et  la  toge  de  lin 
Le  plus  beau  fut  Paulus 

rappelle  ce  début  : 

De  tous  les  débauchés  de  la  ville  du  monde 
Où  le  libertinage  est  à  meilleur  marché, 
De  la  plus  vieille  en  vice,  et  de  la  plus  féconde. 
Je  veux  dire  Paris,  le  plus  grand  débauché 
C'était  Jacques  Rolla 


et  (jui  distingue.  On  adopte,  de  propos  délibéré,  un  genre,  on  en  outre 
tout  et  l'on  n'est  qu'imitateur  et  copiste.  On  l'était,  il  y  a  quinze  et 
vingt  ans,  loxsquon  ramassait  dans  ses  vers  les  épis  tombés  des  gerbes 
de  Lamartine  :  on  l'est  aujourd'hui  quand  on  ramasse  les  bouts  de 
cigare  d'Alfred  de  Musset.  Melaenis,  conte  romain,  par  M.  Louis 
Bouilhet,  reproduit  trop  visiblement  (j'en  demande  bien  pardon  au 
jeune  auteur)  le  ton,  les  formes  et  le  genre  de  boutades  de  Mardoche». 
(Causeries  du  Lundi,  V,  p.  387). 

(1)  «  Revue  des  Deux-Mondes  »,  1"  Mai  1857. 

(2)  «  Poésie  et  Poètes  »,  p.  92. 


—  165  - 

Il  n'y  a  là,  semble-t-il,  que  des  réminiscences  incons- 
cientes, ne  prouvant  rien  contre  l'originalité  de  l'auteur  (1). 
Mais,  à  notre  avis,  il  arrive  trop  souvent  qu'en  lisant 
«  Melaenis  »  on  songe  à  l'ironie  de  Musset.  Le  badinage 
spirituel,  railleur,  satirique  de  celui-ci  semble  avoir  donné 
à  Bouilhet  un  modèle,  qu'il  s'est  rappelé  au  cours  de  son 
poème. 

Ce  badinage  apparaît  partout.  Sans  doute  l'auteur 
n'exagère  aucun  vice  de  cette  société  en  décadence,  il 
copie  fidèlement  les  peintures  des  historiens  ou  des  mora- 
listes latins,  mais  au  lieu  de  s'indigner,  il  rit  :  il  s'amuse 
à  persifler  le  luxe,  la  cruauté,  la  gourmandise.  Il  présente, 
par  exemple,  un  personnage  plus  puissant  à  Rome  que 
Tribuns,  Consuls  ou  Sénateurs  :  le  cuisinier  : 

Le  Consul,  en  un  jour,  peut  sortir  d'un  suffrage, 
Le  caprice  des  camps  forge  les  empereurs  ; 
Mais,  outre  l'art  divin  qu'il  reçut  en  partage. 
Il  faut  au  cuisinier  les  pénibles  labeurs, 
La  science  profonde,  et  que  dès  son  jeune  âge 
Il  ait,  comme  un  savant,  pâli  sur  les  auteurs. . . 

Aussi  bien  qu'Hippocrate,  il  discute  et  critique 
De  toute  herbe  qu'il  voit  l'effet  et  la  saveur  ; 
Aussi  bien  que  Platon  il  a  sondé  le  cœur, 
Connaît  des  passions  l'origine  authentique  ; 
Et,  d'arguments  choisis  bardant  sa  rhétorique. 
Plus  loin  que  Tullius  emporte  l'auditeur  (2). 

Il  badine  surtout  dans  les  parties  narratives  du  poème. 
Ne  semble-t-il  pas  se  moquer  du  lecteur  en  écrivant  : 

Staphyla  fut  son  nom.  Vous  narrer  quelle  cause 
Avait  ainsi  courbé  cette  tête  morose, 


(1)  Cf.  Flaubert.  Préface  des  «  Dernières  Chansons»,  p.  292. 

(2)  Œuvres,  p.  165. 


-  166  — 

D'abord  c'est  difficile,  et  puis  c'est  un  talent 
De  ne  pas  dire  tout  dès  le  commencement  : 
Horace  dans  ses  vers  recommande  la  chose 
Et  je  l'estime  trop  pour  agir  autrement  (1)? 

Quand  «  Melaenis  »  parut,  Prosper  Mérimée,  au  milieu 
d'éloges  sincères,  reprocha  à  l'auteur  ce  badinage  continu  : 
«  Il  m'a  semblé,  lui  écrivait-il,  que  le  ton  du  poème  était 
trop  uniformément  ironique.  J'y  trouve  deux  inconvé- 
nients :  le  premier  de  rappeler  un  peu  la  première  manière 
de  M.  A.  de  Musset,  qui  lui-même  imitait  un  défaut  de 
Don  Juan,  de  Lord  Byron.  Mais  Lord  Byron  avait  pour 
excuse  qu'il  écrivait  pour  des  Anglais  et  qu'il  faisait  la 
satire  de  l'Angleterre.  En  second  lieu,  vous  appliquez  ce 
ton  ironique  à  une  fable  antique  et,  en  vous  lisant,  on  fait 
involontairement  une  comparaison  entre  votre  manière  et 
la  manière  grave  et  sérieuse  des  Anciens.  Prenez  le  bouffon 
par  excellence  de  l'Antiquité,  Aristophane,  vous  n'y  trou- 
verez jamais  cette  uniformité  d'ironie  »  (2). 

La  critique  ne  manque  pas  de  justesse.  Sans  doute  le 
ton  de  la  satire  n'est  pas  le  même  chez  Bouilhet  et  Musset  : 
celui-ci  fut  insouciant,  bon  enfant  ;  celui-là,  au  contraire, 
par  l'influence  de  Flaubert,  est  devenu  de  plus  en  plus 
ennemi  du  «  bourgeois  »  et  combatif;  il  donne  au  persif- 
flage  un  mordant  et  un  dédain,  qu'on  ne  trouve  pas  dans 
«  Namouna  ».  Au  fond,  l'ironie  est  toujours  là,  et,  par  la 
manièrB  générale,  le  rapprochement  des  deux  œuvres 
s'impose  au  lecteur. 

Si  l'auteur  eût  évité  ce  badinage  continu,  «  Melaenis  », 
semble-t-il,  gagnait  en  perfection.  L'épigramme,  la  satire 


(1)  Œuvres,  p.  152. 

(2i  Inédit  (16  Décembre  1851).  Communiqué  par  M.  Leblond,  ancien 
•lucre  au  Tribunal  de  Commerce  d'Amiens. 


—  167  — 

enjouée,  ne  s'allient  guère  à  la  poésie  descriptive,  qui 
exige  la  couleur  et  le  relief.  Bouilhet  tenta  trop  souvent 
d'accorder  les  deux  genres,  pour  que  leur  union  ne  pro- 
duisit pas  quelque  disparate  nuisant  à  l'unité  de  l'ensemble. 
Les  strophes  où  il  expose  ses  réflexions  propres  sur  les 
personnages  et  les  événements  du  drame  contrastent  par 
leur  manque  de  vigueur,  que  dissimule  mal  l'ironie,  avec 
la  plasticité  des  descriptions  voisines.  L'œuvre,  sans  ce 
badinage,  fut  devenue  plus  une, et  aussi  plus  parnassienne. 


Outre  ces  souvenirs  de  «  Namouna  »,  ne  trouve-t-on  pas 
chez  les  héros  du  conte  d'autres  traces  de  romantisme? 
Le  poète  n'a-t-il  pas  été  porté,  malgré  lui,  selon  ses  goûts 
et  son  tempérament,  à  déformer  la  matière  qu'il  avait 
choisie,  et  n'a-t-il  pas  mis  en  scène,  sous  des  noms  Latins, 
des  personnages  essentiellement  lyriques,  apparentés  aux 
Romantiques  de  1840? 

Musset  s'était  analysé  lui-même  dans  «  Kolla  »,  jeune 
débauché  qu'ont  ruiné  ses  désordres  et  qui  veut  s'étourdir 
par  de  nouvelles  folies  avant  de  se  suicider.  Il  avait  même 
personnifié  en  son  héros  toute  une  génération,  avide  de 
passions  violentes.  Dans  «  Melaenis  »,  au  contraire, 
l'auteur  s'efface  derrière  les  personnages  :  nous  y  cher- 
chons vainement  les  émotions  ou  les  rêveries,  telles 
qu'autrefois  il  les  confiait  au  lecteur  avec  indiscrétion, 
elles  n'y  sont  pas. 

Après  la  faillite,  au  point  de  vue  de  la  valeur  littéraire, 
de  ses  poésies  romantiques,  essentiellement  personnelles, 
Bouilhet  avait  constaté  qu'il  devait  s'exiler  de  son  œuvre. 
La  lutte  entre  les  tendances  élégiaques  et  lyriques  de  son 
tempérament  et  ses  convictions  nouvelles  d'Art  dura  plu- 


-    168  - 

sieurs  années  :  celles-ci,  enfin,  triomphèrent.  Et,  de  même 
que  pour  Flaubert  «  Madame  Bovary  a  été  un  exercice 
utile,  auquel  il  a  voulu  résolument  se  condamner  »  (1), 
pour  lutter  contre  le  lyrisme  outré,  qui  lui  était  naturel, 
pour  Bouilhet  aussi  «  Melaenis  »  fut  «  l'exercice  utile  », 
par  quoi  il  a  su  discipliner  sa  personnalité  et  la  bannir  de 
l'œuvre  littéraire. 

De  ce  qu'il  écrivit  un  poème  impersonnel,  il  ne  suit  pas 
qu'il  soit  resté  impassible.  Il  a  refréné  sa  sensibilité  en 
s'interdisant  les  confidences,  mais  il  lui  a  donné  une 
diversion,  en  vivant  avec  ses  héros  dans  un  autre  siècle. 
Dès  le  collège,  il  avait  été  obsédé  par  des  rêves  magni- 
fiques d'exotisme.  Il  les  berçait  alors  au  rythme  lent  des 
«  tartanes  »,  sur  les  eaux  nonchalentes  des  «  golfes  bleus  », 
en  un  pays  idéal  (2).  Maintenant,  il  lance  du  fond  de  son 
âme  des  appels  nostalgiques  vers  la  Rome  antique.  Les 
chers  fantômes  du  poème  vivent  plus  près  de  lui  que  les 
«  bourgeois  »  coudoyés  dans  les  rues  de  Rouen.  Portant, 
par  la  pensée,  leur  âme  et  leur  costume,  il  se  fait  empereur 
fastueux  avec  Commode,  rhéteur  et  gladiateur  avec 
Paulus,  légionnaire  et  aventurier  avec  Pentabolus;  il 
entend  l'écho  des  orgies  romaines,  les  applaudissements 
du  cirque,  il  rêve  aux  claires  nuits  d'été  près  du  Tibre. 
Tantôt,  il  s'arrête  avec  une  émotion  respectueuse  devant 
la  matrone,  autour  de  qui  évolue  la  vie  domestique  : 

Elles  vivaient  ainsi  les  mères  d'Etrurie, 

Celles  du  Latium  et  du  pays  Sabin, 

Gardant  comme  un  trésor,  loin  du  tumulte  humain, 

Le  travail,  la  pudeur,  les  dieux  et  la  patrie  !  (3). 


(1)  «  Histoire   de   la   Littérature   Française  »,    Petit    de   .JuUeville, 
T.  VIII.  p.  168. 

(2)  «  Au  temps  que  j'étais  pur. . .  »  Œuvres,  p.  37. 

(3)  Œuvres,  p.  259. 


—  169  — 

Tantôt,  il  se  sent  poursuivi  par  la  passion  implacable 
1—  haine  et  amour  —  de  Melaenis  abandonnée  : 

Je  suis  la  courtisane  impure  ! 

La  foule  aux  mille  pieds,  comme  sur  un  chemin, 
A  marché  sur  mon  cœur;  mais,  malgré  sa  souillure. 
J'en  garde  encore  assez  pour  en  mourir  demain  !. . .  (1). 

Je  te  suivrai  si  près,  qu'en  marchant  mon  haleine 
Ira  dans  tes  cheveux  de  parfums  ruisselants. . .  (2). 

Que  son  âme  vibrât  ainsi  en  celle  de  ses  héros,  ce  fut 
un  besoin,  une  nécessité  pour  lui  qui  voulait  s'évader  de 
la  réalité  ambiante,  jugée  banale  :  Melaenis  fut  «  le  der- 
nier écho  de  beaucoup  de  cris  »,  que  Plaubert  et  lui 
avaient  «  poussés  dans  la  solitude  »,  «  l'assouvissance 
d'un  tas  d'appétits  »,  qui  leur  «  ravageaient  le  cœur  »  (3). 
Là,  de  plus,  il  trouva  un  élément  fécond  d'art  :  parce  que 
pendant  plusieurs  années,  et  de  toutes  les  forces  de  sa 
sensibilité,  il  vécut  dans  la  Rome  impériale,  il  a  su  camper 
des  personnages  réels  et  décrire  avec  des  couleurs  vives 
et  des  tons  de  lumière  chaude. 

III 

La  publication  du  poème  ne  passa  pas  inaperçue  : 
Melaenis  fut  lue  et  appréciée. 

Parmi  les  lettres  élogieuses  adressées  à  l'auteur,  deux 
surtout  lui  furent  agréables,  puisqu'il  les  conserva  sa  vie 
durant  :  l'une  du  peintre  Eugène  Delacroix,  qui  lui  offrait 
ses  félicitations,  en  le  priant  de  ne  pas  les  ranger  «  au 
nombre    des    banalités    et   des    compliments    de    pure 


(1)  Œuvres,  p.  231. 

(2)  Œuvres,  p.  189. 

(3)  G.  Flaubert.  Cor.  IT,  p.  69. 


—  170  — 

forme  »  (1),  et  cette  autre,  de  V.  Hugo,  écrite  le  1"  dé- 
cembre, la  veille  du  Coup  d'Etat  : 

«  C'est  un  bonheur,  Monsieur,  que  d'entendre  une  voix 
comme  la  vôtre  au  milieu  de  nos  vacarmes.  Vous  faites 
un  beau  poème,  pendant  que  tant  de  gens  font  de  vilaines 
actions,  je  vous  remercie. 

«  Je  suis,  moi,  dans  la  mêlée,  mais  je  lève  de  temps  en 
temps  les  yeux  vers  le  ciel  :  il  y  a  encore  des  lueurs. 
Dieu  soit  béni  ! 

«  Vous  avez  tous  les  dons  du  poète,  et  la  bravoure  quj 
les  complète  tous.  C'est  un  acte  de  bravoure  que  d'appa- 
raître comme  vous  le  faites,  souriant  et  charmant,  parmi 
tant  de  fous  furieux. 

«  Je  vous  serre  la  main. 

V.  Hugo  »  (2). 

Tout  autre  fut  le  sentiment  de  Madame  Bouilhet  :  la 
publication  deMelaenis  aggrava  la  mésentente,  qui,  depuis 
les  années  1844  et  1845,  séparait  la  mère  et  le  fils. 

Celle-ci  avait  vu  successivement  échouer  les  projets 
d'avenir  formés  pour  Louis.  Elle  s'était  plu  à  entrevoir  le 
jour  où, devenu  un  médecin  rural.  Userait  respecté  de  tous, 
parce  que  secourable  aux  pauvres  et  chrétien  convaincu  ; 
elle  avait  espéré  s'asseoir  au  foyer  qu'il  ne  manquerait 
pas  de  fonder.  Or,  il  a  renoncé  à  l'étude,  à  la  médecine 
pour  prendre  une  modeste  fonction  de  répétiteur  dans 
les  pensions  de  Rouen!  Et  il  ne  croit  plus  au  Dieu  qu'elle 
adore  ! 


(1)  Inédit.    —   Lettre    communiquée,    ainsi    que    la   suivante,    par 
M.  Leblond. 
(•2)  Inédit. 


-  171  — 

Elle  a  en  outre  observé  avec  douleur  les  changements 
survenus  dans  l'âme  de  son  fils.  On  n'y  découvre  plus  les 
sentiments  délicats,  les  préoccupations  morales,  qu'au- 
trefois il  chantait  en  ses  vers,  et  qui  faisaient  le  charme 
de  son  affection  ;  il  a  rompu  avec  le  passé  par  l'influence 
de  Flaubert.  Le  penchant  à  l'indépendance,  à  la  violence, 
s'est  développé  chez  lui  d'année  en  année  :  il  a  foi  main- 
tenant en  sa  valeur  de  poète,  que  le  romancier  exalte  sans 
cesse,  et,  par  un  amour  de  l'art  exclusif  de  toute  préoc- 
cupation étrangère,  il  s'enferme  dans  un  orgueil  farouche. 
Madame  Bouilhet  estime,  comme  ses  filles  le  répéteront 
quarante  ans  plus  tard,  qu'il  est  «  perdu  »,  «  dévoyé  », 
par  son  ami  Gustave  Flaubert. 

Depuis  deux  ans  même,  «  depuis  le  voyage  de  Maxime 
et  de  Gustave  en  Orient  »  (1),  il  s'est  lié  avec  Léonie 
Leparfait.  Fille  d'honnêtes  fermiers  de  la  Basse -Nor- 
mandie, et  que  la  fantaisie  d'un  jeune  écervelé  de  famille 
riche  avait  arrachée  à  son  milieu,  elle  habitait  un  appar- 
tement auprès  du  poète,  dans  la  maison  de  la  rue  Beau- 
voisine,  avec  un  enfant  de  quatre  ans,  Philippe.  «  Elle 
était  douce,  active,  sérieuse,  écrit  E.  Frère  ;  Philippe, 
pétulant  et  expansif,  courait  d'un  palier  à  l'autre.  Ces 
trois  êtres  se  plurent  et  se  réunirent  »  (2).  Une  liaison  de 
ce  genre  échappe  rarement  à  la  clairvoyance  maternelle. 
Madame  Bouilhet,  si  vigilante,  ne  put  ignorer,  semble-t-il, 
la  vie  intime  de  son  fils,  et  n'en  pas  ressentir  une  douleur 
sincère  :  peut-être  alla-t-elle  jusqu'à  faire  entendre 
quelques  conseils  de  sagesse  ! 

Lorsque  «  Melaenis  »  apparut,  certaines  pages  réalistes 


(1)  Inédit.  «  Notes  autobiographiques 

(2)  Op.  cit.  p.  6G. 


-  172  — 

du  poème,  peu  respectueux  de  la  morale,  lui  furent  un 
sujet  nouveau  d'étonnement  et  de  tristesse.  Elle  réitéra 
ses  remontrances.  Louis,  cette  fois,  foulant  aux  pieds  tout 
respect  filial,  riposta  par  une  lettre  d'une  violence  impar- 
donnable. Nous  la  publions  cependant  : 

(c  8  Janvier  1852. 
«  Ma  Chère  Maman, 

«  Je  me  suis  demandé  longtemps  si  je  répondrais  à 
rétrange  lettre  que  je  viens  de  recevoir.  Je  me  décide  à  le 
faire,  mais  une  fois  pour  toutes,  et  dans  ce  que  je  vais  te 
dire,  ne  prends  aucune  chose  pour  toi  personnellement. 
Je  te  parle  en  général  et  à  l'adresse  des  imbéciles... 
Seulement,  si  tu  veux  continuer  une  correspondance  quel- 
conque avec  moi,  plus  un  mot  qui  ait  rapport,  même 
indirectement,  à  ma  poésie  :  je  t'en  conjure  à  mains 
jointes,  je  te  le  défends  au  besoin  ;  toi,  pas  plus  qu'un 
autre,  n'as  de  droits  sur  ma  pensée  : 

L'ar^-^le  a  perdu  son  nid,  quand  il  monte  au  Soleil  ! 

«  Ce  que  je  te  permets  largement,  si  tu  en  as  le  cœur, 
c'est  de  me  renier,  c'est  de  rougir  de  moi,  c'est  de  faire 
chorus  avec  je  ne  sais  qui.  Je  ne  veux  dans  mon  chemin 
que  ceux  qui  me  poussent  ou  m'encouragent.  Je  sais  qu'on 
ne  trouve  jamais  cela  dans  sa  famille,  témoin  Byron, 
Voltaire  et  autres,  qui  ne  s'en  sont  pas  moins  bien  portés 
pour  cela  ;  je  suis  revenu  de  ces  niaiseries  sentimentales 
d'adolescent.  D'ailleurs,  tu  n'as  pas  à  répondre  de  mes 
actes  ni  de  mes  écrits,  pas  plus  que  de  ce  que  je  crache 
quand  je  tousse...  Je  sais  d'où  je  viens,  je  sais  qui  je 
suis,  cela  me  suffit  amplement;  je  m'en  rapporte  à  ma 
conscience  d'abord,  puis  au  jugement  des  hommes  illustres 
ensuite. 


-  173  - 

«  Je  suis  du  bois  dont  on  fait  les  arcs  ;  je  plie  longtemps, 
je  rejoins  quelquefois  les  deux  bouts,  mais  je  me  relèverai 
terriblement.  Nul  que  moi  ne  sait  combien  j'ai  fait  de 
concessions  à  la  reconnaissance,  et  de  sacrifices  au  respect 
humain  le  plus  sot  :  considérations  de  clocher,  qui  me 
feraient  rougir  si  jamais  on  les  connaissait.  Mais  j'ai 
trente  ans,  je  ne  suis  plus  Louis,  je  suis  Bouilhet  :  sous 
ma  peau  d'agneau,  il  y  aura  un  lion  au  besoin,  qu'on 
n'oublie  pas  cela,  puisqu'on  s'occupe  tant  de  moi. 

«  Oui,  je  vais  t'ouvrir  tout  mon  cœur,  et  te  verser  comme 
un  flot,  tout  ce  que  j'ai  pleuré,  goutte  à  goutte.  Car  il  y  a 
longtemps  que  je  ne  te  parle  plus.  Ecoute  :  j'avais 
vingt-deux  ans,  j'avais  un  volume  de  poésies  ardentes, 
jeunes,  vivaces.  J'avais  la  démangeaison  de  la  gloire, 
l'amour  violent  de  la  liberté,  un  enthousiasme  vrai  pour 
tout  ce  qui  est  grand  et  franc.  Un  docteur  de  Bolbec, 
qui  avait  lu  ces  premiers  vers  d'enfant,  vint  m'offrir 
deux  mille  francs  pour  les  publier  et  je  te  fais  juge  du 
combat  intérieur  qui  se  livra  dans  mon  âme.  J'ai  refusé. . . 
Et  pourquoi?  Parce  que  la  plupart  de  ces  pièces  étaient 
libérales,  napoléoniennes,  philosophiques,  et  quelques- 
unes  directement  décochées  contre  les  Jésuites.  J'ai  fait 
plus  que  de  les  garder  en  portefeuille.  Je  me  suis  juré 
qu'elles  ne  verraient  jamais  le  jour.  Je  ne  reviens  pas  sur 
ma  parole,  et  cependant,  il  y  avait  là  de  bonnes  choses, 
pour  la  réhabilitation  desquelles  on  me  tourmente  chaque 
jour.  Je  l'ai  fait  par  respect,  par  reconnaissance  pour  la 
famille  de  Luxembourg.  J'ai  jeté  au  fumier  une  partie  de 
mon  âme. 

«  Depuis,  j'ai  résisté  aux  attraits  de  la  publication... 
Il  est  possible  que  tu  ne  comprennes  pas  cette  lutte  et  ce 
sacrifice,  mais  je  te  jure  qu'on  en  souffre  à  mourir.  Enfin, 


-  17'i  - 

je  me  dis  qu'il  laul  bien  suivre  sa  route,  qu'en  ne  s'oc- 
cupant  ni  de  la  religion  Catholique,  ni  du  Roi,  ni  du 
diable,  ni  du  Gouvernement,  on  a  le  droit  d'écrire  en  vers 
une  histoire  du  temps  des  Romains.  Je  fais  cela,  faute  de 
mieux.  Il  arrive  que  j'obtiens  à  Paris  un  beau  succès,  oui, 
quoi  qu'on  en  dise.  Plus  de  six  mille  personnes  ont  lu  cela 
et  ont  applaudi,  et  c'est  dans  mon  pays  que  je  reçois  des 
reproches.  Et  de  qui?  Ah!  laisse-moi  rire,  je  suis  trop 
vieux  pour  pleurer: 

Décomposons  ce  fameux  «  on  m'a  dit  »  de  M.  Riquier. 
Ce  ft  on  »  c'est  à  coup  sûr  M.  G. . .,  M"ie  G. . .  et  encore 
sans  doute  M.  B. . .,  l'officieux  intermédiaire.  Or,  vois-tu 
d'ici  ces  trois  têtes,  ce  triumvirat. . .  »  (1). 

La  lettre  s'arrête  là,  inachevée.  Si  sa  présence  dans  les 
papiers  de" Philippe  Leparfait  prouve  qu'elle  ne  fut  pas 
envoyée,  et  ne  coûta  pas;  de  nouvelles  larmes  à  Madame 
Bouilhet,  du  moins  cette  explosion  brutale  de  rancœurs 
longtemps  contenues  éclaire  d'un  jour  trop  crû,  mais  bien 
suggestif,  les  révoltes  intérieures  d'une  âme  à  la  fois  déli- 
cate et  orgueilleuse.  Le  poète  eut  à  souffrir,  en  sa  première 
jeunesse,  de  certaines  dépendances  sociales,  qui  le  frois- 
sèrent, de  certains  heurts  d'idées  et  de  convictions,  qui 
meurtrirent  et  le  meurtrirent.  L'enivrement  du  premier 
succès,  trop  tardif  à  son  gré,  le  poussa  violemment  à  se 
venger  sur  d'autres  des  humiliations  et  des  déceptions, 
qu'il  eût  été  peut-être  plus  juste  d'attribuer  aux  timidités, 
aux  illogismes,  aux  inconstances  d'un  génie  incomplet. 

Flaubert  vit  dans  cette  lutte  contre  la  famille  la  consé- 
cration du  talent  de  son  ami  :  «  Si  j'avais  eu  quelques 
doutes,  écrivait-il  à  Louise  Golet,  sur  la  valeur  de  l'œuvre 


(1)  Inédit. 


--  175  - 

et  de  l'homme,  je  ne  les  aurais  plus.  Celte  consécration 
lui  manquait;  on  n'en  peut  avoir  de  plus  belle  :  être  renié 
de  sa  famille  et  de  son  pays  (c'est  très  sérieusement  que 
je  parle).  Il  y  a  des  outrages  qui  vous  vengent  de  tous  les 
triomphes,  des  sifflets  qui  sont  plus  doux  pour  l'orgueil 
que  des  bravos  »  (1). 

Eloigné  des  siens  par  ce  conseiller  intransigeant,  le  fils 
révolté  s'attache  de  plus  en  plus  à  l'idée  d'habiter  Paris, 
qui  seul  consacre  pleinement  une  réputation  littéraire. 


(1)  Corr  ,  II,  p.  87. 

18 


CHAPITRE  X 


Les  Fossiles 

(1852-1854) 

I.  —  La  Vie  du  Poète  :  il  quitte  Rouen  et  habite 

Paris.  Son  isolement. 
11.  —   a  Les  Fossiles  »  :   le    choix  du    sujet.  Les 

Corrections  imposées  par  Flaubert. 
[IL  —   Intérêt    littéraire   et    philosophique    du 

Poème. 


I 

Le  11  Novembre  1853  (1),  il  s'y  installait  au  numéro 
71  de  la  Rue  de  Grenelle-Saint-Germain,  malgré  les  prières 
de  Léonie  Leparfait,  laissée  seule  à  Rouen.  Deux  mille 
francs  prêtés  par  un  ami  dévoué,  A.  Guérard,  dont  la 
famille  habitait  près  de  Gany,  devaient  suffire  aux  pre- 
mières dépenses  :  il  trouverait  ensuite  son  gagne-pain 


(1)  J'établis  cette  date  d'après  la  lettre  suivante  adi'essée  le  10  No- 
vembre 1853  à  Louise  Colet  :  «  Ne  craignez  rien,  chère  sœur,  nous 
arrivons  jeudi,  c'est-à-dire  aujourd'hui  même.  Je  suIp,  quant  à  moi 
bien  contrarié  pour  mes  meubles.  J'attends  l'homme  de  Paris,  et  serai 
forcé  de  partir  avant  mon  mobilier.  Adieu,  à  demain,  nous  partirons 
de  Rouen  à  une  heure  vingt-cinq  minutes  »  (Inédit).  Cf.  aussi  ces  lignes 
de  Flaubert  dans  une  lettre  à  Louise  Colet  :  «  Bouilhet  est  là;  je  pro- 
lile  même  de  ce  moment,  où  il  est  à  faire  ses  adieux  à  ma  mère,  pour 
l'envoyer  ce  mot.  C'est  son  dernier  dimanche,  j'ai  le  cœur  tout  gros 
de  tristesse  ».  (6  Novembre  1853,  Corr.  II,  p.  394). 


-  177  — 

dans  l'enseignement,  dans  les  leçons  particulières,  que 
Louise  Golet  promettait  de  lui  procurer. 

Il  voulait  réserver  à  la  poésie  une  grande  partie  de  son 
temps,  et  achever  au  plus  tôt  deux  œuvres  commencées  : 
un  poème,  «  les  Fossiles  »,  presque  terminé,  et  un  drame 
seulement  ébauché,  «  Madame  deMontarcy  ».  Grisé  par  le 
succès  de  Melaenis,  orgueilleusement  sûr  de  son  talent,  il 
entrevoyait  dans  ses  visions  d'avenir,  comme  autrefois 
Pierre  Hourcastremé  quittant  sa  province,  des  «  choses 
splendides  »,  une  gloire  littéraire  toute  proche,  qu'il  espé- 
rait facilement  atteindre  par  ces  deux  œuvres. 

La  réalité  ruina  vite  ces  espérances.  Lorsqu'il  se  mit  au 
travail,  installé  dans  son  appartement  solitaire  et  n'ayant 
plus  Flaubert,  le  maître  zélé,  pour  le  soutenir  dans  la 
tâche  quotidienne,  il  se  sentit  déraciné  :  «  A  un  certain 
âge,  le  sens  de  Paris  ne  s'acquiert  plus  ;  des  choses  toutes 
simples  pour  celui  qui  a  humé  enfant  l'air  du  boulevard 
sont  impraticables  à  un  homme  de  trente-trois  ans,  qui 
arrive  dans  la  grande  ville  avec  peu  de  relations,  pas  de 
rentes  et  l'inexpérience  de  la  solitude.  Alors  de  mauvais 
jours  commencèrent»  (1). 

«  Je  suis  dans  une  tristesse  profonde,  écrivait-il  à 
Flaubert,  et  dans  l'état  moral  le  plus  déplorable,  décou- 
ragé, désabusé,  amhèlé  (2)  jusqu'à  la  garde.  Ma  parole 
d'honneur,  je  suis  dégoûté  des  hommes  et  des  femmes. 
Je  me  sens  vieux  et  fatigué  de  vivre.  Je  me  répète  sans 
cesse  :  à  quoi  bon?  et  je  ne  trouve  pas  de  réponse.  Seul  en 
face  de  la  vie  réelle,  avec  ma  plume  pour  gagne-pain,  je 
recule.  Tu  me  dis  parfois  que  j'ai  du  jugement.  Eh  bien  ! 

(1)  G.  Flaubert.  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  287. 
('?)  Je  traduis. 


—  178  - 

je  juge.  Ce  siècle  est  atroce;  il  faut  crever  le  plus  tôt 

possible  :  je  ne  bois  que  de  l'eau  pour  mef le  choléra. 

Tout  conspire  contre  moi.  Je  vois  mon  drame  à  rebâtir 
presque  en  entier  ;  il  faut  absolument  un  rôle  principal 
plus  tenu,  plus  prolongé,  un  caractère  enfin,  et  je  n'ai 
que  de  l'action.  Après  cela,  voici  mes  «  Fossiles  »  qui 
marchent  comme  des  tortues.  Je  suis  dans  des  difïicultés 
à  me  casser  la  g. ...  :  mon  morceau  de  «l'Homme  «s'allonge 
devant  moi  à  mesure  que  j'y  travaille,  et  je  ne  sais  pas  si 
ce  que  j'ai  fait  est  bon.  Veux-tu  que  je  te  dise  une  chose 
positive?  J'ai  fait  la  plus  grande  sottise  du  monde  en 
quittant  Rouen.  Il  fallait  partir  avec  mon  drame  fait,  avec 
mes  «  Fossiles  »  publiés,  avec  toi  enfin.  Et  puis,  peut-être 
me  faut-il,  à  moi,  la  difficulté  matérielle  à  vaincre,  le 
milieu  mesquin,  où  l'on  s'irrite  toujours,  la  leçon  de  Grec, 
qui  empêche  le  vers  et  qui  le  fait  se  tordre  plus  vigou- 
reusement. Je  ne  suis  pas  un  homme  de  premier  plan 
dans  la  vie  pratique,  je  pâlis  en  pleine  lumière  :  un  taudis 
d'étudiant  me  relèverait  plus  à  mes  yeux.  Quand  j'entends 
autour  de  moi  de  braves  gens  qui  m'encouragent,  je  songe 
à  leur  déception  future,  et  comme  ils  peuvent  se  mettre  le 
doigt  dans  l'œil  I  Tu  ne  trouveras  pas  tout  cela  bien  fort, 
mais  comme  c'est  le  fond  vrai  de  mon  âme,  je  ne  vois  pas 
pourquoi  je  ne  t'étalerais  pas. . .  »  (1).  «  Je  suis  tout  triste, 
sans  trop  savoir  pourquoi,  confesse-t-il  dans  une  autre 
lettre ...  Je  songe  depuis  deux  jours,  avec  un  bonheur  réel, 
à  la  paix  tranquille  des  tombeaux.  Ceci  a'est  pas  une 
phrase  :  j'ai  besoin  de  dormir  longtemps,  et  même 
toujours!  »  (2). 


(1)  Inédit.  Sans  date.    Lettre  écrite  à  la  fin  de  1853  ou  au  début 
de  1854. 

(2)  Inédit.  Sans  date. 


-  179  - 

Arrivé  à  Paris  «  avec  peu  de  relations  »,  il  ne  cherche 
guère  à  s'en  créer.  Il  poursuit  de  son  mépris  quiconque  se 
plie  facilement  aux  conditions  de  la  vie  ordinaire  et 
s'accorde  de  la  société  en  dédaignant  l'imagination.  Il 
évite  même,  par  intransigeance  artistique,  de  fréquenter 
des  écrivains,  qu'il  connaissait  depuis  plusieurs  années. 

Il  se  tient  éloigné  de  Maxime  Du  Camp,  pour  qui  il  a 
«  un  dégoût  assez  raide  »,  et  cette  haine  ne  nous  étonne 
pas.  Du  Camp,  en  effet,  d'abord  lié  d'amitié  avec  Flaubert 
par  une  certaine  affinité'  d'idées,  devient  un  défenseur  de 
l'Art  utilitaire.  Dans  le  «  Livre  Posthume  »  (1),  et  dans 
ses  vers  alors  publiés  par  la  «  Revue  de  Paris  »  (2),  il  fait  le 
procès  des  écrivains  qui  se  soucient  seulement  de  la 
forme  ;  il  étale  surtout  les  défauts  pourchassés  par  Flau- 
bert :  personnalité  de  l'auteur,  sentimentalité,  doctrines 
morales  ou  humanitaires. 

Bouilhet  évite  donc,  pour  sa  «  santé  »,  de  le  rencontrer. 
«  Quant  à  Du  Camp,  écrit-il  à  Flaubert,  j'ai  été  quinze 
jours  sans  le  revoir  et  j'aurais  passé  l'année  de  la  même 
façon  si  lui-même  n'était  apparu  chez  moi  jeudi  dernier,  il 
y  a  huit  jours.  Je  4ois  dire  qu'il  fut  fort  aimable,  et  à  mon 
endroit  et  pour  toi-même.  Ça  peut  être  de  la  politesse, 
mais  je  constate  les  faits  en  simple  historien.  Il  m'a  offert 
ses  services  pour  trouver  un  éditeur,  plus  tard  pour 
trouver  une  bibliothèque.  Il  s'est  informé  de  toi  et  de  ton 


(1)  18ô;3.  «  Ce  qui  m'a  particulièrement  fait  rire  dans  le  «  Livre 
Posthume  »,  écrivait  Flaubert  à  Louise  (jolet,  c'est  que  Maxime  qui 
mo  reproclie.  tant  de  me  mettre  en  scène  dans  tout  ce  que  je  fais,  parle 
sans  cesse  de  lui.  Il  se  complaît  jusque  dans  son  portrait  physique.  Ce 
livre  est  odieux  de  personnalité  et  de  prétentions  de  toute  nature  ». 
(Corr.  IL,  p.  177). 

(2)  Années  1852  et  1853.  Ces  vers  devaient  former  en  1855  le  volume 
des  «  Chants  Modernes  ». 


-  180  - 

travail.  Ce  que  je  lui  ai  dit  de  la  Bovary  l'a  occupé 
beaucoup.  Il  m'a  dit,  en  phrases  incidentes,  qu'il  en  était 
fort  heureux,  que  tu  avais  tort  de  ne  lui  avoir  jamais  par- 
donné la  «  Revue  »,  qu'il  verrait  avec  bonheur  tes  œuvres 
dans  son  recueil,  etc. ,  etc.  Il  semblait  parler  avec  conviction 
et  franchise.  Je  l'ai  invité  à  déjeuner  au  Café  d'Orsay,  et 
là,  je  lui  ai  dit  crûment,  énergiquement,  ma  façon  de 
penser  sur  sa  pente  intellectuelle  et  littéraire;  j'ai  beau- 
coup loué  «  Tagahor  »,  afin  de  mieux  tomber  sur  le 
«  Livre  Posthume  »  et  le  «  Nil  ».  Il  était  embarrassé  :  il 
m'a  dit  qu'il  aimait  le  style  et  la  couleur,  que  je  le  jugeais 
mal,  et  que  s'il  ne  faisait  pas  mieux,  c'est  qu'il  ne  pouvait 
pas,  (C'était  au  fond  mon  idée)  »  (1). 

Il  évite  pareillement  de  rencontrer  Louise  Golet.  Avant 
son  départ  pour  Paris,  les  relations  entre  elle  et  Flaubert 
étaient  déjà  tendues.  Violente  et  fantasque,  elle  avait 
voulu,  après  en  avoir  provoqué  presque  la  rupture,  que 
Bouilhet  s'interposât  pour  les  renouer.  «  Je  lui  ai  répondu, 
écrivait  le  poète  à  Flaubert,  que  je  n'avais  absolument 
rien  à  lui  dire  sur  toi,  que  tu  ne  m'avais  rien  dit,  et  que  je 
ne  voulais  pas  jouer  le  rôle  de  Monsieur  Robert.  .  Je 
l'envoie  promener  poliment  »  (2).  Il  jurait  alors  de  s'en 
c(  débarrasser  lestement  ».  Installé  à  Paris,  il  assiste,  en 
témoin  impassible,  à  la  brouille  entre  la  poétesse  et  le 
romancier  :  «  Je  suis  de  ton  avis  pour  ce  que  tu  me  dis  de 
la  Muse,  écrivait-il  à  Flaubert.  C'est  une  affaire  qui  se 
dénouera  d'elle-même  et  sans  secousses  violentes  ».  Il 
s'amuse  de  ses  déclamations  vides  sur  l'amour,  il  «  blague  » 
devant  elles  «  les  flammes  éternelles  du  sentiment,  toutes 


(1)  Inédit.  Sans  date.  Lettre  écrite  à  la  fin  de  1853. ou  au  début  de  1854. 

(2)  Inédit. 


f 


-  181  - 

ses  phrases  et  rocamboles  ».  Il  se  moque  des  habitués  de 
son  salon.  A  propos  d'un  article  publié  par  elle  dans  un 
journal  de  Modes,  il  écrit  à  Flaubert  :  «  Tu  n'as  pas  vu 
tout  l'article,  et  Mulot,  qui  a  été  frappé  comme  toi  de  la 
beauté  du  morceau,  m'a  envoyé  d'autres  citations  d'un 
bon  calibre  :  «  Mademoiselle  Golet,  fraîche  enfant  de 
quinze  ans,  etc..  »  On  y  voit  Vigny,  Babinet,  toute  la 
ménagerie.  C'est  surprenant  et  triomphant.  Le  bouquet, 
c'est  la  fameuse  phrase  :  «  Un  cachet  artiste  ».  Tout  ce 
paragraphe  est  taillé  dans  le  marbre  :  il  demanderait  une 
grande  habileté  de  diction.  Quel  début!  «  Madame  Golet, 
elle  aussi. . .  »  C'est  délicieux  !  Tu  me  réciteras  cela.  Je 
vais  étudier  les  intonations  »  (1). 

Même  mépris  pour  les  directeurs  et  les  amis  de  la  «  Revue 
de  Paris  »,  qui  fréquentent  chez  Laurent  Pichat,  et  qui,  dès 
la  première  rencontre,  excitèrent  son  antipathie  :  «  Je  vis 
là,  annonce-t-il  à  Flaubert,  un  grand  combat,  c'est-à-dire 
une  douzaine  d'imbéciles,  faisant  des  calembours  et  ris- 
quant des  paradoxes.  Marc  Monnier  était  silencieux  et 
dans  un  coin,  comme  de  coutume.  Un  être  que  j'ai  en  par- 
ticulière aversion,  c'est  le  sieur  Ulbach.  Fovard  se  trouvait 
aussi  dans  ce  cercle  d'artistes. . .  »  (2). 

Béranger,  le  poète  sans  idéal,  qui  dans  ses  chansons 
avait  abaissé  à  la  moyenne  bourgeoise  les  grands  thèmes 
lyriques,  ne  pouvait  échapper  à  cette  réprobation  de 
Bouilhet.  Celui-ci  conta,  sous  forme  de  «  Nouvelle  »,  en- 
voyée à  Flaubert,  sa  présentation  faite,  sans  doute  par' 
Louise  Colet,  à  «  l'illustre  vieillard  »,  à  «  l'Horace  mo- 
derne »  :  «  Par  une  froide  matinée  de  Décembre,  un  char 


(1)  Inédit. 

(2)  Inédit. 


—  182  — 

de  remise  s'arrêtait  à  la  porte  d'une  blanche  maison, 
blanche  avec  des  auvents  verts,  modeste  et  propre,  retraite 
d'un  sage  échappé  aux  tempêtes  de  la  vie,  riante  villa, 
comme  en  rêvait  J.-J.  Rousseau.  Quelqu'un  qui  eût  passé 
dans  la  rue  à  ce  moment-là,  eût  pu  voir  descendre  du  char, 
gracieuse  et  légère,  une  jeune  femme,  plutôt  jolie  que 
belle,  mais  dont  la  physionomie  respirait  la  candeur  et  la 
joie  que  procure  la  vertu.  Un  jeune  homme  l'accompagnait, 
blond  de  cheveux,  l'air  doux  et  rêveur,  avec  cette  émotion 
vive,  que  donne  l'attente  d'un  spectacle  touchant  ou  d'une 
scène  grandiose.  Ils  gravirent  les  marches  d'un  escalier 
raide,  mais  étroit,  et  frappèrent  à  une  porte  où  brillait  un 
bouton  de  cristal,  luxe  honnête,  ornement  raisonnable, 
qui  joignait  l'éclat  à  l'économie,  et  qui  faisait  deviner  tout 
d'abord  que  l'hôte  de  la  maison  était  pour  ce  juste  milieu 
moderne,  source  des  véritables  joies,  base  de  jouissances 
permises,  en  un  mot  le  confortable  ! 

K  —  Monsieur  Déranger?  dit  la  jeune  dame.  Et  sa  voix 
tremblait  légèrement.  Et  le  jeune  homme  à  ce  nom  im- 
mortel sentait  vibrer  en  lui  toutes  les  cordes  de  son  âme. 

«  —  Entrez,  fit  une  voix  cassée,  la  voix  de  Lisette. 

«  Ils  entrèrent. 

«  Ce  n'étaitpluslaLisetteau  jupon  court,  au  cœur  géné- 
reux, méprisant  le  luxe  de  la  richesse,  toujours  vive," tou- 
jours prête,  consolatrice  du  peuple,  fauvette  des  man- 
sardes, effrontée,  mais  honnête,  type  éternel  du  véritable 
amour  français.  C'était  une  vieille  personne,  respectable 
comme  une  garde-malade,  et  peu  disposée  à  mettre  aux 
fenêtres  en  guise  de  rideau,  comme  dans  le  grenier  de 
vingt  ans,  son  tartan  large  aux  bandes  croisées  !  Mais 
sous  cette  décrépitude,  à  laquelle  les  rois  mêmes  n'échap- 
pent pas,  on  cherchait,  on  trouvait  avec  bonheur  l'idéal 


—  183  - 

du  poète,  l'amour  du  barde  vraiment  national  !  Elle  intro- 
duisit dans  l'appartement  de  réception  les  jeunes  et  inté- 
ressants visiteurs.  Le  plancher  cria  sous  des  pas  lourds, 
la  porte  tourna  sur  ses  gonds  et  Déranger  apparut  !  Vous 
dire  l'émotion  qui  s'empara  des  deux  étrangers,  vous 
peindre  leurs  regards  pleins  de  rayons,  leurs  poitrines 
gonflées,  serait  chose  impossible  :  il  y  a  des  scènes  qui  se 
refusent  au  pinceau  du  narrateur.  La  belle  tête  du  vieillard, 
couverte  d'un  bonnet  de  soie  noire,  se  détachait  dans  la 
pénombre  de  la  porte  entr'ouverte,  et  un  rayon  de  soleil 
se  jouait  sur  ce  front  immortel,  d'où  sortit  «  Le  Dieu  des 
bonnes  gens  »  et  tant  d'autres  admirables  chansons  qui 
sont  des  Odes. 

«  L'Horace  moderne  s'avança  lentement  et  comme  courbé 
sous  le  fardeau  de  sa  gloire,  le  plus  lourd  des  fardeaux 
humains.  Après  s'être  assis  dans  son  grand  fauteuil,  et 
avoir  souri  à  la  jeune  femme  avec  une  touchante  cor- 
dialité, il  promena  sur  le  jeune  homme  son  œil  fixe  et 
bienveillant  à  la  fois,  regard  de  penseur  et  de  philan- 
thrope, rayon  visuel  où  il  y  avait  du  La  Fontaine  et  du 
Parmentier. 

«  L'illustre  vieillard  rompit  le  premier  le  silence  :  sa  voix 
affaiblie  par  les  ans,  avait  cependant  la  gravité  la  plus 
majestueuse.  Il  daigna  complimenter  le  jeune  homme  sur 
un  essai  poétique,  timide  ébauche  d'un  talent  vertueux, 
mais  encore  sans  expérience,  dont  il  avait  reçu  un  exem- 
plaire, avec  la  dédicace  de  l'auteur,  hommage  mérité  par 
son  imposante  renommée.  Il  donna  donc  au  jeune  nour- 
risson des  Muses  des  éloges  flatteurs,  surtout  sur  sa 
science  profonde  et  même  précoce. 

u  —  Vous  êtes  un  savant  !  lui  dit-il. 

«  Le  jeune  homme  flatté  rougit  de  modestie  et  de  recon- 


-  184  - 

naissance.  Puis,  on  parla  des  hommes  et  des  choses,  de 
l'intluence  de  la  littérature  sur  les  mœurs  et  des  chansons 
sur  les  révolutions  politiques.  Le  jeune  homme  loua,  avec 
une  émotion  vraie  et  bien  sentie,  cet  admirable  «  Dieu  des 
bonnes  gens  »  et  tant  d'autres  perles,  «  la  Bacchante  », 
cette  esquisse  grecque,  «  le  Grenier  »,  ce  cri  si  français  ! 
Le  grand  poète  semblait  heureux  de  cet  hommage  naïf  et 
respirait  avec  bienveillance  l'encens  du  blond  enthou- 
siaste, dont  les  yeux,  tout  en  parlant,  se  promenaient  avec 
avidité  dans  la  chambre,  dévorant  les  détails,  et  tâchant 
de  s'inculquer  pour  toujours  cet  intérieur  historique  de 
notre  gloire  la  plus  pure. 

«  0  surprise  !  ni  livres,  ni  tableaux.  Point  de  vain  luxe, 
point  d'ornements  bizarres.  Un  gai  papier  décorait  les 
murs,  un  secrétaire  d'acajou  portait  le  buste  d'un  autre 
grand  génie,  de  notre  illustre  Lamartine  :  touchante 
réunion  de  toutes  nos  gloires  ! . . . 

«  (La  suite  au  prochain  numéro).  L.  B.. 

«  Je  me  résume,  ajoutait  le  poète.  Béranger  est  une 
vieille  croûte.  Il  a  été  assez  aimable  pour  moi  :  je  te  conte- 
rai ça  en  détail. . .  »  (1). 

Seul  de  tous  les  écrivains  que  Bouilhet  rencontre, 
Leconte  de  Lisle  trouve  grâce  devant  son  mépris  hautain. 
Ensemble  ils  passent  de  longues  heures  à  discuter  art  et 
littérature,  à  évoquer  surtout  le  souvenir  de  Flaubert  : 
«  De  Lisle  pense  beaucoup  à  toi,  écrit-il  à  son  ami,  il  m'en 
parle  sans  cesse  ». 

II 

Dans  cet  isolement  dédaigneux  et  irrité,  il  s'acharne  au 
travail  âpre  et  ingrat  que  lui  impose  l'achèvement  des 


(1)  Inédit. 


—  185  — 

"  Fossiles  ».  Je  ne  m'attarderai  pas  longtemps  sur  l'ana- 
lyse de  ce  «  de  Reruni  Naturà  ». 

Les  premiers  vers  décrivent  le  monde  antédiluvien.  Le 
soleil  pâle  est  à  peine  visible  :  on  aperçoit  des  granits 
énormes,  des  mousses,  des  lichens.  De  temps  en  temps, 
des  éclairs  embrasent  l'horizon.  Le  grondement  de  volcans 
mal  éteints  et  du  tonnerre  sont  les  seuls  bruits  qu'on 
entende  : 

Sur  l'aride  plateau  de  ce  désert  immense 

Les  siècles  désolés  se  suivent  en  silence. . .  (1). 

Après  cette  première  période,  la  vie  se  manifeste,  le 
soleil  est  plus  clair,  les  fougères  et  les  palmiers  croissent, 
des  forêts  couvrent  la  terre,  une  végétation  abondante 
s'éveille  sous  les  vents  tièdes  ;  des  oursins  étoiles  se 
traînent  dans  les  varechs,  un  monstre  au  dos  gluant,  aux 
pattes  énormes,  aux  doigts  écaillés,  apparaît  sur  la  grève 
et  pousse  un  long  mugissement  : 

Et  le  vaste  univers  écoute,  soucieux, 

Le  grand  cri  de  la  vie  épandu  dans  les  cieux  (2). 

Puis,  dans  un  immense  marais,  oiî  les  bambous  et  les 
zamias  frissonnent  sous  la  brise,  grandissent  les  madré- 
pores blancs,  les  éponges  et  les  algues,  s'agitent  les  tortues 
et  les  oursins,  des  monstres,  aux  formes  bizarres,  se  livrent 
des  combats  terribles. 

Après  de  longs  siècles,  le  ciel  rayonne  de  plus  en  plus  : 
tout  fleurit  et  bourgeonne.  Des  parfums  et  des  bourdon- 
nements s'échappent  des  halliers.  Un  monde  gigantesque 
se  révèle  :  bananiers,  dont  l'ombre  d'une  feuille  abrite  une 
colline,  papillons  d'azur  et  de  carmin,   araignées,  qui 


(1)  Œuvres,  p.  116. 

(2)  Ihid.,  p.  118. 


—  186  — 

étendent   leur  toile  d'une  montagne  à  l'autre,  fourmis, 
lézards,  abeilles.  Une  vie  intense  est  partout  répandue  : 
l'univers  est  préparé  pour  recevoir  son  maître. 
L'homme  arrive  enfin,  mais  il  n'a  pas  l'aspect  d'un  roi  : 

Comme  un  germe  fatal,  par  la  vague  apporté. 
Au  bord  des  grandes  eaux  quand  Thomnie  fut  jeté, 
.   Il  roula,  vagissant,  sur  la  plage  inconnue. . . 
Il  se  traîna  d'abord  sous  les  forêts  désertes, 
Dont  les  dômes  flottaient  comme  des  tentes  vertes  ; 
Puis,  quand  la  faim  première  aboya  dans  ses  flancs, 
De  l'yeuse  sauvage  il  secoua  les  glands. 
Arrachant  aux  bambous  la  liane  en  spirales. 
Il  serra  sous  ses  pieds  l'écorce  des  sandales, 
Et,  pour  tout  vêtement  sur  son  dos  large  et  fort 
Attacha  des  grands  boeufs  la  peau  fumante  encor. 
Il  s'étendait,  la  nuit,  sous  les  cavernes  creuses. 
Là,  durant  le  frisson  des  heures  ténébreuses, 
Peuplant  de  son  efl^roi  l'immensité  des  cieux. 
Dans  le  bois  et  la  pierre  il  se  tailla  des  Dieux, 
Fit  couler  sur  leur  corps  la  graisse  des  génisses. 
Et,  tout  noircis  déjà  du  feu  des  sacrifices. 
Les  prit  pour  compagnons  de  ses  rudes  travaux  (1). 

Devenu  à  force  d'énergie  le  maître  du  monde,  l'homme 
renonce  aux  Dieux  qu'il  s'est  créés.  A  leur  place  il  adore 
les  passions  : 

La  pâle  humanité,  dans  sa  stupeur  immonde, 
Sans  courage  et  sans  foi,  s'accroupit  sur  le  monde, 
Etalant  au  soleil  toutes  ses  nudités. 
Telle  qu'un  lépreux  maigre  aux  portes  des  cités. 
L'espoir  était  tombé  dans  les  cœurs  en  ruines. 
Les  sages,  impuissants,  reniaient  les  doctrines, 
Et  l'univers,  fétide  ainsi  qu'un  mauvais  lieu. 
Ne  put  être  lavé  que  par  le  sang  d'un  Dieu  (2). 


(1)  Œuvres,  p.  TJO. 

(2)  Ibid.,  p.  lo4. 


-  187    - 

L'homme,  civilisé,  ainsi  racheté  par  la  mort  du  Christ, 
marche  maintenant  dans  la  lumière  :  son  âme  est  libérée 
des  passions.  Les  Barbares  eux-mêmes  se  convertissent  : 

Les  guerriers  s'arrêtaient  au  fort  de  la  bataille, 
Le  chef  aux  longs  cheveux  courbait  sa  haute  taille, 
Et,  dressé  sur  le  monde  avec  ses  bras  ouverts, 
L'arbre  du  grand  supplice  abrita  l'univei's  (1). 

Voici  le  Moyen- Age,  avec  sa  foi  profonde,  puis  les  temps 
modernes,  où  la  raison  humaine  sonde  tous  les  mystères 
et  rejette  la  Foi. 

De  nouveau  «  le  vieux  chaos  mugit  »  :  l'homme  épou- 
vanté comprend  que  c'est  le  commencement  d'une  agonie: 
l'univers  est  englouti  sous  les  eaux.  Mais  le  poète  entrevoit, 
dans  les  siècles  futurs,  l'approche  d'une  humanité  nouvelle 
plus  parfaite.  Déjà  le  temps  recommence  son  cours;  une 
végétation  plus  riche  s'épanouit  sous  une  brise  plus 
douce.  C'est  l'univers  qu'ont  rêvé  les  vieux  âges,  et  les 
êtres  créés  attendent  l'arrivée  du  maître  nouveau. 

L'homme  régénéré  apparaît  a  dans  la  lumière  »  et 
«  dans  l'harmonie  ».  Il  a  le  génie,  la  force,  la  sagesse  :  la 
nature  entière  lui  obéit  : 

Salut  !  être  nouveau  !  génie  !  intelligence  ! 
Forme  supérieure,  où  le  dieu  peut  tenir  ! 
Anneau  mystérieux  de  cette  chaîne  immense 
Qui  va  du  monde  antique  aux  siècles  à  venir  !  (2). 

Toutefois,  qu'il  n'ait  pas  d'orgueil  I  Devant  nos  débris, 
qu'il  trouvera  sur  la  grève,  il  devra  songer  qu'il  dispa- 
raîtra à  son  tour  et  laisseï-a  la  place  à  d'autres  êtres.  Et 
même,  plus  intelligent  que  nous,  il  devinera  mieux  les 


(1)  Œuvres,  p.  135. 

(2)  Ibid.,  p.  142. 


créatures    plus    parfaites    qui    doivent    lui    succéder  : 

Tu  n'es  pas  le  dernier  !  D'autres  viennent  encore 
Qui  te  succéderont  dans  l'immense  avenir  ; 
Toujours  sur  les  tombeaux  se  lèvera  l'aurore, 
Jusqu'au  temps  inconnu  qui  ne  doit  pas  finir  (1). 

Et,  sans  plus  préciser,  l'auteur  termine  son  œuvre  par 
cette  vague  vision  d'une  humanité  toujours  plus  belle  et 
plus  avide  de  bonheur. 


Bouilhet  a  affirmé  que  ses  études  médicales  l'avaient 
conduit  à  écrire  ce  «  poème  scientifique  »,  comme  ses 
études  littéraires  lui  avaient  suggéré  un  conte  romain, 
;<  Melaenis  ».  L'idée  n'est  juste  qu'en  partie.  La  fréquen- 
tation assidue  des  écrivains  Latins,  de  Lucrèce  surtout, 
la  connaissance  des  découvertes  paléontologiques,  l'évo- 
lution littéraire  même  du  poète  ont  donné  à  sa  pensée 
cette  direction,  que  les  études  médicales  ne  pouvaient 
seules  déterminer. 

Sans  l'exemple  de  Lucrèce,  il  eût  peut-être  craint  de 
demander  l'inspiration  à  une  matière  aussi  aride.  Sans 
doute,  il  était  persuadé,  dès  1845,  que  la  poésie  doit  gagner 
beaucoup  à  suivre  la  science,  mais  parler  en  vers  des  êtres 
antédiluviens,  des  plésiosaures,  des  mammouths,  alors 
étudiés  par  les  seuls  savants,  de  la  boussole,  de  la  décou- 
verte de  l'Amérique,  de  l'électricité  et  de  ses  applications, 
paraissait  une  tentative  d'autant  plus  hardie  qu'elle  n'avait 
aucun  précédent,  car  depuis  le  Jean  de  Meung  du  Roman 
de  la  Rose,  nul  chez  nous  n'avait  demandé  à  la  science 
l'inspiration  poétique.  Le  «  deRerumNaturà  »  lui  prouvait 
qu'il  n'y  a  pas  de  contradiction  entre  l'esprit  scientifique 
et  l'esprit  poétique,  mais  qu'ils  s'aident  mutuellement.  La 


(1)  Œuvres,  p.  144. 


-  189   - 

loi  scientiflque  donne  la  formule  des  phénomènes  sans  les 
représenter;  derrière  cette  formule,  le  poète  évoque  des 
spectacles  multiples  et  vivants,  il  essaye  d'en  connaître 
les  détails  et  de  les  peindre  en  des  tableaux  colorés  (1). 

Peut-être  aussi  Bouilhet  fut-il  influencé  dans  le  choix 
de  ce  thème  par  le  mouvement  de  curiosité  auquel  obéissait 
le  public  vers  1840,  depuis  que  les  Sciences  Naturelles,  et 
en  particulier  la  Paléontologie,  tout  à  coup  s'étaient  éveil- 
lées et  prodigieusement  développées.  Cuvier  avait  ressus- 
cité le  monde  des  animaux  fossiles,  aux  formes  étranges  ; 
Elle  de  Beaumont  et  Brongniart  découvraient  la  vie  des 
végétations  antédiluviennes.  A  Rouen  même  on  se  préoc- 
cupait de  ces  études  :  le  directeur  du  Muséum  d'Histoire 
Naturelle,  Pouchet,  dont  Bouilhet  étudiant  fut  un  des 
auditeurs  à  l'Ecole  de  Médecine,  en  suivait  attentivement 
les  progrès.  Il  y  avait,  semble-t-il,  dans  ces  curieuses 
restitutions,  de  quoi  tenter  l'imagination  d'un  poète. 


(1)  La  parenté  est  évidente  entre  les  «  Fossiles  »  et  le  «  De  Rerum 
Naturà  »  :  de  nombreux  vers  du  texte  latin  sont  littéralement  traduits 
dans  le  poème  français.  M.  Angot  en  donne  ces  exemples  : 

Grandiferas  inter  curabant  corpora  quevcus 

Plerumque. 

Puis,  quand  la  faim  première  aboya  dans  ses  flancs, 

De  l'yeuse  sauvage  il  secoua  les  glands. . .  (p.  130). 

Pellibu?  et  spoliis  corpus  vestirc  ferarum. 

Et  pour  tout  vêtement  sur  son  dos  large  et  fort 

Attacha  des  grands  bœufs  la  peau  fumante  encor. . .  (p.  loO). 

Sed  nemora  atque  cavos  monteis  sylvasque  colebant. 
Il  s'étendait,  la  nuit,  sous  les  cavernes  creuses. ..  (p.  130). 

Fa  zephyri  caca  per  calamorum  sibila  primum 

Agresteis  docuere  cacas  ùiflare  cicutas. 

Il  allait  éveillant  sous  son  souffle  amoureux 

La  musique  endormie  au  fond  des  roseaux  creux. . .  ip.  131). 


—  190  - 

Enfin,  de  par  son  évolution  même,  il  inclinait  aux 
vastes  synthèses  des  «  Fossiles  ».  Le  particulier,  l'acci- 
dentel,sontdevenusàsesyeux  indignesde  l'Art.  Il  s'efforce 
de  comprendre  et  d'exprimer  les  «  côtés  immuables  de 
l'àme  humaine  »,  les  manifestations  de  la  vie  collective,  les 
symboles  de  l'univers  aux  différents  âges.  Il  trouve  donc 
dans  son  poème  un  cadre  fait  à  souhait  pour  nous  y  repré- 
senter comme  les  modes  passagers  d'une  substance  per- 
manente à  travers  la  série  des  siècles  passés  et  futurs. 

Toutefois  l'œuvre  révèle  l'influence  du  milieu  scien- 
tifique, de  l'Ecole  de  Médecine,  où  il  vécut  quatre  années 
de  sa  jeunesse  et  puisa  le  besoin  de  la  précision  :  il  voulut 
que  les  «  Fossiles  »  fussent  un  poème  scientifique,  et  non 
une  œuvre  d'imagination.  Il  s'était  documenté  aussi 
exactement  qu'un  savant.  Je  trouve  dans  ses  cahiers  de 
notes  la  description  minutieuse  du  «  plésiosaure  »  et  du 
«  ptérodactyle  »,  le  dessin  très  exact  des  plantes  décrites 
dans  le  poème  :  la  «  fougère  arborescente  »,  le  «  zamia  », 
le  u  cycas  revoluta  »,  le  «  pandarus  »,  le  «  nevropteris  », 
le  «  lepidodendron  »,  avec  des  notes  empruntées  à  quelque 
dictionnaire  ou  traité  de  botanique.  Par  exemple,  près  de 
la  figure  représentant  un  «  cycas  »,  je  relève  ces  lignes  : 
«  Tronc  écailleux,  oblong,  ramassé  en  boule,  dans  sa 
vieillesse  grandissant  beaucoup  et  faisant  un  peu  le 
palmier;  les  branches  partent  de  tous  les  côtés  en  bou- 
quet :  feuilles  énormes  (6  pieds),  formées  de  foUioles 
opposées,  des  épines  fort  aiguës  sous  chaque  folliole;  les 
feuilles  nouvelles  partent  du  centre  au  sommet  et  se 
contournent  comme  les  jeunes  feuilles  de  fougère  »  (1). 
Et    ces    recherches   minutieuses    lui    servent    unique- 


(1)  Inédit. 


-  191  — 

ment   à    nommer  le   «  cycas  »   dans    une  description  : 

F^rès  des  pins  odorants  les  cycas  et  les  prèles 

Poussent  leurs  rameaux  droits  bordés  de  feuilles  frêles  (1). 

Il  se  voulut,  en  effet,  très  exact  sans  étaler  une  érudition 
didactique.  Il  s'est  même  interdit  tout  terme  technique 
rappelant  des  découvertes  trop  récentes  :  mastodontes, 
ptérodactyles,  mammouths  apparaissent  dans  le  poème,  se 
dégageant  du  limon  de  la  terre  ;  ils  sont,  d'après  la  spiri- 
tuelle remarque  de  Th.  Gautier,  «  évoqués  par  une 
description  puissante,  mais  innommés,  car  Adam,  le 
nomenclateur,  n'est  pas  né  encore  »  (2).  Il  suffira  que  le 
lecteur  les  reconnaisse  à  leur  allure  et  à  leur  forme. 


Il  n'éprouva  guère  en  écrivant  le  poème  la  fierté  et  la 
joie  du  labeur  artistique  :  dans  la  correspondance  d'alors 
s'étalent  au  contraire  ses  hésitations  et  son  découra- 
gement devant  les  critiques  de  Flaubert. 

Vainement  il  tenta  de  résister  :  il  lui  fallut  le  plus 
souvent  adopter  les  corrections  exigées  par  l'intransigeant 
conseiller.  Quand,  par  exemple,  il  écrivit  à  propos  de 
l'homme  apparaissant  sur  la  terre  après  les  monstres 
antédiluviens  : 

Sa  force  est  dans  sa  grâce  et  sa  simplicité, 
Flaubert  s'indigna  de  ce  vers  :  «  Je  prends  «  simplicité  », 
lui  expliqua  Bouilhet,  dans  le  sens  physique:  organisme 
simple,  c'est-à-dire  plus  parfait,  plus  intelligent,  moins 
embarrassé  dans  les  rouages  des  organes  ;  c'est  la  marche 
vraie  de  la  nature.  Considère  les  premiers  êtres  :  quelles 


(1)  Œ:uvres,  p.  116. 

(2)  Th.  Gautier.  Feuilleluii  (lu  «  Journal Otliciel  «(Lundi^G.Tuillet  1869). 


—  192  — 

masses,  quels  ressorts,  quels  leviers  !  Et  puis  ce  vers  finit 
bougrement  bien  la  strophe  1  Si  je  te  tenais  là,  je  te  per- 
suaderais !  »  (I).  Flaubert  ne  fut  pas  convaincu  par  cette 
explication,  et  le  poète  modifia  son  texte. 

Même  bataille  pour  le  quatrain  suivant,  également 
consacré  à  «  l'Homme  »  : 

A  l'être  universel  il  va  trempant  sa  vie  : 

Ses  sens  multipliés  font  son  esprit  meilleur, 

Et  le  débordement  de  son  àme  ravie 

Retourne  en  flots  d'amour  au  monde  extérieur  {2). 

Le  mot  «  débordement  »  est  imposé  au  poète  par  Flau- 
bert :  «  Je  ne  comprends  pas  ton  «  débordement  »,  lui 
riposte  Bouilhet  ;  c'est  une  idée  qui  ne  serait  pas  en  cor- 
rélation avec  ce  qui  va  suivre.  Sa  joie  lui  vient,  d'après 
moi,  de  ce  que  son  âme  est  toute  grande  ouverte  au  monde. 
Sa  joie  lui  vient  de  la  nature  qu'il  comprend  mieux,  et 
ce  n'est  pas  de  lui  que  sort  le  «  débordement  »  pour  le 
quart  d'heure  »  (3).  Le  plaidoyer  fut  inutile  :  Flaubert  im- 
posa sa  volonté. 

Ces  corrections,  dont  nous  pourrions  multiplier  les 
exemples,  impatientent  le  poète,  humilient  son  amour- 
propre  :  il  doute  maintenant  de  soi,  et  avoue  son  impuis- 
sance à  mieux  faire.  A  propos  des  strophes  comprises 
entre  «  Son  front  calme...  «  (4),  jusqu'à  «Salut,  être 
nouveau.. .  »  (5),  il  écrit  :  «  Je  vois  aussi  bien  que  per- 
sonne que  ça  ne  vaut  rien,  mais  je  ne  veux  plus  y  tou- 
cher. J'en  suis  moins  content  que  de  ce  que  j'avais  mis 


(1)  Inédit. 

(2)  Œuvres,  p.  141. 

(3)  Inédit. 

(4)  Œuvres,  p.  139. 
(ô)  Ibid.,  p.  142. 


-   198  - 

d'abord.  En  suivant  cette  progression,  je  ne  sais  où  j'arri- 
verais. D'ailleurs,  je  déclare  que  ce  passage  est  au-dessus 
de  mes  forces  :  il  faudrait  combiner  les  détails  pittoresques 
avec  la  rapidité  du  mouvement,  j'y  renonce  »  (1).  Ailleurs 
il  avoue  n'avoir  «  ni  la  force,  ni  le  courage  »  de  recom- 
mencer :  «  J'ai  fait,  ajoute-t-il,  des  efforts  surhumains, 
rien  n'y  fera.  C'est  une  folie  de  vouloir  écrire  mieux  qu'on 
ne  peut.  J'efïace  une  bêtise,  et  je  mets  une  platitude,  ainsi 
de  suite. . .  »  Il  termine  une  lettre  par  ces  mots,  traduisant 
un  désespoir  sincère  :  «  Adieu,  cher  vieux.  Tu  vois  que 
j'ai  travaillé,  mais  je  suis  bien  triste  et  bien  découragé  de 
ce  poème  qui  m'a  pris  tant  de  temps  et  qui,  je  crois,  ne 
sera  pas  ce  que  nous  pensions  ». 


L'œuvre  terminée,  Bouilhet  éprouva  un  sentiment  de 
délivrance  :  «  Il  était  temps  que  ça  finisse,  écrivait-il  à 
Flaubert,  j'en  suis  tout  maigri  réellement. . .  Je  vais  faire 
imprimer  les  «  Fossiles  ».  Ça  paraîtra  la  veille  de  Pâques. 
Je  te  dirai  franchement  que  j'en  ai  grande  envie  :  je  n'y 
penserai  plus. . .  »  (2). 

Peu  à  peu  même,  l'espoir  du  succès  s'éveilla  en  lui.  Ce 
fut  d'abord,  grâce  aux  éloges  de  Du  Camp  et  de  Laurent 
Pichat,  qui  entendirent  la  lecture  de  quelques  fragments 
chez  Louise  Colet  :  «  Ils  ont  déclaré  la  chose  un  mor- 
ceau »  (3),  écrivait-il  à  Flaubert.  Leur  admiration  ne  dut 
pas  être  aussi  grande  ([ue  Bouilhet  se  l'était  imaginé,  à 
en  juger  par  cette  lettre  de  Flaubert  à  Louise  Colet  :  «  Ce 
que  tu  me  dis  de  la  lecture  des  «  Fossiles  »  à  Pichat  et  à 


(1)  Inédit,  ainsi  que  les  citations  suivantes,  sans  date. 

(2)  Inédit  Sans  date.  Début  de  1854. 
(:-:i  Itif-dit. 


-  194  — 

Maxime  ne  m'a  nullement  surpris.  Bouilliet  ne  m'en  a  pas 
parlé  :  il  ne  m'écrit  que  de  simpl<>s  billets.  Ils  sont,  tous 
ces  braves  gens-là,  dans  un  milieu  tellement  bruyant 
qu'il  leur  est  impossible  de  se  recueillir  pour  écouter 
d'abord;  puis,  quand  même  ils  eussent  écouté,  c'est  là 
une  de  ces  œuvres  originales  qui  ne  sont  pas  faites  pour 
tout  le  monde.  L'observation  de  Du  Camp  :  «  Quel  mal- 
heur que  les  bêtes  ne  soient  pas  nommées  !  »  prouve  qu'il 
a  perdu  toute  notion  de  style  ;  la  «  supériorité  de  l'idée 
sur  la  description  »  est  de  même  architecture  »  (1). 

Théophile  Gautier  paraît  avoir  été  plus  favorable.  «  Il  a 
trouvé  la  première  partie  superbe,  annonçait  le  poète. 
Le  «  combat  »  lui  va  moins,  je  crois,  mais  il  a  fait  de 
nombreux  éloges  de  détail  en  le  lisant.  Le  «  printemps  » 
le  botte  comme  la  première  fois.  Pour  le  «  mastodonde  », 
il  a  dit  :  c'est  fort  beau  !  «  L'Homme  »  lui  a  plu,  je  crois, 
mais  il  n'a  pas  résumé  son  opinion.  Il  a  remarqué  une 
foule  de  vers,  et  à  propos  des  «  arcades  », 

Quand  la  danse  des  chœurs  ébranlait  les  arcades, 
il  m'a  dit  avec  raison  que  les  Grecs  ne  connaissaient  pas 
les  «  arcades  »  (2)  :  c'est  la  seule  grosse  faute  matérielle. 
Du  reste,  il  y  a  attaché  peu  d'importance.  Il  m'a  reproché 
aussi  quelques  répétitions  de  mots.  Quant  à  la  dernière 
partie,  je  crois  qu'il  la  préfère  de  beaucoup  au  reste  :  il  en 
a  paru  toqué. 

«  Il  trouve  un  grand  progrès  de  langue  du  commen- 
cement à  la  fin  du  poème.  Il  m'a  dit  que  cette  publication 


(1)  Gorr.,  II,  p.  413. 

(2)  Le  vers  fut  remplacé  par  celui-ci  : 

«  Quand  sonnait  sur  les  monts  l'évohé  des  Ménades 
Œuvres,  p.  133. 


—  195  — 

me  ferait  beaucoup   de   bien.  Il  a  été,  en   somme,  fort 
gentil  »  (1). 

Grâce  à  ces  encouragements,  Bouilliet  pouvait  sans 
crainte  offrir  son  œuvre  au  public.  Elle  élait  acceptée  par  la 
«  Revue  de  Paris  »  ;  le  poète  avait  même  résolu  de  la  dédier 
à  Babinet,  le  physicien,  qu'il  avait  connu  chez  Louise 
Golet.  Il  changea  d'avis  :  «  Je  n'ai  dédié  mes  «  Fossiles  » 
à  personne,  écrivait-il  à  Flaubert.  Décidément  Babinet  est 
trop  bête.  Je  suis  beaucoup  revenu  sur  ce  gros  bonhomme 
qui  a  toujours  l'air  d'un  ours  qui  a  mangé  des  raisins  »  (2). 
Le  15  Avril  1854,  la  «  Revue  de  Paris  »  publiait  les  «  Fos- 
siles »  sans  dédicace  (3). 

III 

Bouilhet  vivant,  la  critique  littéraire  s'occupa  peu  de 
l'œuvre.  Après  la  mort  de  l'auteur,  Flaubert  et  Gautier, 
pour  réparer  sans  doute  ce  silence  injustifié,  dirent  bien 
haut  leur  admiration.  C'est  pour  celui-ci  «  l'œuvre  la  plus 
difficile  peut-être  qu'ait  tentée  un  poète  »  (4)  ;  pour  celui-là 
«  le  seul  poème  scientifique  de  toute  la  littérature  française, 
qui  soit  cependant  de  la  poésie  »  (5). 

Leur  amitié  pour  l'auteur  les  porta,  semble-t-il,  à  exa- 
gérer la  louange.  Il  importe  de  distinguer  en  ce  poème 
deux  parties  très  différentes  de  valeur  :  les  descriptions 
des  paysages  antédiluviens  et  l'épopée  humaine. 


(1)  Inédit.  Sans  date.  Lettre  écrite  au  début  de  1854. 

(i)  Babinet  était  un  hôte  très  assidu  du  salon  de  Louise  Colet  :  il 
était,  d'après  Bouilhet,  «  dévoui'  »  à  la  Muse  «  comme  un  vieux  dogue 
à  une  jeune  tille  »  (Inédit). 

(3)  Le  poème  contient  776  vers  Alexandrins,  divisés  en  six  parties 
La  sixième  est  formée  de  quatrains. 

(4)  Feuilleton  du  «  Journal  officiel  »  (Lundi  20  Juillet  1860). 
(ô)  Prélac'  des  «  Dernières  Chansons  ï>,  p.  294. 


—  196  — 

Les  tableaux  de  la  première  partie  sont  longs  et  mono- 
tones. Alors  qu'il  a  décrit  avec  tant  de  relief  et  de  couleur 
la  Rome  de  Commode,  ses  jeux,  ses  palais  et  ses  bouges, 
le  poète  ne  retrouve  pas  la  même  puissance  d'évocation 
pour  représenter  les  bêtes  monstrueuses  et  les  végétaux 
étranges  des  temps  préhistoriques.  Il  semble  qu'il  traite 
un  sujet  dépassant  les  forces  de  son  imagination. 

Le  manuscrit  du  poème  est  à  ce  point  de  vue  fort  ins- 
tructif. L'auteur  y  a  mis  à  nu  son  labeur  acharné  et  ses 
tâtonnements  pour  préciser  en  son  esprit  la  vision  de  ces 
spectacles  qu'il  sentait  trop  peu  nette.  Par  exemple,  pour 
les  vers  de  la  IV^  partie,  oii  il  décrit  les  bois  enveloppés 
par  la  nuit,  il  ne  tente  pas  moins  de  six  rédactions  diffé- 
rentes avant  d'arriver  à  une  forme  définitive. 

Ces  tâtonnements  nous  donnent  le  pourquoi  de  la 
monotonie  et  du  manque  de  relief  de  cette  partie  des 
«  Fossiles  ».  Voici  la  première  version  : 

La  nuit,  la  terre  dort,  les  bois  mystérieux 
Se  détachent  en  noir  sous  le  fond  gris  des  cieux  ; 
Tout  s'éteint  par  degrés  sous  le  tirniament  sombre, 
Le  bruit  dans  le  silence,  et  la  forme  dans  l'ombre. 

Il  modifie  sa  vision  ;  aux  «  bois  »  qui  «  se  détachent  en 
noir  sur  le  fond  gris  des  cieux  »,  il  préfère  une  «  nuit  pro- 
fonde »,  oii  «  tout  se  perd  »  : 

C'est  une  nuit  profonde,  où  la  nature  dort  ; 
A  peine  dans  les  cieux  un  souffle  tremble  encor  : 
Tout  se  perd  à  la  fois  sous  le  firmament  sombre  : 
Le  bruit  dans  le  silence  et  la  forme  dans  l'ombre. 

Puis  abandonnant  avec  raison  cette  deuxième  vision,  il 
reprend  la  première  ;  «  les  bois  »  reparaissent  : 

Une  profonde  nuit  s'étale  dans  les  Cieux  : 

A  peine,  çà  et  là,  les  bois  silencieux 

Se  détachent  en  noir  sur  le  firmament  sombre  ; 

Le  bruit  meurt  dans  l'espace  et  la  forme  dans  l'ombre. 


-  197    - 

Il  précise  le  tableau  en  y  introduisant  ^(  le  faite  inégal  » 
de  ces  bois  : 

Une  profonde  nuit  enveloppe  les  cieux  : 

Seul  le  faite  inégal  des  bois  silencieux 

Se  découpe  plus  noir  sur  le  firmament  sombre, 

Et  la  forme  et  le  bruit  vont  s'éteignant  dans  l'ombre. 

Il  remplace  «  s'éteignant  »  par  se  «  perdant  »,  puis 
par  «  s'effaçant  »,  supprime  l'épithète  «  profonde  »  et 
esquisse  une  comparaison  nouvelle  : 

La  nuit,  comme  une  mer,  a  submergé  les  cieux  : 
Seul  le  faîte  indécis  des  bois  silencieux 
Se  découpe  plus  noir  sur  le  firmament  sombre. 
Et  la  forme  et  le  bruit  vont  s'effaçant  dans  l'ombre. 

Il  n'a  qu'à  remplacer  l'image  «  a  submergé  »  par 
«  s'étale  «,  pour  arriver  à  la  strophe  définitive  (1). 

Dans  la  rédaction  laborieuse  de  ce  quatrain,  le  poète  est 
arrêté  par  des  hésitations  portant  plus  sur  la  forme  même 
des  objets  à  décrire  que  sur  la  facture  des  vers;  c'est  la 
vision  surtout  qui  chez  lui  manqua  de  précision  :  d'où  les 
vers  monotones  de  ces  tableaux  exotiques  au  lieu  des 
Alexandrins  «  pleins,  drus,  spacieux,  soufflés  d'un  seul 
jet  »  (2),  fréquents  dans  «  Melaenis  ». 

Mais  dès  qu'il  conte  l'apparition  de  l'homme  et  son 
histoire  dans  le  monde,  l'œuvre  a  une  allure  toute  diffé- 
rente. Les  hexamètres  sont  sonores  et  puissants  :  «  d'une 
facture  vraiment  épique  »  (3),  ils  rappellent  la  manière  de 
Leconte  de  Lisle. 


(1)  Œuvres,  p.  126. 

(2)  Théophile  Gautier.    Feuilleton    du    «  Journal   Officiel  »   (Lundi 
26  Juillet  1869). 

(3)  Ibid. 


-  198  - 

L'œuvre  est  intéressante  par  ailleurs,  par  la  théorie 
philosophique. 

Bouilhet,  depuis  1848,  n"a  plus  foi  au  Dieu  créateur  ;  il 
croit  à  l'éternité  de  la  matière  et  de  la  vie,  à  l'identité  des 
espèces.  Dès  le  début  du  poème,  la  vie  apparaît  éveillée 
chez  les  êtres,  animaux  et  végétaux  ;  elle  s'y  perfectionne 
indéfiniment,  car  rien  ne  se  perd  ou  ne  se  crée,  et  tout 
sert  à  un  progrès  : 

Toute  forme  s'en  va,  rien  ne  périt  ;  les  choses 

Sont  comme  un  sable  mou  sous  le  reflux  des  causes; 

La  matière  mobile  en  proie  au  changement 

Dans  l'espace  infini  flotte  éternellement  ; 

La  mort  est  un  sommeil  où,  par  des  lois  profondes, 

L'Etre  jaillit  plus  beau  du  fumier  des  vieux  mondes  : 

Tout  monte  ainsi,  tout  marche  au  but  mystérieux, 

Et  ce  néant  d'un  jour,  qui  s'étale  à  nos  yeux, 

N'est  que  la  chrysalide  aux  invisibles  trames 

D'où  sortiront  demain  les  ailes  et  les  âmes  (1). 

L'homme  lui-même  n'est  que  le  produit  de  ce  perfec- 
tionnement continu  :  «  Dans  le  mugissement  du  dernier 
mastodonte,  lisons-nous  en  une  note  inédite,  il  doit  y 
avoir  quelque  chose  de  la  voix  humaine  :  couché  dans 
l'herbe  épaisse,  il  ruminait  l'avenir  ».  Aussi  le  poète,  ne 


(1)  Œuvres,  p.  129,  Cf.  les  vers  de  Ronsard  : 

Que  l'homme  est  malheureux  qui  au  monde  se  lie  ! 

0  Dieux,  que  véritable  est  la  Philosophie, 

Qui  dit  que  toute  chose  à  la  lin  périra, 

Et  qu'en  changeant  de  forme  une  autre  vestira. 

De  Tempe  la  vallée  un  jour  sera  montagne, 

Et  la  cyme  d'Athos  une  large  campagne  : 

Neptune  quelquefois  de  blé  sera  couvert  : 

La  matière  demeure  et  la  forme  se  perd. 

(Contre  les  Bûcherons  de  la  Forest  de  Gastine. 
Œuvres  choisies  de  Pierre  de  Ronsard, 
par  L.  .Jacob,  p.  208). 


-  199  - 

pouvant  prévoir  la  fin  de  cette  évolution,  se  garde  de 
donner  une  conclusion  à  son  poème  :  «  A.  la  dernière 
strophe  lyrique  des  a  Fossiles  »,  écrit-il,  mettre  cette  idée  : 
ayant  plus  d'intelligence  que  nous,  il  devinera  mieux  les 
êtres  qui  doivent  lui  succéder.  Ainsi  la  pièce  n'aura  pas 
de  fin  et  se  prolongera  dans  l'inconnu  et  dans  l'infini  «  (1). 
Et  ailleurs  :  «  Ne  soyons  pas  jaloux  !  Mourons  :  nous 
sommes  le  fumier  d'où  germera  un  nouveau  monde.  Je  le 
vois  !  Je  le  vois  !  Dieu  n'a  pas  fini  son  œuvre  »  (2). 

Dans  cette  note  seule  apparaît  l'idée  de  Dieu.  Nous 
cherchons  vainement  dans  le  poème  l'action  d'une  Provi- 
dence créatrice  et  conservatrice  de  la  matière,  l'auteur  ne 
l'y  a  pas  mise.  Sous  l'influence  de  Flaubert,  il  a  pris 
l'attitude  d'un  positiviste  et  ne  se  croit  le  droit  de  rien 
affirmer  ni  sur  Dieu,  ni  sur  l'âme. 

De  même  qu'il  proclame  l'évolution  de  la  matière,  il 
croit  à  celle  des  religions.  Aux  problèmes  qui  sollicitent 
l'esprit,  chaque  peuple  apporte  une  solution  conforme  à 
son  tempérament  :  les  religions  naissent,  se  développent 
et  s'affaiblissent  d'après  certaines  lois.  La  crainte  crée  les 
dieux  de  bois  et  de  pierre  ;  la  civilisation  renverse  ces 
idoles  et  déifie  les  passions.  Les  passions  corrompent 
l'humanité  ;  le  monde  ne  peut  être  racheté  que  par  le  sang 
d'un  Dieu  :  Jésus  meurt  sur  la  Croix,  le  royaume  de 
l'Esprit  est  établi  pendant  de  longs  siècles.  Mais  enor- 
gueilli par  les   progrès    de   la    science,  l'homme  brise 

...  les  croyances  bénies 

Sous  le  marteau  fatal  des  froides  Ironies  (3). 


(1)  Notes  inédites. 

(2)  Notes  inédites. 
^3)  Œuvres,  p.  im. 


-  200  - 

De  cette  évolution  sans  tin  de  la  matière  et  des  idées,  il 
sera  la  victime  ;  de  plus  en  plus  insatiable,  il  ne  trouvera 
pas  dans  la  nature,  toujours  plus  belle,  la  mesure  de  son 

désir  : 

les  destins  inflexibles 

Ont  posé  la  limite  à  tes  pas  mesurés  : 

Vers  le  rayonnement  des  choses  impossibles 

Tu  tendras  comme  nous  des  bras  désespérés  (1). 

Bouilhet  ne  paraît  pas  souffrir  de  cette  lutte  inutile  : 
fidèle  à  la  théorie  de  l'impassibilité,  il  cache  ses  sen- 
timents sous  l'aspect  d'un  glacial  panthéisme.  Il  enlève 
ainsi  à  l'œuvre  un  facteur  d'intérêt  :  elle  serait  plus  dra- 
matique si  l'homme,  comme  dans  le  «  de  Rerum  Naturâ  », 
apparaissait  derrière  l'écrivain  avec  ses  doutes  et  ses 
souffrances.  «  Ce  qui  manque  dans  les  «  Fossiles  »,  écrit 
M.  Ango,  c'est  l'homme,  c'est  l'ardeur  de  la  Foi,  ou  l'in- 
quiétude du  doute Nous  n'avons  plus  alors  qu'un 

poème  «  scientifique  »  brillant  et  ingénieux,  unique 
peut-être,  et  qui  a  son  intérêt,  mais  dont  la  pensée  générale 
aurait  pu  avoir  plus  de  puissance  et  d'ampleur  »  (2). 


Cette  imperfection  est  rachetée  par  la  hardiesse  du 
sujet,  la  beauté  de  nombreux  vers,  le  ton  épique  de 
quelques  tableaux  :  l'œuvre  de  Bouilhet  demeurera  pour 
qui  veut  connaître  l'origine  du  Parnasse,  une  curieuse 
tentative.  Elle  suffirait  à  empêcher  que  le  nom  de  l'auteur 
tombât  dans  l'oubli. 


(1)  Œuvres,  p.  144. 

(2)  Op.  cit.,  p.  67. 


CHAPITRE  XI 


L'Œuvre  poétique 

(1850-1869) 

1.  —  Les  Thèmes 

II.  —  L'Esthétique 

111.  —  Les  Procédés  techniques 


Il  nous  reste,  en  étudiant  les  poésies  détachées,  écrites 
par  Bouilhet  de  1850  à  1869,  à  rechercher  si,  demeuré 
fidèle  aux  principes  d'Art  observés  dans  «  Melaenis  »  et 
les  «  Fossiles  »,  il  doit  être  placé  à  Tavant-garde  des 
Parnassiens  :  nous  assurerons  ainsi  l'originalité  de  son 
talent.  Bien  qu'elle  se  défende  de  toute  visée  philologique, 
notre  enquête  portera  ensuite  sur  son  style,  sa  langue  et 
sa  métrique. 

I 

Il  semble  que  son  inspiratrice  ordinaire  soit  la  «  Fan- 
taisie »,  une  sorte  d'  «  espièglerie  »,  comme  dit  M.  Faguet 
à  propos  d'A.  de  Musset,  «  un  feu  mobile  et  léger  qui  se 
pose  en  un  instant  sur  mille  choses  et  les  fait  luire  d'un 
éclat  passager»  (1).  La  plupart  des  poètes  en  furent  dotés, 
mais  alors  qu'elle  est  le  «  divertissement  »  des  plus  grands, 
elle  mérite  plus  de  considération  chez  les  moindres,  car 


(1)  E.  P''agut't.  «  Eludes  littéraires  sur  le  xix»  siècle»,  p.  iTô. 


—  202  - 

elle  est  souvent  «  le  plus  haut  degré  »  où  ils  atteignent. 
Bouilhet  a  su  maintes  fois  s'élever  plus  haut  :  il  a  évoqué 
en  des  descriptions  érudites  la  civilisation  romaine,  il  a 
traduit  en  beaux  vers  ses  émotions  personnelles,  il  a  tenté 
d'accorder  la  philosophie  et  la  science  avec  la  poésie  ; 
mais  il  se  trouve  à  l'aise  surtout  dans  cette  région  moyenne 
oiî  il  faut  pour  réussir  de  la  grâce  et  de  l'esprit.  Ne  se 
proclame-t-il  pas  «  soldat  libre  )>,  sans  chef  ni  régiment? 

Parmi  les  champs  de  poésie 
Je  fourrage  sans  mission, 
Le  Capitaine  est  Fantaisie, 
Le  mot  du  guet  Occasion  (1). 

Cette  «  Fantaisie  »  s'éveille  à  tout  propos.  La  nature 
surtout,  avec  ses  spectacles  variés,  lui  présente  mainte 
«  occasion  ».  Il  la  regarde  en  homme  d'esprit  amusé.  Il 
note  la  «  Chronique  du  Printemps  »,  pour  l'envoyer  aux 
«  gens  de  Paris  »  : 

Les  Nids  vont  bien,  les  boutons 

Sont  faits  sur  de  bons  modèles  ; 

On  a  vu  des  hannetons, 

On  attend  les  hirondelles. 

Des  muguets,  des  bassins  dor. 

J'ai  le  cours  sur  mes  tablettes  : 

Les  blés  sont  calmes  encor, 

La  hausse  est  aux  violettes. 

Les  collines  ont  du  thym  : 

L'air  est  doux  ;  rien  de  la  vigne. 

J'ai  rencontré  ce  matin 

Quatre  pêcheurs  à  la  ligne  ("2). 

Les  thèmes  les  plus  divers,  et  parmi  eux  les  plus  fami- 
liers, sont  ornés  de  broderies  par  son  badinage  tour  à  tour 


(1)  «  Soldat  libre  ».  Œuvres,  p.  314. 

(2)  Œuvres,  p.  102. 


-  208  - 

spirituel  ou  gracieux.  Voici  «  Une  Soirée  »,  «  un  bal  nnêlé 
d'art  »  : 

...  la  main  sur  son  cœur,  un  notaire  chantait! 
11  chantait,  oublieux  du  contrat  qui  sommeille, 
Je  ne  sais  quel  bateau,  quelle  étoile  vermeille, 
Quels  chérubins  frisés  voltigeant  dans  l'azur!  (1). 

Voici,  pour  endormir  Jeannette,  petite  fille  élevée  au 
bord  de  la  mer,  une  histoire  de  nourrice,  comment,  si 
elle  ne  clôt  pas  les  yeux,  les  grands  poissons  de  la  mer, 
aux  écailles  bleues,  aux  yeux  ronds,  viendraient,  en  se 
traînant  sur  les  galets,  pour  l'enlever  : 

Où  seraient  ta  couche  blanche,. 
Ton  oreiller  de  satin. 
Et  ta  mère  qui  se  penche 
Pour  t'éveiller  le  matin? 

Tu  n'aurais,  pauvre  Jeannette, 
(Ainsi  le  veut  le  Bon  Dieu) 
Que  le  sable  pour  couchette, 
Et  les  flots  pour  rideau  bleu  (2). 

Cette  fantaisie  s'apparente,  en  certaines  pages,  au 
badinage  du  xviii^  siècle.  Aussi  le  petit-fils  du  spirituel 
Hourcastremé  regrette-t-il,  dans  les  «  Neiges  d'antan  »,  de 
n'avoir  pas  vécu  en  ce  siècle  «  joyeux  »,  où  l'esprit  et  la 
grâce  florissaient,  oi^i  l'on  prenait  «  des  airs  penchés  », 

Pour  mener  paître  dans  la  plaine 
Quatre  moutons  endimanchés 
Dont  on  avait  frisé  la  laine. 

Il  eût  été  heureux  d'entendre  les  «  chalumeaux  »  des 


(1)  Œuvres,  p.  33'. 

(2}  «  A  une  petite  fille  »,  Œuvres,  p.  19. 


—  !204  — 

u  bergers  blonds  en  culotte  rose  !  »  1!  eût  pris  sa  part  aux 
«  beaux  caquets 

Saupoudrés  de  littérature, 

Quand  on  montait  par  les  bosquets 

Vers  quelque  temple  à  la  Nature  ■>. 

Il  revoit  ces  disciples  de  Jean-Jacques,  légers,  insou- 
ciants, enrubanné?,  surpris  par  la  Révolution  qui  les 
emporta  tous.  Il  les  admire  se  présentant  calmes,  «  doux 
et  polis  »  devant  la  mort,  «  comme  auprès  dune  grande 
dame  »,  et  gardant  jusqu'à  la  dernière  minute,  à  la  guillo- 
tine, leur  urbanité  coutumière  :  les  jeunes  cédaient  le  pas 
aux  vieux,  tous  faisaiimt  assaut  de  grâces. 

Et  leur  tète  en  ces  jours  ardents, 
Où  le  peuple  agitait  sa  foudre, 
Tomba,  le  catembour  aux  dents. 
Avec  un  nuage  de  puudre  (1). 

S'il  n'a  pas  rimé  d'ingénieux  madrigaux  en  leur  compa- 
gnie, c'est  du  moins  leur  galanterie,  leur  grâce,  leur 
frivolité,  qu'il  a  su  faire  passer  avec  des  nuances  diverses 
dans  «  Portrait  »  (2),  «  Chatterie  »  (3),  «  Gelida  »  (4), 
«  Première  ride  »  (5). 

En  toutes  ces  pièces,  comme  en  ses  imitations  chinoises, 
étudiées  plus  loin,  l'artiste,  habile  aux  plus  petites  touches, 
a  voulu,  en  multipliant  pour  les  vaincre  les  difRcultés  des 
mètres,  en  versant  à  profusion  la  fantaisie  faite  de  caprice 
et  de  préciosité,  d'esprit  et  de  grâce  étonner  le  lecteur  et  se 
donner  à  lui-même  une  jouissance  raffinée.  C'est  d'abord 


(1)  Œuvres,  p.  324. 

(2)  Ibid.,  p.  91. 

(3)  Ibid.,  p.  90. 

(4)  Ibid.,  p.  359. 

(5)  Ibid..  p.  358. 


—  205  - 

par  cette  collection  de  poèmes   comparables  à  de  jolis 
bibelots  qu'il  mérite  de  vivre  dans  la  mémoire  des  lettrés. 


Il  n'en  est  pas  moins  digne  par  les  pièces  d'inspiration 
personnelle,  où  il  chante  les  grandes  émotions  de  sa  sen- 
sibilité, tourmentée  par  le  besoin  d'aimer  et  par  un  pes- 
simisme violent. 

Nous  avons  vu  cette  sensibilité  se  développer  par  l'in- 
fluence d'une  mère  très  douce,  pénétrer  son  amitié  frater- 
nelle pour  Esther  et  Sidonie,  lui  inspirer  ses  rêves  d'ado- 
lescence, et  se  traduire  en  chansons  et  en  élégies,  puis 
s'exaspérer  par  la  lutte  et  les  insuccès.  Si  par  l'influence 
de  Flaubert,  qui  exigeait  de  son  disciple  l'impassibilité 
parnassienne,  elle  s'est  atténuée  ou  transformée,  elle  n'est 
pas  morte  complètement.  La  sympathie  du  poète  va  vers 
tout  ce  qui  est  vieux,  laid,  misérable. 

Il  s'apitoye  sur  le  sort  du  violoneux  minable  d'une 
baraque  de  la  foire,  obligé  au  milieu  des  «  pantins  du 
drame  qui  reluisaient  d'or  »,  de  racler  sans  cesse  de  son 
«  archet  damné  », 

Pour  le  pain  du  jour,  la  pipe  du  soir, 
Pour  le  dur  grabat  dans  le  grenier  noir. 
Pour  l'ambition  d'être  homme  et  de  vivre  (1). 

Il  comprend  la  plainte  des  bêtes,  du  crapaud,  par 
exemple,  pour  qui  nulle  pitié  ne  s'émeut  : 

Ah  !  pauvre  ami,  vieux  camarade, 
Que  dit-elle  à  l'astre  argenté 
Ta  longue  et  morne  sérénade, 
Qui  chante  dans  les  nuits  d'été  ?  (2) 


(1)  «  Une  Baraque  de  la  foire  »,  Œuvres,  p.  864. 

(2)  «  Le  Crapaud  »,  Œuvres,  p.  81. 


—  î206  - 

Il  s'arrête  devant  les  vieilles  maisons  qu'on  éventre  et 
sent,  en  son  cœur,  pour  ces  u  taudis  déserts  » 
Un  trésor  de  pitiés  intimes  (1). 
Il  écoute,  près  du  feu,  la  plainte  du  «  vieux  bois  »,  de  la 
biiche  qui  lui  conte  sa  vie  passée  dans  la  forêt  au  milieu 
des  chênes  superbes,  ses  heures  d'orgueil  au  printemps  et 
à  l'été,  sa  tristesse  pendant  les  longs  hivers  et  sa  fin 
lamentable  : 

La  pauvi-e  bûche  pleure  encor. 
Mais  déjà  dans  ses  mille  étreintes 
Le  feu,  comme  un  grand  poulpe  d'or, 
Fait,  sans  pitié,  mourir  ses  plaintes  !  (2) 

En  ces  vers  se  révèle  une  sensibilité  profonde  qui  sait 
non  seulement  comprendre  les  souffrances  humaines, 
mais  prêter  aux  choses  des  douleurs  muettes  :  on  pour- 
rait donc  attendre  de  notre  poète  des  strophes  berceuses, 
où  il  confesse  à  mi-voix  ses  émotions  sentimentales.  Ce 
bonheur  d'aimer  est  absent  de  son  œuvre.  En  une  seule 
pièce,  «  Soir  d'Eté  »  (3),  vibre  un  souvenir  de  sa  «  blonde 
jeunesse  », 

Un  amour  à  vingt  ans,  par  une  nuit  d'été, 

qu'il  garde  précieusement  comme  un  «  chaste  et  dernier 
trésor  »  de  son  «  cœur  désenchanté  »  ;  encore  faut-il 
remarquer  que  le  poème  fut  écrit  en  1847,  au  moment  oîi 
l'auteur  luttait  cftntre  son  passé  romantique.  A  partir  de 
1848,  «  la  tendresse,  cette  fleur  même  de  la  poésie  », 
manque  aux  œuvres  de  Bouilhet  (4V 


(1)  «  Démolitions  »,  Œuvres,  p.  106. 

(2)  «  Le  Bois  qui  pleure  »,  Œuvres,  p.  327. 

(3)  Œuvres,  p.  320. 

(4)  Max.  Du  Camp,  «  Souvenirs  littéraires  »,  II,  p.  334 


—  207  — 

L'amour  qu'il  chante  est  orageux,  brutal,  implacable; 
les  passions,  «  comme  une  meute  »,  «  ont  bondi  »  sur  lui  : 

L'hallali  furieux  sonne  au  fond  de  mon  âme. . . 
Déjà  les  chiens  maigris  font  cercle  à  la  curée  ; 
Tous,  les  jarrets  tremblants  et  la  langue  tirée, 
De  ma  chair  qui  palpite  attendent  un  lambeau  (1). 

Mais    ces    passions   violentes    ne   peuvent    donner    le 
bonheur;  ses  rêves  de  félicité  ne  se  sont  jamais  réalisés  : 

Toute  n)a  lampe  a  brûlé  goutte  à  goutte, 
Mon  feu  s'éteint  avec  un  dernier  bruit, 
Sans  un  ami,  sans  un  chien  qui  m'écoute, 
Je  pleure  seul  dans  la  profonde  nuit. . . 

Qu'es-tu'?  Qu'es-tu?  Parle,  ô  monstie  indomptable. 

Qui  te  débats  en  mes  flancs  enfermé? 

Une  voix  dit,  une  voix  lamentable, 

»  Je  suis  ton  cœur,  et  je  n'ai  pas  aimé  >>  (2). 

Désormais  son  «  cœur  »  sera  semblable  aux  «  plus 
perdus  »,  aux  «  plus  ravagés  »  : 

Là,  hurlent  des  désirs  qui  n'auront  pas  leur  proie. 
Là,  saignent  des  douleurs  qui  se  cachent  au  jour  (■'). 

Pâtre  des  désillusions,  il  conduira  le  troupeau  silencieux 
de  ses  «  désirs  trompés  »  : 

J'ai  dans  ma  flûte  un  refrain  lamentable. 
J'ai  dans  mon  âme  un  hymne  de  douleurs. . . 
Nous  allons  paiti-e  aux  champs  des  asphodèles. 
Nous  allons  boire  aux  fleuves  de  l'oubli  (i). 

Ayant  chaque  jour  «  le  doute  à  l'âme  »  et  «  le  fiel  aux 
lèvres  »,  il  croit  l'homme  «  jeté  »  sur  terre  pour  souffrir. 


(1)  «  L'Hallali  »,  Œuvres,  p.  33. 

{'2)  «  Dernière  nuit  »,  Œuvres,  p.  388. 

(3)  «  Clair  de  lune  »,  Œuvres,  p.  10. 

(4)  «  Sombre  Eglogue  ».  Œuvres,  p.  333. 


—  208  — 

A  l'enfant  insouciant  et  heureux  il  prophétise  qu'il  devra 
marcher  «  de  décadence  en  décadence  »  : 

L'œil  éteint,  l'ànie  inassouvie, 
Sombre  forçat,  vous  traînerez 
La  longue  chaîne  de  la  vie  !  (1). 

Ces  vers  et  les  pièces  intitulées  «  Jour  sans  soleil  », 
«  les  Zones  de  l'Ame  »,  «  Sombre  Eglogue  »,  «  Dernière 
nuit  »,  «  Abrutissement  »,  où  s'étalent 

Le  dégoût  d'être  homme  et  l'ennui  de  vivre  (2). 
offrent  un  contraste  inattendu  avec  les  poésies  fantai- 
sistes :  sa  sensibilité  exaspérée  par  des  déceptions  mul- 
tiples est  restée,  en  définitive,  douloureuse  et  morbide. 


Sa  philosophie,  elle  non  plus,  n'a  guère  changé.  Si  l'on 
cherche  dans  son  œuvre  «  l'élément  génial  »,  on  y  trouve 
«  une  sorte  de  naturalisme  »  (3). 

De  la  «  Nature  »  il  a  fait  son  «  Evangile  »  :  «  mère  uni- 
verselle »,  pleine  de  «  pitié  »  pour  nos  vies  passagères, 
elle  détient  toute  vérité,  et  répond  «  aux  calomnies  » 

Des  aveugles  niant  le  jour 

Par  des  tonnerres  d'harmonie  (4). 

De  même  qu'elle  fait  disparaître  sous  les  frondaisons 
les  ruines  de  la  vieille  abbaye,  elle  détruit  les  «  cultes 
abandonnés  »  : 

Entre,  ô  Nature,  avec  ta  joie. 

Ton  soleil  et  ton  mouvement, 

Et  qu'on  te  laisse  cette  proie 

A  dévorer  tranquillement  (5). 


(1)  «  Berceuse  philosophique  »,  Œuvres,  p.  388. 

(2)  «  Jour  sans  soleil  »,  OEuvres,  p.  97. 

(3)  G.  Flaubert.  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  Œuvres,  p.  29'^ 

(4)  «  L'Abbaye  »,  Œuvres,  p.  370. 

(5)  Ibid. 


—  209  — 

L'œuvre  de  mort,  d'après  lui,  s'accomplit  au  sein  du 
Christianisme.  Ce  Jésus  qui,  du  haut  de  son  paradis  bleu, 
sourit  à  la  défaite  des  anciens  dieux,  des  «  grands  vaincus  », 
ne  triomphera  pas  toujours.  Le  poète  le  lui  annonce  en 
des  vers  que  ne  renierait  pas  le  chantre  de  RoUa  : 

Tu  connaîtras  aussi,  ployé  sous  l'anathème, 

La  désafTection  des  peuples  et  des  l'ois, 

Si  pauvre  et  si  perdu  que  tu  n'auras  plus  même, 

Pour  t'y  coucher  en  paix,  la  largeur  de  ta  croix  ! 

Ton  dernier  temple,  ô  Christ,  est  froid  comme  une  tombe. 

Ta  porte  n'ouvre  plus  sur  le  vaste  avenir  ; 

Voilà  que  le  jour  baisse  et  qu'on  entend  venir 

Le  vieux  prêtre  courbé  qui  porte  une  colombe  !  (1). 

Flaubert,  abusé,  voyait  en  ces  strophes  pleines  de  blas- 
phèmes la  «  profession  de  foi  historique  du  xix^  siècle 
en  matière  religieuse  »  (2).  Sans  la  discuter,  pour  le 
moment  du  moins,  qu'il  nous  suffise  de  la  situer  dans 
l'œuvre  lyrique  de  notre  auteur. 

II 

Ces  vers  écrits  par  Bouilhet  de  1850  à  1869  sont-ils  la 
suite  logique  de  «  Melaenis  »  et  .des  «  Fossiles  ?  »  Révè- 
lent-ils un  poète  Parnassien  ? 

Vers  1848,  il  lutta  sous  l'influence  de  Flaubert  contre 
ses  tendances  élégiaques  et  lyriques  :  «  Melaenis  »  fut 
c(  l'exercice  utile  )>  par  lequel  il  arriva  à  l'impersonnalité 
parnassienne.  Et  voici  que  nous  retrouvons  en'lui  un  poète 
personnel,  qui  confesse  ses  émotions  intimes,  son  «  âme 
froide  et  nue  »  :  il  ne  paraît  pas  tidèle  aux  principes  qu'il 


(1)  «  La  Colombe  »,  Œuvres,  p.  309  (1860). 

( ')  Préface  des  «  Dernières  Ghansous  »,  p.  294. 


-  210  - 

s'est  promis  de  garder,  et  M.  Lanson  a  pu  écrire  très  jus- 
tement, à  cause  surtout  des  pièces  autobiographiques  : 
«  Le  petit  volume  de  Bouilhet  est  un  témoin  curieux  des 
impulsions  incohérentes  auxquelles  obéissaient  entre  1850 
et  1860  les  talents  secondaires  qui  n'avaient  pas  la  force 
de  s'affranchir  et  de  s'orienter  une  bonne  fois  »  Cl). 
Cependant,  si,  en  maintes  pages,  par  le  souci  du  «  moi  », 
il  se  rattache  encore  aux  Romantiques,  il  appartient  par 
les  théories  artistiques  scrupuleusement  observées  depuis 
«  Melaenis  »  au  groupe  des  Parnassiens. 

Gomme  les  trente-sept  poètes  qui,  en  1866,  se  groupaient 
autour  de  Gautier,  Leconte  de  Lisle,  Baudelaire  et  Ban- 
ville, et  publiaient  leurs  vers  dans  le  «  Parnasse  contem- 
porain »,  il  aime  l'Art  désintéressé,  indépendant,  l'Art 
pour  l'Art.  Avant  1848,  il  suivait  en  spectateur  passionné 
l'histoire  politique  de  son  temps,  et  visait  à  une  influence 
sur  les  lecteurs.  Il  renonce  maintenant  à  toutes  les  formes 
de  l'action  :  «  Qu'avons-nous  besoin,  écrit-il,  de  pousser 
directement  à  quelque  chose,  de  faire,  en  un  mot,  de  la 
poésie  utilitaire?  Le  chariot  de  Thespis  n'est  pas  une 
locomotive  sur  le  chemin  de  fer  du  progrès  social  »  (2).  Il 
juge  Proud'hon,  lorsque  paraît  le  livre  «  La  Paix  et  la 
Guerre  »,  d'une  «  nature  grossière  »,  d'  «  instincts  anti- 
artistiques »  (3).  Il  ne  croit  plus  que  le  poète  doive  porter 
r  «  Idée  »  avec  le  même  respect  que  «  le  prêtre  porte  un 
Dieu  »  :  «  Au  prix  des  idées,  écrit-il,  il  faudrait  être  sot 
pour  s'en  priver.   Le   premier  grimaud   en  est  farci  !   A 


(1)  «  Histoire  de  la  Littérature  Française  »,  p.  1044. 

(2)  Lettres  à    Louise    Colet   publiées   par  la  «   Revue  de  Paris 
numéro  du  l"  Novembre  1908,  p.  15. 

(3)  Inédit. 


-  211  — 

dix-neuf  ans,  j'en  avais  à  revendre;  je  n'en  ai  plus  vers 
quarante  »  (1). 

Persuadé  que  l'Art  a  «  sa  propre  raison  »  en  lui-même, 
dédaignant  les  bourgeois,  les  «  universitaires  »,  les  «  cri- 
tiques à  idées  »,  incapables  d'apprécier,  il  le  croit  du 
moins,  le  labeur  désintéressé,  il  se  résout  à  l'isolement 
fatal  du  poète,  que  la  société  ignore  et  laisse  mourir  de 
faim.  Cet  orgueil  hautain,  qui  l'eût  poussé  à  écrire  pour 
lui  seul  des  vers  sonores  sans  jamais  les  publier,  et  son 
espoir  d'une  vengeance  glorieuse  après  la  mort  éclatent 
dans  l'une  de  ses  meilleures  pièces  :  «  Le  Poète  aux 
étoiles  ».  Comme  «  le  faiseur  de  chansonnettes  »,  sans  un 
liard,  sans  un  morceau  de  pain,  se  préparait  à  mourir,  il 
voit  près  de  lui  les  étoiles  «  attendries  »  trembler  dans 
l'eau  noire  du  fleuve.  Il  se  penche  : 

O  prodige  !  il  en  prend  une, 

Puis  deux,  puis  quati'e. . .  et  bonsoir 

Les  soucis  de  l'infortune  I 

Il  revient  tout  radieux 

Vers  les  villes  où  nous  sommes  : 

Avec  le  bilion  des  dieux 

On  peut  bien  solder  les  hommes  !. . . 

Mais  chez  le  boulanger,  chez  le  marchand  d'habits,  à  la 
taverne,  on  n'accepte  pas  ses  étoiles  :  on  lui  demande 
«  des  gros  sous  ».  Les  savants  de  l'Institut  eux-mêmes  les 
refusent,  ne  les  trouvant  pas  «  fraîches  »  : 

Il  mourut  le  lendemain, 
Aiglon  né  chez  les  reptiles. 
Maigre  et  serrant  dans  sa  main 
Ses  étoiles  inutiles. . . 


(1)  Inédit. 


—  212  — 

Dors,  poète  !  On  trappe  en  vain 
A  nos  tavernes  immondes  ; 
Dors,  ô  mendiant  divin, 
Qui  payais  avec  des  mondes  ! 

Quelque  jour,  les  fossoyeurs 
Verront,  tombant  en  piière. 
Des  soleils  intérieurs 
Luire  aux  fentes  de  ta  bière  ; 

Et  sous  leur  pic  effaré, 
Brisant  la  planche  sonore, 
Feront  du  tombeau  sacré 
Jaillir  une  grande  aurore  !  (1). 

Gomme  les  Parnassiens  encore,  il  est  attiré  par  le 
contour  et  la  couleur  des  objets.  Il  est  lié,  d'ailleurs,  avec 
des  peintres  :  Delacroix,  lecteur  enthousiaste  de  «  Melaenis  »; 
Corot,  son  voisin  à  Mantes  chaque  été;  avec  des  sculp- 
teurs :  Préault,  à  qui  il  dédie  «  La  Plainte  d'une  momie  »  (2), 
Pradier,  dont  il  célèbre  la  mémoire  en  vers  émus  (3).  A 
leur  exemple,  il  s'attache  surtout  au  détail  précis,  aux 
lignes  et  aux  couleurs  :  il  décrit  les  bords  du  Nil 
«  plats  comme  un  miroir  d'acier  »  (4),  la  statue  d'un 
Bacchus.de  Lydie,  celle  d'une  Flore  (5).  Le  titre  même  du 
recueil,  «  Festons  et  Astragales  »,  évoque  l'idée  d'un  motif 
architectural,  de  pierres  patiemment  ouvragées. 

Il  enchâsse  même  ses  confessions  sentimentales  dans 
une  description  objective  souvent  somptueuse.  Il  n'est 
plus  un  élégiaque  romantique,   mais  un  parnassien  à 


(1)  Œuvres,  p.  111. 

(2)  Ibid.,  p.  44. 

(3)  «  A  Pradier  »,  ŒuvreS;  p.  50. 

(4)  «  Kuchiuk-Hanem  »,  Œuvres,  p.  28.  M.  Maynial  a  très  bien 
rais  en  valeur  la  richesse  et  la  précision  du  décor  oriental  dans  cette 
pièce.  (Mercure  de  France,  1"  Novembre  1912). 

(.j)  «  Sur  un  Bacchus  de  Lydie  »,  Œuvres,  p.  53. 


—  21S  - 

imagination  plastique  :  l'œuvre  poétique  est  prétexte  au 
récit  d'une  légende  ou  à  la  peinture  d'un  paysage.  Quand 
il  veut  confesser  ses  «  espoirs  trompés  »,  ses  «  douleurs  ». 
cachées,  il  décrit  avec  des  détails  fidèlement  observés,  en 
un  style  riche  et  sobre,  un  désert  d'Orient,  image  de  son 
âme  : 

Partout  le  ciel  de  plomb,  partout  le  sable  aride, 
Pas  une  source  fraîche  aux  haltes  du  chemin  ; 
Si  Ton  y  voit  germer  quelque  oasis  timide. 
Le  simoun,  en  passant,  l'emportera  demain. 
Nul  pas  n'a  mesuré  ces  vastes  solitudes, 
Dont  un  sphinx  éternel  garde  le  seuil  poudreux. 
Tandis  qu'au  fond,  dressant  leurs  mornes  attidudes. 
Les  souvenirs  muets  se  regardent  entre  eux. 
Et  cet  écho  charmant,  d'où  tant  de  joie  émane 
Qu'il  fait  rêver  du  ciel  les  peuples  attroupés, 
C'est  ton  grelot  qui  tinte,  ô  sombre  caravane 
Des  désirs  haletants  et  des  espoirs  trompés  !  (i). 

11  emprunte  des  descriptions  à  la  Bible,  à  l'histoire,  à 
l'Orient  surtout,  dont  Plaubert  par  ses  récits  de  voyage  lui 
a  donné  le  goût,  comme  dans  :  «  La  Vierge  de  Sunam  », 
«  La  Colombe  »,  «  Les  Zones  de  l'Ame  »,  a  Clair  de  Lune  », 
Plus  souvent  il  se  contente  d'évoquer  les  riches  paysages 
de  la  Normandie,  qu'il  connaît  mieux  :  «  Puberté  »,  «  Le 
Laboureur  »,  «  Flux  et  Reflux  »,  «  Mars  »,  en  sont  de 
curieux  exemples. 

Enfin,  il  a  de  plus  en  plus  le  souci  du  style.  Il  estime 
que  la  forme,  autant  que  l'idée,  doit  concourir  à  la 
beauté  du  poème.  Autrefois,  il  traduisait  les  rêveries 
de  son  âme  en  une  langue  harmonieuse  sans  doute, 
mais  sans  relief  ni  force.  Il  veut  maintenant  en 
supprimer  toute  langueur  et  en  accroître  la  richesse;  il 


(1)  «  Clair  (le  Lune  »,  Œuvres,  p.  fi. 


—  214  - 

comprend  combien  le  métitv,  dont  il  était  dédaigneux, 
peut  aider  l'inspiration.  Gautier  écrivait  à  la  dernière 
page  des  «  Emaux  et  Camées  »  : 

Sculpte,  lime,  cisèle; 
Que  ton  rêve  flottant 

Se  scelle 
Dans  le  bloc  i-ésistant  (1). 

Bouilhet,   dans   la    pièce   liminaire    des    «   Dernières 
Chansons  )s  proclame  de  même  : 

La  strophe  aux  gracieux  dessins, 

Où  l'œil  en  vain  cherche  une  faute, 

>rest  pas  d'une  valeur  moins  haute 

Que  la  relique  de  nos  Saints. 

Dix  ans  peut-être  on  pleurera 

Quelques  mots  trop  prompts  à  la  course.  .  .  (2) 

Le  vocable  sonore,  l'épithète  ingénieuse,  la  rime  heu- 
reuse n'éclosent  pas  sous  sa  plume  comme  les  fleurs 
hâtives  d'une  de  ses  poésies,  qui  s'épanouissent  sitôt  que 
tinte  «  la  cloche  du  printemps  »,  elles  germent  plutôt 
avec  la  lenteur  de  «  l'Aloès  »  (3).  Mais  par  un  labeur 
patient,  que  révèlent  les  brouillons,  il  sait  donner  à  son 
style  la  force  et  la  concision.  Il  sait  de  plus  lui  garder 
l'élégance  et  la  clarté.  «  Je  viens,  écrit-il  à  Flaubert,  de  lire 
un  article  de  Beaudelaire  sur  Rouvière.  En  parlant  de  la 
littérature,  il  déclare  qu'il  n'aime,  qu'on  ne  doit  trouver 
supérieur  en  poésie  que  les  choses  tordues,  difficiles,  où 
l'on  voit  la  peine.  Voilà  qui  s'appelle  prêcher  pour  son 
saint!  Quel  triste  coco  au  fond  et  quel  prétentieux  person- 
nage !  »  (4) . 


(1)  Edition  Charpentier,  p.  226. 

(2)  «  Imité  dn  Chinois  »,  Œuvres,  p.  308. 

(3)  Œuvres,  p.  331. 

;4)  Inédit,  sans  date,  Lettre  écrite  à  la  lin  de  1859. 


215  - 


[II 


Reste  à  étudier  la  technique  de  Bouilhet.  Flaubert  a  pu 
écrire  justement  : 

«  Sa  forme  est  bien  à  lui,  sans  parti-pris  d'école,  sans 
recherche  de  l'effet,  souple,  véhémente,  pleine  et  imagée, 
musicale  toujours.  La  moindre  de  ses  pièces  a  une  com- 
position. Les  rejets,  les  entrelacements,  les  rimes,  tous  les 
secrets  de  la  métrique,  il  les  possède  »  (1). 


Flaubert  a  raison  :  il  sait  composer.  La  plupart  de  ses 
pièces  sont  nettement  dessinées,  mais  parfois  les  idées, 
même  importantes,  manquent  de  relief.  Ceci  apparaît 
surtout  dans  les  sonnets,  où  plus  justement  se  mesure 
la  valeur  technique  d'un  poète.  La  beauté  parfaite  d'un 
sonnet  dépend  de  la  poésie  du  dernier  vers  :  celui-ci  est 
capital  non  seulement  par  «  la  hardiesse  et  le  bonheur 
de  l'expression  »  (2j,  mais  parce  qu'il  découvre  aux 
yeux  du  lecteur  un  horizon  nouveau,  et  entraîne  l'ima- 
gination dans  un  monde  idéal,  annoncé  par  les  vers 
précédents.  Sans  doute,  dans  les  sonnets  intitulés  «  Le 
sang  des  Géants»,  «Confiance»,  «Gandaule»,  «Le 
Secret  »,  «  A  ma  belle  lectrice  »,  Bouilhet  tente  d'établir 
un  contraste  ingénieux,  mais  l'effet  atteint  rarement  toute 
sa  plénitude  :  l'auteur  ne  saitpas  enfermer  dans  le  vers 


(1)  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  Œuvres,  p.  294. 

(2)  Th.  de  Banville,  «  Felit  traitr  de  la  Poésie»,  p.  202. 


-  216  - 

final  {1),  comme  le  fait  excellemment  de  Hérédia, 
a  beaucoup  de  science  et  beaucoup  de  rêve  »  (2). 
On  retrouve  parfois  la  même  inhabileté  dans  le  détail 
de  la  composition.  Il  lui  arrive  d'abandonner  une  image 
pour  se  saisir  d'une  autre  toute  différente.  Dans  les  vers 
«  A  une  femme  »,  je  relève  en  deux  strophes  voisines, 
très  souvent  citées  dans  les  «  Anthologies  »,  plu- 
sieurs métaphores  n'ayant  entre   elles  aucun  rapport  : 

Ta  lampe  n'a  brûlé  qu'en  empruntant  ma  flamme; 
Gomme  le  grand  Convive  aux  Noces  de  Cana, 
Je  changeais  en  vin  pur  les  fadeurs  de  ton  âme, 
Et  ce  fut  un  festin  dont  plus  d'un  s'étonna. 

Tu  n'as  jamais  été,  dans  tes  jours  les  plus  rares. 
Qu'un  banal  instrument  sous  mon  archet  vainqueur. 
Et,  comme  un  air  qui  sonne  au  bois  creux  des  yuitares. 
J'ai  fait  chanter  mon  rêve  au  vide  de  ton  cœur  (3). 

Passons  condamnation  au  mot  «  vainqueur», appelé  par 
la  rime  ;  supposons  qu'un  «  archet  »  (4)  soit  le  complé- 
ment nécessaire  d'une  «  guitare  »,  il  n'en  reste  pas  moins 
étrange  de  trouver  juxtaposées  et  appliquées  à  la  même 


(1)  Certaines  pièces  même  sont  plus  heureusement  terminées  que  les 
sonnets.  Ainsi,  dans  les  «  Dernières  Chansons  »  : 

Et  mes  éclosions  sont  des  coups  de  tonnerre. 

(«  L'Aloès»,  Œuvres,  p.  331.) 
Sans  respect  du  monde  il  chauffait  sa  main 
Au  raj'onnement  des  apothéoses. 

(«Une  baraque  de  la  Foire  »,  Œuvres,  p.  364.) 

(2)  J.  Lemaitre,  «  Les  Contemporains  »,  II,  p.  56. 

(3)  Œuvres,  p.  34. 

(4)  Bouilhet   hésita-t-il  à   emploj-er   le  mot   technique  «  plectre  »  f 
Gautier  l'a  cependant  employé  dans  «  Emaux  et  Camées  »  : 

Sur  la  lyre  au  plectre  d'ivoire 
Ce  nom  splendide  et  souverain. . . 
Prend  des  résonnances  d'airain. 

(«  Apollonie  »,  p.  10.>). 


—  217  - 

idée  les  trois  images  d'une  «  lampe  »,  d'un  «  festin  »  et 
d'une  «  guitare  ».  Il  faut  toute  la  poésie  du  dernier  vers 
pour  racheter  cette  faute  de  composition  ! 

De  même  dans  «  Clair  de  Lune  »,  Phaebé,  en  soulevant 
«  le  rideau  des  ombres  »,  apparaît  très  «  pâle  ».  Elle 
devient  «  aube  solitaire  »,  «  jour  timide  »,  «  baiser  pur  », 
puis  «  une  sœur  penchée  »,  qui  «  regarde  sa  sœur  dormir  », 
la  terre.  Bientôt  elle  se  transforme  en  «  lueur  »,  «  caresse  », 
«  mystère  »,  «  sourire  étincelant  »,  «  silence  argenté  », 
«  grâce  des  monts  »,  «  douceur  des  horizons  énormes  », 
enfin  en 

Blanc  duvet  de  colombe  au  dos  des  mers  jeté  !  (1). 

Un  critique  du  «  Figaro  »  n'avait  pas  tort  d'écrire  à 
ce  sujet  :  «  Huit  métaphores  en  six  vers  !  Le  vieux  Protée, 
i  dont  c'était  l'état,  fût  mort  essoufflé  à  la  peine  I  «  (2). 

De  fait,  il  est  un  infatigable  chercheur  de  métaphores. 
Quand  il  affirme  qu'il  aime  «  tout  l'univers  », 

Depuis  la  chanson  du  bi-in  d'herbe 
Jusqu'au  dithyrambe  des  mers  {'A), 

il  n'exagère  pas  ;  mais  il  aime  la  nature,  surtout  parce  que 
dans  cette  vision  des  plantes  et  des  paysages  il  trouve 
d'ingénieuses  métaphores.  Il  écrit  : 

Tout  gonflé  de  sèves  inconnues 

Bourgeonnait  dans  mon  cœur  l'arbre  des  passions  (4). 

Parmi  les  champs  de  poésie 
Je  fourrage  sans  mission. . .  (5) 


(1)  Œuvres,  p.  6. 

(2)  Le  «  Figaro  »,  27  Août  1859.  L'article  est  signé  :  «  Jouvin 

(3)  «  Clair  de  lune  »,  Œuvres,  p.  9. 

(4)  «  Mars  »,  Œuvres,  p.  96. 

(5)  «  Soldat  liljre  »,  (Euvres,  p.  814. 


218  — 


Et,  rêvant  les  blés  murs  dans  la  saison  des  glaces, 
Sous  le  premier  soleil  épanouir  mon  cœur  !. . .  (1). 

Il  prolonge  les  métaphores  jusqu'aux  descriptions 
objectives,  que  nous  avons  soulignées.  Le  poète  lui  appa- 
raît un  «  laboureur  de  l'àme  »,  qui  travaille  péniblement 
dans  la  plaine  pendant  toute  la  journée,  et  le  soir  retourne 
vers  son  foyer,  heureux  de  la  tâche  accomplie  : 

Tous  les  petits  enfants  se  pressent,  pour  le  voir. 

Au  seuil  des  fermes  souriantes  : 
Car.  pareils  aux  grands  bœufs  qui  rentrent  à  pas  lourds, 
Les  vers  aux  larges  flancs  font  tinter,  dans  les  cours, 

Leurs  colliers  de  rimes  bruyantes  ('i). 

il  abuse  de  ces  métaphores  pour  un  même  sujet. 
Nous  avons  vu  celles  entassées  dans  «  Clair  de  Lune  »  : 
le  seul  recueil  «  Festons  et  Astragales  »  en  contient 
d'autres  consacrées  à  Phaebé.  Dans  «  Marée  Montante», 
elle  est  un  fantôme  : 

Et  la  lune  sur  mon  visage. 

Doux  fantôme,  glissait  sans  bruit. 

Dans  «  Bucolique  »  (oj,  elle  est  une  «  faucille  »  : 

La  nuit  se  met  en  chemin, 
Moissonneuse  à  la  peau  brune 
Qui,  poTir  faucille,  à  sa  main 
Tient  le  croissant  de  la  lune  (4). 


(Il  «  Mars  »,  Œuvres,  p.  96. 

(2j  ce  Le  Laboureur».  Œu-^Tes,  p.  94. 

(3)  Œuvres,  p.  8U. 

(4)  Œuvres,  p.  77.  Cf.  V.  Hugo,  «  Booz  endormi  »  :  «  Cette  faucille 
d'or  dans  le  champ  des  étoiles  ».  «  Bucolique  »  fut  écrite  en  1855, 
«  Booz  endormi  »  en  1859  :  Bouilhet  a  donc  le  mérite  davoir  trouvé 
cette  image  avant  V.  Hugo. 


-  219  — 

Dans  «  Flux  et  Reflux  »  (1), 

La  lune  sourit  d'aise  à  son  balcon  nacré. 

Aussi  le  «  Crapaud  »  (2),  nouveau  «  Roméo  »,  la  prend 
pour  «  Juliette  »,  et  tente  de  la  charmer  par  une 


longue  et  morne  sérénade 

(Jui  pleui'e  dans  les  nuits  d'été. 

De  plus,  notre  poète  étonne  quelquefois  par  un  arti- 
fice littéraire  :  l'énumération.  Ce  procédé  peut  être  excellent, 
mais  à  condition  que  chaque  membre  de  l'énumération 
découvre  à  l'esprit  une  vision  ou  une  idée  nouvelle.  Tel 
n'est  pas  le  résultat,  semble-t-il,  dans  les  pièces  intitulées  : 
«  Nééra  »,  «  A  M.  Du  Camp  »,  «  A  Pradier  »,  «  Le  Dan- 
seur Bathylle  ».  Dans  cette  dernière,  par  exemple,  le  pro- 
cédé n'est  pas  exempt  de  quelque  monotonie  : 

Elle  aime,  et  ce  n'est  pas  le  chevalier  romain. .  . 

Ce  n'est  pas  le  consul  au  long  manteau  rayé. . . 

Ni  l'édile  aux  dons  magnifiques  ; 

Ni  le  riche  patron,  de  qui  mille  clients. . . 

Ce  n'est  point  le  soldat  bruni  par  le  soleil. . . 

Ni  le  poète  grec  aux  vers  ingénieux. . . 

Ni  l'esclave  gaulois,  prince  par  ses  a'ieux  (3). 

Il  emploie  aussi  volontiers  l'antithèse.  Quelquefois  le 
poème  entier  n'est  qu'une  antithèse  habilement  développée 
jusqu'à  la  fin,  comme  dans  «  Le  Nid  et  le  Cadran  »,  «  Ber- 
ceuse philosophique  »,  «  Ceux  qui  viennent  »,  «  La  Fille 


(1)  Œuvres,  p.  26. 

(2)  Œuvres,  p.  81. 

(3)  Œuvres,  p.  58. 


-  *220  - 

du   Fossoyeur  ».  Le  plus  souvent  elle   se  condense  en 
deux  ou  trois  vers  : 

Vous  grandirez,  vous  grandirez 

De  décadence  en  décadence  (1). 
Il  lançait,  lui  pauvre  et  transi  dans  l'âme, 
Un  regard  farouche  aux  pantins  du  drame 
Qui  reluisaient  d'or  et  n'avaient  pas  froid  (2). 


Ces  figures  de  Rhétorique  sont  toujours  exprimées  en 
une  langue  classique,  élégante  et  sonore  :  notre  poète  est 
devenu 

Le  Mailierhe  qui  pèse  et  qui  gratte  des  mots  (i^). 

Il  semble  d"abord  qu'il  ne  vise  pas  à  l'effet.  Dans  les 
pièces  romaines  et  grecques  il  s'interdit  les  vocables  de  la 
langue  d'Homère,  dont  Leconle  de  Liste  usait  alors  sans 
discrétion.  Il  redoute,  en  écrivant  u  L'Amour  Noir  », 
dètre  entraîné  par  les  dénominations  réellement  grecques, 
«  Aphrodite,  Eros...  Ares,  Zeus,  Ephaïstos,  et  autres 
poses  érudites  »,  qui  ennuient  le  lecteur  en  donnant  à 
l'auteur  «  desattitudes  savantes  et  rébarbatives».  «Science 
facile  dans  tous  les  cas,  ajoute-t-il.  Je  n'ai  jamais  été  fou 
de  cela  dans  Leconte  de  Lisle,  et  on  passerait  pour  l'imiter, 
ce  qui  est  fort  inutile.  Avec  Mars,  Vulcain,  Vénus  à 
l'occasion,  l'idée  est  plus  claire  pour  tous  et  le  vers  moins 
alourdi   »  (4).    On    relève  seulement  dans    son    œuvre 


(1)  «  Berceuse  philosophique  »,  Œuvres,  p.  390. 

(2)  «  Une  Baraque  de  la  Foire  »,  Œuvres,  p.  364. 

(3)  «  A  Mathurin  Régnier  »,  Œuvres,  p.  74. 

(4)  Inédit  (sans  date). 


—  221  - 

quelques  traces  des  idiomes  grec,  latin  ou  chinois  : 
kronos,  podium,  strophium,  sanie,  laniste  ;  Ing-wha, 
Paï-lui-chi,  tung-wang-fung. 

Il  a  le  respect  de  la  tradition,  mais  il  manque  de  variété. 
Il  abuse  des  mêmes  adjectifs  :  «  solitaire  »,  «  sombre  », 
«  éternel  »,  «  pâle  ».  Le  mot  «  vermeil  »  revient  sans  cesse 
dans  les  cinquante  premières  pages  de  «  Festons  et 
Astragales  »  : 

Les  saisons,  dépouillant  les  campagnes  vermeilles  (p.  IG). 
Sans  réveiller  la  biche  ou  le  faisan  vermeil  (p.  23). 
Là-bas,  sur  les  vallons,  flotte  un  réseau  vermeil  (p.  24) 

Et  son  brodequin  vermeil  (p.  27) 
Un  front  plus  que  tout  autre  était  pur  et  vermeil  (p.  38) 
Au  fond  des  bois,  un  lac  au  flot  vermeil  (p.  42) 
A  raconter,  le  soir,  près  du  foyer  vermeil  (p.  48) 

Sans  doute,  telle  peut  être  la  couleur  des  campagnes,  du 
faisan,  d'un  brodequin,  des  flots,  d'un  front  d'enfant,  mais 
il  faut  reconnaître  que  l'épithète,  appelée  par  la  rime, 
apparaît  trop  souvent. 

Il  n'a  pas  un  vocabulaire  varié  :  il  a  su  cependant  à 
l'aide  de  mots  évocateurs,  aux  syllabes  sonores,  à  l'aide 
de  noms  propres  surtout  former  des  vers  plastiques  et 
musicaux,  qui  pourraient  être  de  Leconte  deLisle,  et  qui, 
sitôt  entendus,  s'impriment  dans  la  mémoire  : 

La  brune  Abi?aïg,  la  vierge  de  Sunam. . .    (p.  3U) 
Devers  Gypre,  à  Paphos,  il  dirige  son  vol. . .  (p.  356) 
JJu  Teutatès  de  Gaule  au  Bhagavat  d'Asie. . .  (p.  32) 
Bel  ange  aux  rameau.v  verts,nympheau  cothurne  d'or... (p. 40) 

ou  dans  la  description  de  l'Orient  : 

Les  gypaètes  blancs  se  bercent  dans  les  airs. . .  (p.  29) 
Le  sable,  au  plein  midi,  fume  dans  les  espaces. . .  (p.  29) 
Le  Nil  est  large  et  plat  comuie  un  miroir  d'acier  (p.  28) 


On  ne  saurait  mieux  évoquer,  avec  peu  de  mots,  tout 
un  paysage  exotique. 

C'est  dans  l'Alexandrin  que  Bouilhet  déroule  le  plus 
volontiers  ces  théories  de  mots  sonores.  Non  seulement 
les  grands  poèmes  «  Melaenis»,  «  Les  Fossiles»,  «l'Amour 
noir  »  sont  en  vers  de  douze  pieds,  mais  la  moitié  des 
l)ièces  contenues  dans  «  Festons  et  Astragales  »  et  «  Der- 
nières Chansons  »  sont  écrites  sur  ce  mode  :  nul  autre 
rj'thme  ne  convenait  mieux  aux  descriptions,  aux  restitu- 
tions du  passé,  aux  théories  philosophiques,  aux  explo- 
sions du  pessimisme.  Assemblés  d'ailleurs  en  stances  de 
six  vers,  comme  dans  Melaenis,  ou  en  quatrains  comme 
dans  «  Printemps  »,  «Flux  et  Reflux  »,  «  Kuchiuk-Ha- 
nem  »,  «  La  Vierge  de  Sunam  »,  «  A  Maxime  Du  Camp  », 
«  A  Pradier  »,  «  Sur  un  Bacchus  de  Lydie  »,  «  Vesper  » 
«  Tou-Tsong  »,  ces  Alexandrins  offrent  une  forme  encore 
plus  ferme  et  plus  précise. 

Après  1860,  il  use  du  vers  de  dix  pieds,  dédaigné  par  lui 
jusqu'alors,  aussi  fréquemment  que  de  l'Alexandrin  : 
dans  «  Intérieur  »,  «  Jour  sans  soleil  »,  «  Les  Ghevriers  », 
«  L'Oiseleur  »,  «  Une  Baraque  de  la  Foire  »,  «  Double 
incendie  »,  «  Dernière  Nuit  »,  «  Sombre  Eglogue  »,  il  en  a 
tiré  d'heureux  effets.  Il  a  su  même  dans  ces  deux  dernières 
pièces,  en  brisant  par  la  césure  le  rythme  du  vers  après 
le  quatrième  pied,  traduire  avec  originalité  la  douleur  de 
son  âme  meurtrie. 

Les  vers  de  huit  pieds  sont  également  employés  par  lui 
dans  «  LaTerre  et  les  Etoiles  »,  «  La  Plainte  d'une  Momie  », 
«  A  M.  Clogenson  »,  «  Démolitions  »,  «  Le  Barbier  de 
Pékin  »,  «  Le  Crapaud  »,  «  le  Bois  qui  pleure  »,  «  Berceuse 


—  228  — 

philosophique  ».  Mais  alors  qu'il  se  sert  du  vers  octo- 
syllabique  pour  s'apitoyer,  il  emprunte  oénéralement  le 
vers  de  sept  pieds  «  quand  il  raille  «  ;  sa  pensée  «  sur  ce 
nombre  impair  prend  un  air  sautillant  et  moqueur  »  (1)  : 
«  Chanson  d'Amour»,  «  Le  Poète  aux  Etoiles  »,  «  Gelida», 
«  Première  Ride  »,  en  sont  des  exemples  probants. 

Une  seule  fois,  dans  la  «  Chanson  des  Brises  »,  il  inter- 
calle  des  vers  de  deux  et  trois  syllabes.  Encore  faut-il 
remarquer  qu'ils  sont  écrits  «  pour  une  féerie  »  ;  il  y  a  là 
un  délassement  de  poète,  rien  de  plus. 


En  son  temps  la  règle  de  la  rime  riche  était  imposée 
comme  un  minimum,  grâce  aux  efforts  de  Th.  de  Banville 
et  des  Parnassiens.  Bouilhet  ne  la  suivit  que  de  loin  : 
il  n'est  pas  un  puriste  de  la  rime. 

Dans  les  cent  premiers  vers  des  Fossiles,  contre  cin- 
quante-six rimes  faibles  ou  médiocres,  sans  consonne 
d'appui,  je  relève  seulement  trente-huit  rimes  riches 
pourvues  de  la  consonne  d'appui.  Rarement  il  dépasse  le 
minimum  de  la  rime  riche  :  je  ne  trouve,  dans  le  passage 
étudié,  qu'un  seul  exemple  de  vers  rimant  par  deux  syl- 
labes, voyelles  et  consonnes  :  sable  amer-la  mer  (p.  118); 
et  deux  exemples  de  vers  rimant  par  les  deux  dernières 
voyelles  prononcées  :  dépouillé-rouillé  (p.  115),  attitudes- 
solitudes  (p.  118). 

D'autres  négligences  apparaissent.  Il  n'hésite  pas  à 
marier  :  une  longue  et  une  brève  :  âge-sauvage  (p.  303), 
infâme-flamme  (p.  33),  chasse-grâce  (p.  33),  âme-flamme 
(p.  34),  fantômes-hommes  (p.  174),  grâce-parnasse  (p.  210)  ; 


(1)  E.  Frère,  «  Louis  Bouilhet  »,  p.  210. 

16 


—  224  — 

—  les  mêmes  mots:  soleil-vermeil  (p.  24,  27,  42,  48,  55,  59, 
88,  91,  93,  95,  120,  125,  132,  142,  150,  214,  240,  255,  258, 
270,  285,  343,  357,  361,  389,  403),  sommeil-vermeil,  soli- 
taire-terre,  ombre-sombre,  encor-d'or,   monde-profonde  ; 

—  des  rimes  réduites  à  n'être  plus  qu'une  simple  assonance  : 
douleur-cœur  (p.  26),  Zeuxis-assis  (p.  52),  et  dix-vous  le 
dis  (p.  lOO),  Gos-turbots  (p.  260);  — des  vocables  de  même 
nature,  adjectifs  ou  substantifs  :  monde-onde  (p.  23), 
herbes-gerbes  (p.  22),  timide-humide  (p.  39),  agiles- 
mobiles  (p. 42),  aride-splendide  (p.  46)  (1)  ;  —un  simple  et 
un  composé  :  fard-blafard  (p.  159),  vers-divers  (p.  172), 
porte-importe  (p.  171). 

La  négligence  s'accuse  non  seulement  dans  les  rimes, 
mais  dans  les  inversions.  Théodore  de  Banville  réduisait, 
dans  son  «  Traité  de  Versification  »,  le  Chapitre  «  de  l'In- 
version »  à  cette  prohibition  catégorique  :  «  Il  n'en  faut 
jamais  !  »  Ce  n'est  pas  de  gaieté  de  cœur,  semble-t-il,  que 
Bouilhet  a  enfreint  la  défense  :  la  rime  souvent  l'y 
contraignit.  Toutefois  ces  fautes  ne  sont  pas  nombreuses, 
elles  ne  se  rencontrent  que  dans  «  Melaenis  »,  les  «  Fos- 
siles »  et  les  poésies  plus  anciennes  ;  et  comme  il  a  su 
leur  éviter  une  trop  grande  gaucherie,  il  se  les  fait 
facilement  pardonner  : 

Hymnes,  qui  du  grand  ciel  savez  faire  le  tour  (p.  10). 
La  Muse  maintenant,  de  sa  douleur  voilée  (p.  50). 
Du  maître  inassouvi  ne  craignent  plus  la  faim  (p.  142). 
Des  éléments  jaloux  la  colère  s'endort  (p.  H'I). 
Que  de  polir  des  mots  le  tour  ingénieux  (p.  151). 
La  lune  des  sentiers  argenté  les  gazons  (p.  320). 


(1)  Les  cent  premiers  vers  des  «  Fossiles  »  contiennent  trente  rimes 
de  même  nature,  et  les  cent  premiers  vers  de  «  l'Amour  Noir  »  dix-neuf. 


-  225  — 

Par  contre,  il  use  avec  habileté  de  reiijamijement.  Il 
rompt,  par  exemple,  la  monotonie  des  Alexandrins  pour 
traduire  dans  le  rythme  du  vers  le  désordre  d'une  scène 
de  sauvagerie  : 

Un  esclave  tomba,  les  yeux  sanglants,  la  tête 
Ouverte.  Marcius  bondissait  furieux, 
Frappant  de  droite  à  gauche,  et  parcourant  les  lieux 
Au  hasard.  La  déroute,  en  somme,  fut  complète  (p.  186). 

Il  obtient  aussi  des  effets  très  heureux  par  les  répé- 
titions. Tantôt  elles  portent  sur  les  mots,  donnant  ainsi 
du  relief  à  l'idée  : 

Gloire  à  Dieu  !  Gloire  à  Dieu  !  Je  suis  le  roi  du  monde  (p.  1')). 
Lève-toi  !  Lève-toi  !  Le  printemps  vient  de  naître  (p.  24). 
C'était  vous  !  C'était  vous  !  0  ma  Muse  ingénue  (p.  40). 

Tantôt  il  répète  la  même  strophe  au  début  et  à  la  fin  du 
morceau  : 

Pourquoi  pleurer,  ma  petite. 
Lorsque  le  jour  est  fini  ? 
Fais  silence  !  et  dors  bien  vite, 
Comme  un  oiseau  dans  son  nid  (p.  19). 

Ailleurs,  il  rappelle  le  refrain  après  chaque  quatrain  : 
le  «  cri  »,  par  exemple,  du  «  marchand  de  mouron  »  dans 
la  rue  : 

Mouron,  mouron 

Qui  veut  (lu  mouron  !  (p.  79) 

ou  ces  vers  monosyllabiques  qui,  dans  le  «Lied  Normand  », 
construits  avec  les  débris  d'une  vieille  chanson  cauchoise, 
devaient  être  repris  à  pleine  gorge  par  les  buveurs  : 

Eh  !  bon,  bon,  bon  !  Qu'on  me  verse  eneor, 
Le  vin  c'est  du  sang,  le  cidre  de  l'or!  (p.  3G7). 


—  226  — 

Il  établit  un  parallélisme  curieux  en  répétant  au  début 
de  chaque  quatrain  le  même  hémistiche  : 

Il  te  faut  lacchus,  pour  que  ton  cœur  s'allume. . . 

Il  te  faut,  lacchus   les  cortèges  superbes. . . 

Il  te  faut,  lacchus,  les  hurlements  nocturnes. . .  (p.  54) 

ou  en  reproduisant  dans  des  strophes  de  neuf  vers  les 
premiers  mots  du  premier  et  du  cinquième  : 

Savez-vous  pas  quelque  douce  retraite  ?. . . 
Oh  !  je  voudrais  loin  de  nos  vieilles  villes. . . 

Savez-vous  pas  sur  les  plages  lointaines  ?. . . 
Oh  !  je  voudrais  seul  avec  ma  pensée. . . 

Savez-vous  pas  loin  de  la  terre  froide  ?. . . 

Oh  !  je  voudrais  une  planète  blonde. . .  (p.  43) 

Il  répète  une  exclamation  au  début  ou  au  milieu  du 
vers.  Dans  ceux-ci  ne  rappelle-t-il  pas  assez  exactement 
la  cadence,  «  La  Chanson  des  rames  »  frappant  l'eau  ? 

Bois  chenus,  ah  !  vent  d'automne  ! 
L'oiseau  fuit,  ah  !  l'herbe  est  jaune  ! 
Le  soleil  !  ah  !  s'est  pâli  ! 
J'ai  le  cœur  !  ah  !  bien  rempli  ! 

Sous  ma  nef,  ah  !  l'eau  moutonne, 

Et  répond,  ah  !  monotone, 

A  mon  chant,  ah  !  si  joli  !  (p.  392). 

Même  sans  recourir  à  ce  parallélisme,  il  obtient  par  la 
répétition  d'un  membre  de  phrase,  un  effet  très  heureux  : 

Le  père  s'est  assis  dans  la  salle  déserte. 
Tandis  qu'à  l'àtre  éteint  fume  un  maigre  tison  : 
Le  père  s'est  assis  les  coudes  sur  la  table,  (p.  21) 

Oh  !  pauvres  maisons  éventrées 

Par  le  marteau  du  niveleur, 

Pauvres  masures  délabrées, 

Pauvres  nids  qu'à  pris  l'oiseleur  !  (p.  106) 


-  227  - 

Pi-ès  du  catafalque  en  drap  noir 

Jauni  par  les  lueurs  de  cierge, 

Un  vieux,  bedeau  me  fit  asseoir, 

Un  vieux  bedeau  vêtu  de  s&rge.  (p.  370) 

Tous  ces  poèmes  sont  d'un  technicien  éprouvé.  Il  semble 
que  le  mot  de  Flaubert  soit  juste  :  «  Les  rejets,  les  entre- 
lacements, les  rimes,  tous  les  secrets  de  la  métrique,  il 
les  possède. . .  Il  s'enivrait  du  rythme  des  vers  ». 


GHAPlTRli:  XII 


Les  Influences  littéraires 

I.  —  Flaubert  et  Bouilhet 

—  Les  Modèles  poétiques  :  V.  Hugo,  Gautier, 
Leconte  de  Lisle.  —  Les  Poètes  Chinois. 

—  Un    Héritier    de    Bouilhet   :    José    Maria 

DE    HÉRÉDIA. 


I 

Si  la  ressemblance  physique  de  Bouilhet  et  de  Flaubert 
était  tellement  manifeste,  que  plusieurs  les  crurent  frères, 
leur  parenté  intellectuelle  et  morale  —  cette  étude  l'a 
prouvé  -  n'est  pas  moins  évidente.  II  importe  de  préciser 
à  quel  point  par  les  conseils  de  leur  amitié,  par  la  com- 
munauté de  leurs  principes  littéraires,  et  même  par  une 
tendance  quasi  inconsciente  à  se  modeler  l'un  sur  l'autre, 
il  y  eut  influence  réciproque  du  poète  sur  le  romancier  et 
du  romancier  sur  le  poète. 


Un  écrivain  de  talent  secondaire  peut  exercer  sur  son 
temps  une  action  réelle,  préparer  même  la  voie  aux  plus 
grands  :  est-il  vrai  que  Bouilhet  ait  eu  dans  la  formation 
artistique  de  Flaubert  une  action  décisive  ? 

A  la  mort  du  poète,  son  ami  le  proclama  hautement  : 
«C'est pour  moi  une  perte  irréparable,  écrira-t-il  à  Maxime 


-  229  — 

Du  Camp,  j'ai  enterré  hier  ma  conscience  liltéraire,  mon 
cerveau  et  ma  boussole  »  (1).  —  «  En  perdant  mon  pauvre 
Bouilhet,  dira-t-il  à  G.  Sand,  j'ai  perdu  mon  accoucheur 
littéraire,  celui  qui  voyait  dans  ma  pensée  plus  clairement 
que  raoi-même.  Sa  mort  m'a  laissé  un  vide  dont  je  m'aper- 
çois chaque  jour  davantage  »  (2).  A  l'entendre,  son  deuil 
et  son  admiration  traduisent  bien  imparfaitement  sa  recon- 
naissance pour  les  conseils  patients  et  féconds  que  le 
poète,  pendant  vingt  ans,  n'a  cessé  de  lui  prodiguer. 

Le  témoignage  de  Maxime  Du  Camp,  qui  vécut  dans 
l'intimité  des  deux  écrivains,  permet  d'atïirmer  mieux 
encore  cette  action  profonde  de  notre  auteur  sur  le  roman- 
cier :  «  A  les  voir  ensemble,  lisait-on  en  1882  dans  les 
«  Souvenirs  Littéraires  »,  à  voir  Flaubert  criant  haut,  s'im- 
patientant,  rejetant  toute  observation  et  bondissant  sous 
la  contradiction  ;  à  voir  Bouilhet  très  doux,  assez  humble 
d'apparence,  ironique,  répondant  aux  objurgations  par 
une  plaisanterie,  on  aurait  pu  croire  que  Flaubert  était  un 
tyran  et  Bouilhet  un  vaincu.  Il  n'en  était  rien  :  c'est 
Bouilhet  qui  était  le  maître,  en  matière  de  lettres  du 
moins,  et  c'est  Flaubert  qui  obéissait  »  (3).  Du  Camp 
insinuait  en  quoi  l'action  de  Bouilhet  fut  bienfaisante  : 
quand  le  prosateur  était  emporté  par  les  outrances  roman- 
tiques, le  poète  lui  conseillait  le  calme,  la  raison,  la 
mesure  :  «  Il  savait  que  si  la  fantaisie  est  l'élément  le  plus 
fécond  pour  la  poésie,  on  ne  peut  l'admettre  qu'avec  une 
extrême  réserve  dans  le  roman,  dont  la  contexture  doit 
toujours  se  rapprocher  de  celle  de  l'histoire,  puisque  le 


(1)  «  Souvenirs  Littéraires  »,  II,  p.  130. 

(2)  Correspondance,  IV,  p.  11. 

(3)  «  Souvenirs  Littéraires  ».  T,  p.  2iiô. 


-  230  — 

récit  des  faits  imaginaires  est  destiné  à  produire  Tillusion 
ou  l'impression  de  la  réalité  »  (1). 

Depuis  lors,  les  biographes  de  Bouilhet  ont  fait  appel  à 
ces  témoignages  et  une  sorte  de  légende  s'est  formée  :  le 
poète  devint  TEminence  Grise  qui,  sa  vie  durant,  surveilla 
l'œuvre  du  prosateur,  la  dirigea  et  l'amena  à  son  point  de 
perfection.  D'après  M.  Angot,  c'est  à  lui  que  Flaubert  doit 
«  l'harmonie  des  proportions  »,  «  l'unité  du  ton  »,  «  la 
précision  du  style  »(2).  M.  Frère  affirme  que  «  les  services 
rendus  à  Flaubert  par  Bouilhet  sont  immenses  »,  car  le 
poète  fut  «  la  conscience  et  peut-être  la  moitié  de  son 
génie  »  (3).  Pour  M.  Descharmes,  il  «  contrebalançait  à 
merveille  les  emportements  de  Flaubert,  sur  qui  il  eut  une 
«  action  prépondérante  »  (4).  Et  l'on  ne  manque  pas 
d'illustrer  ces  affirmations  par  des  exemples  nombreux  : 
il  trouva  l'idée  première  de  «  Madame  Bovary  ))  ;  l'œuvre 
écrite,  il  en  fit  éliminer  les  développements  inutiles;  il 
aida  son  ami  dans  les  corrections  de  Salammbô  (5),  tra- 
vailla au  plan  de  l'Education  Sentimentale  (6),  et  avec 
l'aide  de  Du  Camp,  obtint  une  nouvelle  rédaction  de  la 
«  Tentation  de  Saint-Antoine  »  (7). 

Remarquons  d'abord  que  les  témoignages  fournis  par 
la  Correspondance  du  poète  à  Flaubert,  sauf  pour  quelques 
détails,  sont  très  imprécis.  Si  cette  influence  s'est  réelle- 


(1)  «  Souvenirs  Littéraires  »,  II,  p.  140. 

(2)  «  Louis  Bouilhet  »,  p.  142. 

(3)  Op.  cit.,  p.  293. 

(4)  «  Flaubert,  sa  vie,  son  caractère  et  ses  idées  avant  1857»,  p.  436- 
(ô)  Cf.  0  Lettres  à  sa  mère  Caroline  »,  p.  14  (4  déc.  1861),  p.  23  (mai 

186-21,  p.  25  (4  sept.  1862). 

i6)  Cf.  Lettres  à  sa  mère  Caroline,  p.  .53  (5  mai  1864),  p.  79  (14  mai 
1866). 

(7)  «  Souvenirs  Littéraires»,  II,  p.  10. 


—  231  - 

ment  exercée,  là  cependant  nous  devrions  en  entendre 
l'écho.  Or,  ce  ne  sont  le  plus  souvent,  du  poète  au  pro- 
sateur, que  des  encouragements,  des  appels  vigoureux 
pour  ranimer  la  conviction  chancelante  :  «  Je  suis  certain 
que  ton  affaire  va  marcher,  écrit  Bouilhet  :  tu  as  tort 
d'avoir  des  doutes  sur  le  fond  du  roman.  Je  t'assure  que 
c'est  très  bon.  Ce  qu'il  faut  surveiller,  c'est  l'intérêt  des 
détails,  au  plus  bas  sens  du  mot,  et,  certes,  les  détails  de 
ton  livre  sont  déjà  et  doivent  être  de  plus  en  plus  amu- 
sants :  làche-toi  carrément  dans  le  bal,  nous  retranche- 
rons bien  plus  tard  s'il  y  a  lieu  »  (1).  —  «  Tu  marches 
sur  un  bon  et  solide  terrain. . .  J'ai  été  ébloui  de  tes  der- 
niers chapitres.  Ne  lâche  pas  la  veine,  ne  suspends  pas  le 
mouvement  «  (2).  Ou  ceci  au  moment  de  la  publication  de 
«  Madame  Bovary  »  :  «  Gomment  peux-tu  penser  que  les 
détails  sur  ce  que  tu  éprouves  me  fatiguent  ou  me  soient 
indifférents.  Si  je  suis  le  seul  mortel  à  qui  tu  te  confies, 
j'en  suis  fier,  veuille  bien  le  croire;  écris-moi  donc  tout  ce 
qui  te  passe  par  la  tête.  Tu  as  tort  de  regretter  la  publi- 
cation que  tu  vas  faire  :  tu  ne  pouvais  pas  rester  éternelle- 
ment dans  la  solitude.  On  a  beau  dire  :  le  public,  tout  bête 
qu'il  est,  nous  avertit  toujours  un  peu,  sans  qu'il  s'en 
doute,  et  je  crois  que  l'on  grandit  dans  cette  lutte-là  »  (3). 
Souvent  Bouilhet  ne  fait  que  le  «  renfoncer  »  dans  une 
idée.  Il  le  félicite,  par  exemple,  «  d'avoir  consenti  à  rame- 
ner le  livre  à  des  proportions  plus  régulières  ».  —  «  Tu 
sais  fort  bien,  ajoute-t-il,  ce  que  je  pense  de  ces  choses-là. 
Ce   n'est  pas   dans   la  finesse   d'un   plan   que    l'homme 


(1)  Inédit, 

(2)  Inédit. 
(o)  Inédit. 


-  232  - 

s'éprouve,  mais  c'est  le  plan  qui,  pour  la  foule,  pour  le 
public  même  intelligent  fait  l'intérêt  de  la  narration.  Le 
style,  qui  est  bien  la  première  chose,  ne  s'adresse  qu'à 
dix  hommes  par  siècle,  et  encore  !  C'est  faire  la  part 
belle  !  »  (1).  En  cette  question  du  style,  le  poète  était  siir 
d'être  écouté  par  son  maître  à  qui  il  rappelait  ses  théo- 
ries intransigeantes  :  ni  cet  exemple,  ni  les  précédents  ne 
peuvent  être  invoqués  comme  pensée  d'une  action  pro- 
fonde et  précise  de  Bouilhet  sur  Flaubert. 

Bien  plus,  Flaubert  en  certains  cas  repoussa  nettement 
les  conseils  de  Bouilhet.  Il  choisit  par  exemple,  malgré  le 
poète,  le  sujet  de  Salammbô  :  «  C'est  d'une  difficulté  qui 
m'épouvante,  lui  objectait  celui-ci,  et  j'ai  été  surpris,  tout 
d'abord,  de  te  voir  te  jeter  de  gaîté  de  cœur  dans  un  sujet 
aussi  scabreux,  voilà  tout.  Maintenant,  ce  qui  a  bien  moins 
d'importance,  ce  qui  n'en  a  pas  même  l'ombre  vis  à  vis  de 
l'art,  c'est  à  mon  avis  l'inopportunité  de  ce  livre,  dans  la 
crise  de  réputation  où  tu  es.  Je  peux  me  tromper,  mais  je 
crois  qu'il  était  plus  malin,  quoique  tu  en  dises,  de  faire 
encore  une  fois  des  choses  d'observation,  quitte  à  n'y  plus 
revenir  dans  la  suite.  A  mérite  égal,  ce  livre  ne  fera 
jamais  le  bruit  de  l'autre,  à  cause  du  sujet  même,  et  je 
voulais  que  tu  tirasses  deux  coups  de  canon  de  suite,  à 
boulets  rouges  »  (2).  Ce  désir,  comme  beaucoup  d'autres, 
ne  fut  pas  réalisé  :  il  ne  semble  pas  que  Bouilhet  ait  tou- 
jours été  «  le  maître  »  et  Flaubert  le  disciple  obéissant 
que  crut  remarquer  Maxime  Du  Camp. 

Il  reste  vrai  que  le  poète  aida  son  ami  pour  maints 
détails.  Il   donna    des   renseignements    médicaux  pour 


(1)  Inédit.  (Enghien,  31  mai  1856). 

(2)  Inédit. 


i 


-  233  — 

«  Madame  Bovary  »  (1)  et  suggéra  des  observations  psy- 
chologiques ;  de  même,  les  volumes  achevés,  il  examina 
la  structure  de  chaque  phrase,  la  valeur  de  chaque  vocable 
et  détermina  l'auteur  à  émonder  de  quelques  rares  épi thètes 
une  prose  déjà  portée  à  son  dernier  point  de  perfection  :  il 
délivra  le  «  bon  à  tirer  ».  On  ne  peut,  semble-t-il,  en  con- 
clure à  une  direction  littéraire  générale  :  jamais  Flaubert 
ne  fut  «  susceptible  de  recevoir  une  influence  ».  «  Tout  au 
plus,  pourrait-on  dire  qu'un  ami  que  fréquenta  Flaubert  le 
confirma  dans  son  caractère  quand  il  a  un  caractère  ana- 
logue à  celui  de  Flaubert  et  le  renfonce  dans  son  caractère, 
quand  il  est  d'une  humeur  autre  que  celle  de  Flaubert  »  (2). 
Si  le  romancier  pleura  amèrement  la  mort  du  poète,  s'il 
se  demanda  souvent  «  A  quoi  bon  écrire  maintenant  puis- 
qu'il n'est  plus  là?  »  (3j,  c'est  qu'il  perdait,  non  sa  «  cons- 
cience littéraire  »,  mais  un  auditeur  intelligent.  Tout  en 
exigeant  quelques  modifications  de  détails  dans  l'œuvre 
terminée,  le  poète  admirait  le  plus  souvent,  et  cette  admi- 
ration était  l'encouragement  par  excellence  aux  yeux  de 
Flaubert,  qui  plaçait  très  haut  la  culture  littéraire  et  le 
sens  critique  de  son  ami. 


Plus  réelle  et  plus  générale  fut  l'action  de  Flaubert  sur 
Bouilhet.  S'ils  furent  «  l'Oreste  et  le  Pylade  de  l'enthou- 
siasme littéraire  »  et  passèrent  leur  vie  «  à  s'exciter 
mutuellement,  à  se  congestionnei-  sur  la  chose  écrite  »  (4), 
il  semble  que  les  actions  exercées  ne  furent  pas  égales,  et 


(1)  «  Madame  Bovary  »,  éditiou  (>onard,  p.  491. 

(2)  E.  Faguet.  Journal  des  Débats,  15  août  1909. 

(3)  Coït.  III.  p.  393. 

(4)  -I.  Lemaitre,  «  Impressions  de  thi'àtre  »,  7°  Série,  p.  106. 


-  234  — 

que  dans  ce  commerce  littéraire,  il  y  eut  un  bénéficiaire, 
Bûuilhet.  Grâce  au  romancier,  le  poète  modifia  son 
esthétique  et  évolua  vers  la  poésie  plastique.  Aux 
heures  de  découragement,  en  1855  et  en  1856  surtout,  il 
fut  rappelé  à  la  conscience  de  sa  «  valeur  »  par  cet  ami 
zélé  qui  savait  exalter  son  orgueil.  Si  malgré  sa  pauvreté 
et  les  objurgations  de  sa  famille  il  resta  fidèle,  sa  vie 
durant,  au  culte  de  l'Art;  s'il  garda  dans  un  «  éperdu 
effort  »,  c(  son  âme  fort  au-dessus  de  son  talent  «  (1),  il  en 
fut  redevable  à  l'amitié  autoritaire  de  Flaubert.  Peut-être 
sans  ce  patron  intelligent  eût-il  glissé,  au  théâtre  surtout, 
vers  un  art  plus  facile,  où  sa  fantaisie  et  son  esprit  lui 
auraient  assuré  le  succès  et  la  fortune  :  à  coup  sûr  il  ne 
fut  pas  devenu  l'artiste  patient  et  délicat  que  nous  avons 
trouvé  en  maintes  pages  de  son  œuvre. 

Cette  fraternité  littéraire  de  Flaubert  et  de  Bouilhet, 
fondée  sur  une  conception  très  élevée  de  leur  art,  où  ils 
voyaient  la  manifestation  la  plus  haute  de  l'activité  intel- 
lectuelle, ne  manqua  pas,  il  faut  le  reconnaître,  de  noblesse 
et  de  générosité  (2).  Le  «  géant  »  a  eu  soin,  d'ailleurs,  de 
la  donner  en  exemple  aux  poètes,  aux  écrivains  de  l'ave- 
nir dans  une  page  écrite  en  mémoire  de  son  ami,  où 
transparaissent  son  émotion  et  sa  sincérité  :  «  Y  a-t-il 
quelque  part,  dit-il,  deux  jeunes  gens  qui  passent  leurs 


(1)  J.  Lemaitre,  «  Impressions  de  théâtre  »,  7»  Série,  p.  106. 

(2)  Tel  n'est  pas  le  sentiment  de  M.  Pierre  Vé^er  :  «  Pauvre  Flaubert, 
écrit-il,  qui  eut  en  guise  d'ami  Louis  Bouilhet.  en  guise  d'amie  Louise 
Colet  !  Son  intime,  ce  piètre  élève  de  Dumas  père  !  L'admit-il  pour  que 
nulle  crainte  d'égalité  ne  troublât  leurs  relations  ?  Il  lui  lit  l'aumône 
d'un  second  plan  dans  sa  notoriété.  Les  maîtres  traînent  à  travers  les 
siècles  une  suite  de  comparses  qui  encombrent  la  Littérature  :  rien 
d'odieux  comme  le  pyladisrae  envahissant  de  ces  gens-là  qui  nécessitera 
bientôt  une  chambre  de  justice  des  réputations  ». 

(Revue  Blanche.  25  avril  1892). 


—  235  - 

dimanches  à  lire  ensemble  les  poètes,  à  se  communiquer 
ce  qu'ils  ont  fait,  les  plans  des  ouvrages  qu'ils  voudraient 
écrire,  les  comparaisons  qui  leur  sont  venues,  une  phrase, 
un  mot,  et  bien  que  dédaigneux  du  reste,  cachant  cette 
passion  avec  une  pudeur  de  vierge?  Je  leur  donne  un 
conseil.  Allez  côte  à  côte  dans  les  bois  en  déclamant  des 
vers. . .  Alors,  quoiqu'il  advienne,  vous  verrez  les  misères 
de  vos  rivaux  sans  indignation  et  leur  gloire  sans  envie, 
car  le  moins  favorisé  se  consolera  par  le  succès  du  plus 
heureux. . .  Puis,  quand  l'un  sera  mort,  —  car  la  vie  était 
trop  belle,  —  que  l'autre  garde  précieusement  sa  mémoire 
pour  lui  faire  un  rempart  contre  les  bassesses,  un  recours 
contre  les  défaillances,  ou  plutôt  comme  un  oratoire  domes- 
tique, où  il  ira  murmurer  ses  chagrins  et  détendre  son 
cœur. . .  »  (1). 

Autant  par  cette  amitié  peut-être  que  par  sa  valeur 
poétique,  qui  cependant  n'est  pas  négligeable,  notre  auteur 
vivra  dans  l'histoire  de  la  littérature.  Les  lecteurs  de 
Flaubert,  de  sa  correspondance  surtout,  seront  curieux  de 
Bouilhet,  et  désormais  les  deux  écrivains  seront  rap- 
prochés l'un  bénéficiant  de  la  gloire  incontestée  de  l'autre, 
comme  le  sont  leurs  images  hautaines  sur  l'une  des  places 
publiques  de  Rouen.  M.  H.  de  Régnier,  leur  admirateur 
et  émule,  le  prophétisait  hier  encore  (2)  : 

Flaubert,  Bouilhet,  vos  noms  sont  unis  dans  la  gloire, 
Car  vos  cœurs  ont  battu  d'un  même  amour  du  beau. 
Qu'importe  que  vainqueurs  d'une  même  victoire 
Pour  vaincre  l'oubli  sombre  et  la  mort  sans  mémoire 
L'un  ait  eu  rétincelle  et  l'autre  le  flambeau  ! 


(1)  Préface  des  «  Dernières  Chansons»,  p.  30'i. 

(2)  Le  dimanche  30  juin  1912  avait  lieu  un  déjeuner  des  «  Amis  de 
Flaubert  »  à  Groisset,  sous  l'allée  des  Tilleuls.  On  déposa  sur  la  table 
du  pavillon  un  nouveau  registre  destiné  aux  signatures.  Convié  à 
l'inauCTurer,  M.  Henri  de  Régnier,  président  de  la  fête,  écrivit  sur  la 
première  page  ce  frontispice  poétique  que  nous  reproduisons  (Journal 
de  Rouen,  1"  juillet  1912). 


-  286  — 


II 


A  l'apparition  de  (^  Festons  et  Astragales  »,  Jouvin 
écrivait  dans  le  Figaro  :  «  Il  n'y  a  pas  un  de  ces  vers-là 
qui  n'ait  été  fait  3. 000 fois  pour  le  moins  »  (I).  La  boutade 
ne  manque  pas  de  justesse  :  les  poèmes  de  Bouilhet 
donnent  au  lecteur  l'impression  du  «  déjà  vu  ». 

Métaphores,  antithèses,  sujets  même,  rappellent  souvent 
Victor  Hugo.  «  L'Esprit  des  Fleurs  »  de  notre  poète,  par 
exemple,  ne  ressemble-t-il  pas  fort  au  Sylphe  des  «  Odes 
et  Ballades»  ?  Nous  lisons  chez  Hugo  : 

Je  suis  l'enfant  de  l'air,  un  sylphe,  moins  qu'un  rêve, 
Fils  du  printemps  qui  naît,  du  matin  qui  se  lève, 
L'Hôte  du  clair  foyer,  durant  les  nuits  d'hiver, 
L'esprit  que  la  lumière  à  la  rosée  enlève, 
Diaphane  habitant  de  l'invisible  éther. 

Et  je  suis  si  joli  !  Si  tu  voyais  mes  ailes 
Trembler  aux  feux  du  jour,  transparentes  et  frêles  ! 
J'ai  la  blancheur  des  lys,  où  le  soir  nous  fuyons, 
Et  les  roses,  mes  sœurs,  se  disputent  entre  elles. 
Mon  souffle  de  parfums  et  mon  corps  de  rayons  (2). 

Bouilhet  ne  détaille  pas  autrement  la  vie  de  «  L'Esprit 
des  Fleurs  »,  à  l'aube  et  au  soir,  au  printemps  et  en  hiver  : 

Sylphe  léger,  fils  des  molles  rosées, 
J'aime  à  bondir  sur  les  gazons  en  fleurs. 
Et  l'arc-en-ciel  aux  teintes  irrisées 
Fait  à  mon  front  chatoyer  ses  couleurs. . . 
Quand  du  matin  glissent  les  brises  folles. 
Dès  que  l'oiseau  commence  ses  chansons. 
Avec  mes  doigts  j'entr'ouvre  les  corolles. 
Et  doucement  j'éveille  les  buissons. . . 


(1)  27  août  1859. 

(2)  P.  255. 


—  237  - 

Quand  vient  le  soir  et  que  les  tleurs  sont  closes, 

Du  ver  luisant  je  m'éclaire  en  chemin 

Et  vais  frapper  à  la  porte  des  roses, 

Pour  m 'endormir  dans  mon  lit  de  satin  (1). 

Les  pièces  courtes,  concises,  patiemment  ciselées,  aux 
détails  précis  et  caractéristiques  de  notre  auteur,  s'appa- 
rentent surtout  à  celles  de  Gautier.  Les  titres  même 
s'appellent  :  «  Festons  et  Astragales  »  est  la  réplique  des 
«  Emaux  et  Camées  »  publiés  sept  ans  auparavant  ;  «  Clair 
de  Lune  sentimental  »,  «  Lied  »,  «  Pastel  »,  «  Premier 
sourire  du  Printemps  »,  «  Caudaule  »,  n  Le  Roman  de  la 
Momie  »  du  Maître  annoncent  chez  le  disciple  «  Clair  de 
Lune  »,  «  Lied  Normand  »,  «  Pastel  »,  «  Le  Printemps  », 
«  Caudaule  »,  «  La  plainte  d'une  Momie  ». 

Maints  vers,  d'ailleurs,  maintes  images  se  répondent 
dans  les  deux  œuvres  : 

Les  grelots  d'argent  du  muguet 
qui  sonnent  dans  le  «  Premier  sourire  du  Printemps  »  (2) 
chez  Gautier,  ont  leur  écho  dans  «  Le  Printemps  »  de 
Bouilhet  : 

Et  le  muguet  sauvage  ébranlant  ses  clochettes  (3). 

L'Obélisque  de  Paris,  avec  le 

Sol  sacré  des  hiéroglyphes 
Où  les  sphinx  s'aiguisent  les  griffes  (4) 

appelle  dans  «  La  plainte  d'une  Momie  » 

Le  sphinx  de  pierre  aux  froides  griffes 
.'Vvec  l'oiseau  des  hiéroglyphes  (5). 


(1)  Œuvres,  p.  86. 

(2)  «  Emaux  el  Camées  »,  p.  47. 

(3)  Œuvres,  p.  24. 

(4)  «  Emaux  et  Camées  »,  p.  65. 

(5)  Œuvres,  p.  44. 


-  238  - 

Les  vers  de  Gautier  dans  «  la  Fleur  qui  fait  le  prin- 
temps ))  : 

Les  marronniers  de  la  terrasse 

Vont  bientôt  fleurir  à  Saint-Jean  . . 

La  fleur,  hier  encore  pliée 

Dans  son  étroit  corset  d'hiver 

Met  sur  la  bi-anche  déliée 

Les  premières  touches  de  vert. 

La  fleur  retardataire  hésite 

A  faire  voir  ses  thyrses  blancs  (1). 

inspirent  à  Bouilhet  ce  passage  de  «  Mars  »  : 

Sous  son  capuchon  rose  enfermé  à  demi, 

La  fleur  du  marronnier  regarde  et  veut  éclore 

Puisque  des  pieds  d'oiseau  sur  sa  branche  ont  frémi  cl). 

De  même  le  quatrain  de  Leconte  de  Lisle  écrit  en  1852  : 

Midi,  roi  des  étés,  épandu  sur  la  plaine 
Tombe  en  nappes  d'argent  des  hauteurs  du  ciel  bleu. 
Tout  se  tait.  L'air  flambloie  et  brûle  sans  haleine  ; 
La  teri'e  est  assoupie  en  sa  robe  de  feu  {^). 

devient  chez  notre  poète,  en  1856  : 

L'air  est  en  feu  :  midi  sur  l'ardent  travailleur 

Comme  un  manteau  de  plomb  fait  tomber  sa  chaleui-  (4). 

De  même  encore  si  Leconte  de  Lisle  oppose  le  triomphe 
de  l'Eglise  naissante  à  la  ruine  du  paganisme  : 

Tes  Dieux  sont  en   poussière  aux  pieds  du  Christ  vain- 

Iqueur  (5) 
notre  poète  reprend  cette  antithèse  : 

0  toi,  qui  triomphais  près  de  l'Olympe  mort  (6). 


(1)  «  Emaux  et  Camées  »,  p.  207. 

(2)  Œuvres,  p.  95. 

(3)  «  Poèmes  antiques  »,  p.  292. 

(4)  «  Le  Laboureur  »,  Œuvres,  p.  94. 

(5)  «  Poèmes  antiques  »,  p.  286. 

(6)  «  La  Colombe»,  Œuvres,  p.  31L 


-  239  - 

Si,  devant  cette  déchéance  des  dieux  payens,  de  Lisle 
éprouve  quelque  sympattiie  : 

Je  ne  puis  les  trahir  puisqu'ils  sont  mallieureux. . . 
Toujours  des  dieux  vaincus  embrassant  la  fortune 
Un  grand  cœur  les  détend  du  soit  injurieux  (1), 

Bouilhet  cède  au  même  mouvement  de  pitié  :    ' 

Quand  chassés  sans  retour  des  temples  vénérables. 
Tordus  au  vent  de  feu  qui  soufflait  du  Thabor, 
Les  grands  Olympiens  étaient  si  misérables 
Que  les  petits  enfants  tiraient  leur  barbe  d'or. . . 
Un  seul  homme  debout  contre  la  destinée 
(Jsa  dans  leur  détresse  avoir  pitié  des  dieux. 
C'était  un  large  front,  un  enq.iereur,  un  sage  (2). 

Il  y  a  là  des  réminiscences  évidentes.  S'il  est  vrai, 
comme  l'affirme  Bouilhet,  que  Pierre  Hourcastremé  «  se 
bourra  de  son  époque  »  et  qu'  «  en  le  fouillant  on  retrou- 
verait tout  le  dix-huitième  siècle  »,  son  petit-tils  pareille- 
ment, par  les  thèmes,  les  images,  les  rimes,  reflète  les 
ipoètes  qui  vécurent  de  1850  à  1860;  «  en  le  fouillant  »  on 
découvre  beaucoup  de  Gautier  et  de  Leconte  de  Lisle. 


Enfin  l'imitation  des  poètes  chinois  est  évidente  dans 
toute  une  partie  de  son  œuvre. 

L'exotisme  sévissait  alors  chez  les  écrivains  et  les 
artistes,  chez  Gautier  qui  avait  raconté  le  «  Roman  de  la 
Momie  »,  aussi  bien  que  chez  les  simples  collectionneurs 
de  potiches  et  de  bibelots.  Bouilhet,  curieux  d'impressions 
pittoresques,  avait  toujours  désiré  vivre  son  existence 


(1)  «  Poèmes  antiques  »,  p.  287. 

(•<>)  «  r.a  Colombe  »,  Œuvres,  p.  809. 


—  240  — 

dans  un  milieu  difïérent  de  celui  oii  les  circonstances 
l'avaient  placé;  il  avait  célébré  en  un  poème,  dès  1848, 
le  voyage  en  Orient  de  Maxime  Du  Camp  (1);  quelques 
années  plus  tard,  il  avait  entendu  le  récit  enthousiaste 
de  celui  de  Flaubert  (2).  S'il  n'eut  pas  le  bonheur 
d'éprouver  des  émotions  rares,  comme  ses  amis  plus 
riches,  dans  le  pays  de  la  lumière  éclatante  et  des 
couleurs  vives,  il  donna  le  change  à  son  goût  de 
l'exotisme  en  détaillant  en  vers  le  portrait  de  «  Tou- 
Tsong  »  (3)  et  du  «  Barbier  de  Pékin  (4),  en  étudiant 
surtout  la  langue  Chinoise  avec  une  ténacité  et  une 
méthode  scrupuleuse,  dont  témoignent  les  cahiers  venus 
jusqu'à  nous.  En  1863,  plus  que  jamais,  il  est  décidé  à 
continuer  «  avec  persévérance  jusqu'à  l'époque  inconnue  », 
oîi  il  pourra  écrire  un  «  poème  »,  un  conte  chinois.  «  Je 
suis  déjà  certain,  mande-t-il,  que  le  peu  que  je  sais  doit 
modifier  énormément  mes  tournures  de  style  et  donner 
au  poème  une  vraie  couleur  locale,  ce  dont  je  ne  me 
doutais  pas  auparavant.  Il  y  a  dans  la  composition  même 
des  caractères,  des  métaphores  et  des  associations  d'idées 
ébouriffantes  de  naïveté  et  de  bizarrerie. . .  C'est  le  seul 
coin  bleu  dans  mon  horizon  »  (5). 
Bientôt  il  annonce  à  Flaubert  qu'il  a  trouvé  le  thème  du 


(1)  «  A  Maxime  Du  Camp  ».  Œuvres,  p.  48. 

(2)  M.  Maynial  a  très  bien  montré  comment  le  poète  utilisa  ie  récit 
et  les  notes  de  voyage  de  son  ami  dans  «  Kuchiuk-Hanem  ».  Cf.  Mer- 
cure de  France,  1"  Novembre  1912. 

(3)  Œuvres,  p.  65. 

(4)  Ibid.,  p.  67. 

(5)  Inédit.  Sans  date.  Début  de  1863. 


-  241  - 

conte,  une  «  histoire  »,  qu'il  juge  «  amusante  »,  un  vrai 
«  sujet  ani[)ulatoire  »,  qui  lui  permet  de  «  passer  par  tous 
les  milieux  et  toutes  les  préoccupations  morales  des 
Chinois  ».  «  Ce  sera,  ajoute-t-il,  un  refugium,  un  déver- 
soir à  mes  tristesses.  J'en  ferai  dix  vers  un  jour,  vingt  un 
autre,  et  j'en  verrai  la  fin,  je  l'espère  Ce  sera  énorme 
comme  quantité  de  vers,  mais  comme  je  ne  veux  pas 
recommencer  une  autre  fois  dans  cette  couleur-là,  je  me 
paie  d'un  coup  toute  la  Chine  »  (1). 

Seule  l'esquisse  du  conte  fut  écrite  :  aucun  vers,  du 
moins,  n'est  venu  jusqu'à  nous.  Par  contre,  cette  étude 
de  la  Littérature  et  de  la  Langue  Chinoise,  des  gens  et 
des  choses  du  Céleste  Empire,  inspira  au  poète  une  série 
de  pièces  détachées,  qui  ont  pris  place  dans  les  «Dernières 
Chansons  »  :  «  La  Paix  des  Neiges  »  (2),  «  Le  Vieillard 
libre  »  (8),  «  La  Pluie  venue  du  Mont  Ki-Chan  »  (4), 
«  Le  Tung-Whang-Fung  »  (5),  «  Vers  Paï-lui-chi  »  (6). 

Il  s'imagine  mandarin,  portant  quatre  rubis  à  sa  cein- 
ture et  un  bouton  d'or  à  son  bonnet.  Il  a  pour  ami  «  le 
Barbier  de  Pékin  »  (7),  au  nez  camard,  aux  «  yeux 
troussés  »,  au  «  sarrau  bleu  »  et  aux  souliers  jaunes,  qui 
fait  courir  lestement  son  rasoir.  Calme,  sans  haine,  sans 
amour,  il  se  blottit  soigneusement  dans  son  «  intérieur  » 


(1)  InéJiL.  Sans  Jate  (18HH|. 

(2)  Œuvres,  p.  o9:>. 
(:^)  Ibid.,  i>  /lOO. 
[\)  Ibid.,  p.  M\. 
{^^]  Ibid.,  p.  895. 
(B)  Ibid..  p.  89G. 
(7)  Ibid.,  p.  67. 


—  242  — 

de  mandarin,  pendant  que  la  neige  tombe  au  dehors  en 
«  bouquets  froids  »  : 

Au  fond  du  cabinet  de  soie, 

Dans  le  pavillon  de  l'étang, 

(1  Pipi,  popo  !  ■)  le  feu  flamboie  ; 

L'horloge  dit  :  «  Ko-tang!  Ko-tang  !  »  (8). 

Il  se  console  de  l'hiver  rigoureux  en  regardant  les  mar- 
guerites des  potiches  et  en  invoquant  le  petit  dieu  Pu, 
protecteur  des  vermillons  et  des  orpins.  Il  lui  demande  de 
garder  de  tout  choc,  aux  flancs  de  la  porcelaine,  «  la  glu 
d'émail,  où.  le  soleil  s'est  pris  »  : 

Sur  les  oiseaux  passe  tes  mains  savantes, 

Lisse  la  barbe  aux  magots  rondelets  ; 

Songe  au  matou,  veille  aux  doigts  des  servantes. . .  (1). 

Il  rêve  au  parfum  de  la  fleur  Ing-wha,  que  nous  ne 
connaissons  guère,  mais  dont  la  forme  indécise  et  l'étran- 
geté  des  syllabes  évoquent  en  nous  une  idée  de  préciosité 
charmante  et  de  poésie  : 

La  petite  fleur  Ing-wha,  petite  et  pourtant  des  plus  belles, 
N'ouvre  qu'à  Ching-Tu-Fu  son  calice  odorant 
Et  l'oiseau  Thung-Whang-Fung  est  tout  juste  assez  grand 
Pour  couvrir  cette  fleur  en  tendant  ses  deux  ailes. 

Et  l'oiseau  dit  sa  peine  à  la  fleur  qui  sourit, 
Et  la  fleur  est  de  pourpre,  et  l'oiseau  lui  ressemble. 
Et  l'on  ne  sait  pas  trop,  quand  on  les  voit  ensemble, 
Si  c'est  la  fleur  qui  chante,  ou  l'oiseau  qui  fleurit  (2). 

Il  entrelace,  toujours  à  l'exemple  des  poètes  chinois. 


(8)  «  La  Paix  des  Neiges  »,  Œuvres,  p.  392. 

(1)  «  Le  Dieu  de  la  Porcelaine  »,  Œuvres,  p.  70. 

(2)  Le  «  Tung-Whang-Fung  »,  Œuvres,  p.  395. 


—  243  — 

les  «  vers  paï-luï-chi  w  suivant  un  rythme  très  difficile 
qui  ramène  sept  fois  et  cinq  fois  les  mêmes  rimes  : 

Le  flot  hennit,  le  vent  crie  ; 
Matelots  de  ma  patrie, 
Vers  l'Empire  du  Milieu 
Emportez-moi,  je  vous  prie. 
Afin  que  je  puisse  un  peu, 
Avant  le  dernier  adieu. 
Ecouter  la  sonnerie 
Des  couvents  de  Lao-Tseu  ; 

Tandis  que  dans  la  prairie 
S'ouvre  avec  coquetterie 
Ton  cœur  d'or  bordé  de  bleu, 
O  Fleur  de  la  rêverie  !  (1). 

A  la  littérature  chinoise,  Bouilhet  emprunte  pareille- 
ment une  autre  forme  de  poème  :  neuf  Alexandrins  écrits 
sur  2  rimes  revenant  5  fois  et  4  fois,  et  divisés  en  strophes 
de  4,  3  et  2  vers  : 

La  révolte  de  sang  et  de  larmes  suivie, 

A  brisé  du  talon  le  pouvoir  qu'on  envie, 

Et  Yang-Ti,  fils  du  ciel,  en  cette  nuit  d'horreur. 

Gît  au  pied  de  son  trône  un  couteau  dans  le  cœur. 

Son  héritier  qu'attend  une  même  agonie, 
Prend  un  flacon  fatal  dont  nul  ne  se  méfie 
Le  vide,  et  dit,  tourné  vers  le  dieu  Fô  :  Seigneur  ! 
Fais  que  dans  les  hasards  d'une  seconde  vie 
Je  ne  renaisse  pas  au  corps  d'un  empereur  !  (2) 

Or,  en  1862,  paraissait  un  volume  intitulé  :  «  Poé- 
sies de  l'époque  des  ïhang,  vn%  viii^  et  ix®  siècles 
de  notre  ère  )>,  «  traduites  du  chinois  pour  la  première 
fois  par  le  marquis  d'Hervey-Saint-Denys  »  :  c'est  là  que 


(1)  «  Vers  Paï-lui-Ghi  »,  Œuvres,  p.  396. 

(2)  «  Ij'héritier  de  Yang-ti  »,  p.  4C0. 


-  244  — 

notre  poète  a  puisé  abondamment.  Le  volume,  relié  avec 
soin,  occupait  une  place  d'honneur  dans  sa  bibliothèque  : 
on  y  découvre,  en  plus,  les  traces  d'une  étude  diligente. 
Bouilhet  a  trouvé  là,  dans  les  pages  sur  «  l'Art  poétique 
et  la  prosodie  chez  les  Chinois  »  qui  y  tiennent  lieu  de 
préface,  les  formes  nouvelles  de  ses  poèmes;  souvent 
même  pour  écrire  des  pièces  exotiques  vraiment  char- 
mantes il  n'a  fait  qu'ajouter  un  rythme  et  des  rimes  à  la 
traduction  d'Hervey  Saint-Denys. 

Voici,  par  exemple,  une  «  Chanson  des  rames  »,  com- 
posée par  Vou-ti,  empereur  et  poète,  un  jour  qu'il  tra- 
versait le  fleuve  Hoën,  entouré  de  ses  officiers  et  de  ses 
ministres. 

Tsieou  fong  ki.  hy  1  pe  yun  fei  : 
Tsao  mou  ouang  lo,  hy  !  ngan  nàn  koueï. 
Lan  vécu  so,  hy  !    ko  yeou  fang. 
Hoay  kiaï  jin,  hy  !  pou  neng  ouang. 

Fan  leou  tchoen.  hy?  tsi  Hoën  ho: 
Hoang  tchong  lieou,  hy  !  yang  san  po, 
Siao  kou  ming.  hy  !  fa  te  ko. 

Youan  lo  ki,  hy  1  ngaï  tsin  to. 

Chao  tchoang  ki  chi,  hy  !  naï  lao  ho  !  (ij 

D'Hervey  Saint-Denis  la  traduit  ainsi  : 
Le  vent  d'automne  s'élève,  ha  !  de  blancs  nuages  volent  ; 
L'herbe  jaunit  et  les  feuilles  tombent,  ha  !  Les  oies  sauvages 

vers  le  midi  s'en  retournent. 
Déjà  tleurit  la  plante  Lan,  ha  1    déjà  se  répand  le  parfum  des 

chrysanthèmes. 
Moi  je  pense  à  la  belle  jeune  hlle,  ha  !  que  je  ne  saurais  oublier, 
^lon  bateau  flotte  doucement,  ha!  traversant  le  fleuve  de  Hoën; 


(Il    P.    LXIX. 


—  245  - 

Au   milieu   de  ses  rapides  eaux,  lia  1    (jiii  jaillissent  en  vagues 

écu  mantes, 
Au  bruit  des  flots  et  des  tambours,  ha  !  j'improvise  la  Chanson 

des  rames. 
Plus  vif  a  été  le  plaisir,  ha  !  plus  profonde  est  la  tristesse  qui 

lui  succède. 
La  force  et  la  jeunesse,  combien  durent-elles,  ha!  et  contre  la 

vieillesse  que  faire  !  (1) 

Et  Bouilhet  écrit  lui  aussi  «  la  Chanson  des  rames  »  : 

Bois  chenus,  ah  !  vent  d'autonnne  ! 
L'oiseau  fuit,  ah  !  l'herbe  est  jaune, 
Le  soleil,  ah  !  s'est  pâli  ! 
J'ai  le  cœur,  ah  !  bien  rempli. 

Sous  ma  nef,  ah  !  l'eau  moutonne. 
Et  répond,  ah  !  monotone, 
A  mon  chant,  ah  !  si  joli. 

Quels  regrets,  ah  !  l'amour  donne  ! 
L'âge  arrive,  ah  !  puis  l'oubli  !  (2) 

Bouilhet  a  utilisé  toutes  les  idées  du  poème  chinois  ;  il  a 
imité  la  coupe  de  la  chanson  en  trois  strophes,  dont  le 
nombre  des  vers  va  toujours  diminuant  ;  il  a  même  repro- 
duit la  césure  njarquée  par  l'emploi  de  la  particule  eupho- 
nique :  hy. 

Même  procédé  d'imitation  dans  la  prière  intitulée  :  «  La 
pluie  venue  du  Mont  Ki-Ghan  ».  D'Hervey  Saint-Denys 
traduit  ainsi  le  texte  chinois  : 

La  pluie,  venue  du  mont  Ki-chan, 
Avait  passé  rapidement  avec  le  vent  impétueux. 
Le  soleil  se  montrait  pur  et  radieux,  au  dessus  du  pic  occidental. 
Les  arbres  de  la  vallée  du  Midi  semblaient  plus  verdoyants  et 
plus  touffus. 


(1)    P.   LXIX. 

(2)  P.  -.m. 


—  246  - 

Je  nie  dirigeai  vers  la  demeure  sainte, 

Où  j'eus  le  bonheur  qu'un  bronze  vénérable  me  fit  un  accueil 
bienveillant. 

Je  suis  entré  profondément  dans  les  principes  de  la  raison 
sublime. 

Et  j'ai  brisé  le  lien  des  préoccupations  terrestres. 

Le  religieux  et  moi  nous  nous  sommes  unis  dans  une  même 
pensée  ; 

Nous  avions  épuisé  ce  que  la  parole  peut  rendre  et  nous 
demeurions  silencieux. 

Je  regardais  les  fleurs  immobiles  comme  nous  ; 

J'écoutais  les  oiseaux  suspendus  dans  l'espace,  et  je  compre- 
nais la  grande  vérité  (1). 

La  chanson  chinoise  est  devenue  sous  la  plume  de 
Bouilhet  : 

Le  vent  avait  chassé  la  pluie  aux  larges  gouttes. 
Le  soleil  s'étalait,  radieux,  dans  les  airs, 
Et  les  bois  secouant  la  fraîcheur  de  leurs  voûtes. 
Semblaient,  par  les  vallons,  plus  toufl'us  et  plus  verts. 

Je  montai  jusqu'au  temple  accroché  sur  l'abîme  ; 
Un  bonze  m'accueillit,  un  bonze  aux  yeux  baissés. 
Là,  dans  les  profondeurs  de  la  raison  sublime. 
J'ai  rompu  le  lien  de  mes  désirs  passés. 

Nos  deux  voix  se  taisaient,  à  tout  rendre  inhabiles  ; 
J'écoutais  les  oiseaux  fuir  dans  l'immensité. 
Je  regardais  les  fleurs  comme  nous  immobiles, 
Et  mon  cœur  comprenait  la  grande  vérité  (2). 

III 

Notre  poète  a  beaucoup  emprunté  :  il  lui  revient,  par 
contre,  l'honneur  d'avoir  inspiré  des  thèmes  et  des  com- 
paraisons à  un  très  grand  artiste  :  José  Maria  de  Hérédia. 


(1)  P.  185. 

(2|  Œuvres,  p.  40L 


-  247  - 

On  élal)lirait  facilement  une  ressemblance  générale 
entre  ces  écrivains  que  conduisirent  la  même  conscience 
artistique,  fière  et  orgueilleuse,  le  même  mépris  du  mé- 
diocre, la  même  allégresse  de  vivre  par  l'imagination  à 
travers  les  paysages  exotiques  et  les  siècles  ressuscites 
par  leur  art.  Mais  ces  traits  communs  conviennent  à  tous 
les  «  Parnassiens  »  :  certains  détails  de  l'œuvre  accusent 
mieux  la  parenté  des  deux  poètes. 

Ne  se  comparent-ils  pas  l'un  et  l'autre  à  «  l'oiseleur  » 
ou  au  «  chasseur  »  attentifs  à  capturer  «  l'essaim  des 
idées  »  ?  N'est-ce  pas  dans  le  même  paysage  qu'ils  vont 
en  chasse  ?  Le  voici  décrit  par  Bouilhet  : 

Les  plaines,  au  loin,  de  fleurs  sont  brodées. 
Parmi  les  oiseaux  et  les  papillons 
J'entends  bourdonner  l'essaim  des  idées 
Qui  flotte  au  soleil  en  blancs  toui'billons  '!). 

Quoique  plus  silencieux  le  paysage  est  semblable  dans 
le  sonnet  des  «  Trophées  «  intitulé  «  La  Sieste  »  : 

Pas  un  seul  bruit  d'insectes  ou  d'abeille  en  maraude, 
Tout  dort  sous  les  grands  bois  accablés  de  soleil 
Où  le  feuillage  épais  tamise  un  jour  pareil 
Au  velours  sombre  et  doux  des  mousses  d'émeraude. 
Criblant  le  dôme  obscur,  midi  splendide  y  rôde. . . 
Vers  la  gaze  de  feu  que  trament  les  rayons 
Vole  le  frêle  essaim  des  riches  papillons 
Qu'enivrent  la  lumière  et  le  parfum  des  sèves  (2). 

Même  joie  pour  chacun  des  chasseurs  ;  mêmes  bruits 
sonores  dans  le  filet  ou  la  cage  d'or,  oii  ils  enferment  rêves 
ou  idées.  De  Hérédia,  en  une  notation  rapide,  écrit  : 

.Mors  mes  doigts  tremblants  saisissent  chaque  fll. 
Et  dans  les  mailles  d'or  de  ce  filet  subtil. 
Chasseur  harmonieux,  j'emprisonne  mes  rêves. 


(1)  «  L'Oiseleur  »,  Œuvres,  p.  ;363. 

(2)  P.  13li. 


—  248  — 

Bouilhet,  avant  lui,  avait  détaillé  la  même  idée  : 

Si  la  gibecière  est  à  moitié  pleine, 
Je  rentre  au  logis  plus  fier  qu'un  renard, 
Et  c'est  sous  mes  doigts  un  bruit  d'étincelles 
Quand  j'ouvre  le  sac  où  tient  mon  trésor, 
Et  que  je  les  prends  par  le  "bout  des  ailes 
Pour  les  enfermer  dans  leurs  cages  d'or. 

Plus  voisins  encore  sont  «  Le  Galet  »  des  «  Festons  et 
Astragales  »  et  «  La  Conque  »  des  Trophées.  Bouilhet 
décrit  «  le  galet  rond,  luisant  et  poli  »,  qu'il  a  trouvé  au 
bord  de  la  mer  : 

Océan,  je  l'ai  pris  parmi  tes  flots  amers 
Ce  caillou  blanc  avec  sa  frange  purpurine. 
Comme  un  bijou  tombé  du  vaste  écrin  des  mers. 

Mille  ans  il  a  roulé  sur  le  bord  de  cette  onde. 
Les  flots  jaloux,  mille  ans,  l'ont  ramené  vers  toi  ; 
Et  peut-être,  Océan,  sous  ta  houle  profonde 
Tu  ne  l'avais  poli  que  pour  qu'il  vint  à  moi  !. .  . 

Et  depuis,  quand  parfois  je  le  contemple  encore. 
Frémissant,  éperdu,  je  crois  tenir  soudain, 
Avec  ses  bruits,  ses  flots  et  sa  trompe  sonore, 
Tout  le  grand  océan  dans  le  fond  de  ma  main  (1). 

Avec  plus  de  précision,  Hérédia  traite  le  même  thème 
poétique  :  il  entend  dans  «  la  conque  »  sonore  pleurer 
sans  cesse  le  souvenir  du  grand  Océan  : 

Par  quels  froids  Océans,  depuis  combien  d'hivers,  ; 

Qui  le  saura  jamais,  Conque  frêle  et  nacrée, 
La  houle,  les  courants  et  les  raz  de  maiée 
T'ont-ils  roulée  au  creux  de  leurs  abîmes  verts  ? 


(1)  P.  78. 


—  249  — 

Aiijoufd'hiii,  sôiis  le  ciel,  loin  des  reflux  amers, 
Tu  t'es  fait  un  doux  lit  de  l'arène  dorée. 
Mais  ton  espoir  est  vain.  Longue  et  désespérée. 
En  toi  gémit  toujours  la  grande  voix  des  mers  (1). 

Ne  semble-t-il  pas  que  les  rimes  de  Bouilhet  chantaient 
encore  dans  l'oreille  de  Hérédia  écrivant  son  mer- 
veilleux sonnet  ?  Les  «  flots  amers  »  et  «  le  vaste  écrin 
des  mers  »,  chez  Bouilhet  appellent,  chez  le  maître,  les 
«  reflux  amers»  et  la  «  grande  voix  des  mers  »;  de  même, 
aux  rimes  «  contemple  encore  »  et  «  trompe  sonore  »  du 
premier  fait  écho  chez  le  second  :  «  soupire  encore  »  et 
«  prison  sonore  ». 

Plus  loin,  «  l'Aloès  «  de  «  Festons  et  Astragales  »  s'appa- 
rente à  la  «  Fleur  séculaire  »  et  aux  «  Fleurs  de  feu  »  des 
«Trophées».  Bouilhet  décrit  l'aloès  solitaire,  «  hérissé 
comme  pour  les  querelles»,  alors  que  près  de  lui  la  per- 
venche et  les  jacinthes,  les  rosiers  éclatants  et  l'œillet  à 
crête  rouge  sont  en  fête  et  se  demandent  pourquoi  il 
n'épanouit  point  son  calice  odorant  «  sous  le  baiser  des 
brises  ».  Au  bruit  de  leurs  discours  «  le  monstre  »  qui 
dormait  lève  la  tête,  et  «  son  feuillage  acéré  »  sonne 
«  comme  une  armure  ».  «  Pauvres  petites  fleurs  »,  leur 
dit-il, 

Je  ne  suis  pas  gonflé  d'une  sève  ordinaire, 
Mon  calice  effrayant  met  un  siècle  à  s'ouvrir 
Et  mes  éclosions  sont  des  coups  de  tonnerre  (2). 

De  'Hérédia  utilise  dans  «  Fleurs  de  feu  »  la  compa- 
raison finale  : 

Comme  un  coup  de  tonneire  au  milieu  du  silence, 
Dans  le  poudroiement  d'or  du  pollen  qu'elle  lance, 
S'épanouit  la  fleur  des  cactus  embrasés  (3). 


(1)  P.  mi 
(3)  P.  3:u. 
(H)  P.  128. 


—  250  - 

La  lente  éclosion  de  la  «  fleur  séculaire  »  devient  même 
le  thème  d'un  sonnet  : 

Et  les  soleils  d'un  siècle  ont  longuement  mûri 
Le  bouton  colossal  qui  t'ait  ployer  sa  hampe. 

Enfin,  dans  l'air  brûlant  et  qu'il  embrase  encor, 
Sous  le  pistil  géant  qui  s'érige,  il  éclate. 
Et  l'étamine  lance  au  loin  le  pollen  d'or  ; 

Et  le  grand  aloès  à  la  fleur  écarlate, 
Pour  l'hymen  ignoré  qu'a  rêvé  son  amour. 
Ayant  vécu  cent  ans,  n'a  fleuri  qu'un  seul  jour  (Ij. 

Enfin,  n'y  a-t-il  pas  quelque  ressemblance  entre  les 
trois  sonnets  oîi  de  Hérédia  décrit  des  paysages  d'Orient 
et  intitulés  «  La  Vision  de  Khêm  »  et  certaines  pièces  de 
Bouilhet,  «  Kuckink-Hanem  »,  «  La  plainte  d'une  Momie  », 
«  A  Maxime  Du  Camp  »,  qui  évoquent  l'Egypte  avec  ses 
palmiers,  ses  buffles  et  ses  chameaux?  Des  vers  isolés, 
même,  s'appellent  chez  les  deux  poètes.  Bouilhet  écrit  : 

Le  Xil  est  large  et  plat  comme  un  miroir  d'acier  (2). 
et  de  Hérédia  : 

La  lune  sur  le  Nil,  splendide  et  ronde,  luit  (3). 
Le  vers  du  premier  : 

Les  gypaètes  blancs  se  bercent  dans  les  airs  (4). 
parait  avoir  inspiré  au  second  : 

Au  loin  tourne  sans  fin  le  vol  des  gypaètes  (5). 


(1) 

p. 

l->9. 

n 

p. 

28. 

(3) 

p. 

122. 

(4) 

p. 

29. 

(5) 

p. 

28. 

-  251  - 

Au  vers  des  «  Festons  et  Astragales  »  : 

Les  crocodiles  gris  plongent  au  fond  des  îles  (1). 
répond  dans  «  les  Trophées  »  : 

Le  crocodile  plonge  et  cherche  un  lit  de  fange  (2). 

Et  combien  d'autres  points  de  contact  ne  trouverait-on 
pas  entre  les  «  Zones  de  l'âme  »  de  Bouilhet,  et  «  Plus 
ultra  »  de  de  Hérédia,  entre  «  l'Oubli  »  du  premier  et 
«  L'Abbaye  «  du  second,  entre  le  sonnet  en  l'honneur  de 
«  Michel-Ange  »  et  le  poème  écrit  en  mémoire  du  sculp- 
teur Pradier  ? 

Loin  de  nous  le  dessein  d'expliquer  totalement  par  là 
l'œuvre  des  Trophées.  La  plupart  des  richesses  de  de  Hé- 
rédia lui  appartiennent  en  propre,  et  même  en  ses  rémi- 
niscences il  n'imite  point  servilement  :  sa  poésie  garde 
toujours  une  intensité,  une  couleur  très  personnelles.  Il 
ne  manquait  pas  d'intérêt  cependant  de  revendiquer  pour  la 
gloire  de  L.  Bouilhet  la  primeur  de  quelques  thèmes, 
métaphores  et  comparaisons  que  «  le  sonnettiste  par 
excellence  du  Parnasse  Contemporain  »  (3)  doit,  sciem- 
ment ou  non,  au  laborieux  précurseur  des  Parnassiens. 


(1)  P.  28. 

(•3)  P.  225. 

(3|  J.  Leniaître,  «  Les  Contemporains  »,  S*  série,  p.  65. 


CHAPn  [^,K  XIII 


La  Carrière  Théâtrale 

itëôï-lS'jS) 

Madame  de  Montarcy  »  —  «  Le  Cœur  a  droite 
«  HÉLÈNE  Peyron  » 


Il  n'est  guère  de  poêle  ou  de  romancier  qui  ne  se  sente 
attiré  par  le  théâtre,  par  les  discussions  qu'il  soulève,  par 
les  admirations  et  les  haines  qu'il  suscite.  Bouilhet  subit 
la  loi  commune  :  depuis  le  succès  des  Fossiles,  il  méditait 
un  drame  historique,  en  vers,  intitulé  «  Madame  de  Mon- 
tarcy ». 

Il  choisissait  mal  son  temps  pour  aborder  le  théâtre. 
Les  applaudissements  du  public  allaient  alors  aux  pièces 
de  l'Ecole  du  «  Bon  Sens  »,  représentée  par  Ponsard, 
Scribe  et  Dumas  fils,  et  «  le  bon  sens  en  ce  temps  était 
aussi  niais,  aussi  hostile  à  toute  idée  de  beauté,  de  ten- 
dresse, et  à  tout  superbe  essor...  que  le  fut  naguère  le 
bas  instinct  de  la  réalité  »  (1).  Or,  c'était  précisément  ce 
drame  plein  de  poésie  et  de  «  superbe  essor  »,  que  Bouilhet 
rêvait  d'écrire.  Vainement  Maxime  Du  Camp  avait  tenté 
de  l'en  détourner  et  lui  avait  conseillé  de  faire  jouer  des 
«  Proverbes  »  et  des  «  Pastorales  tendres  ^>,  le  poète  jurait 


(1)  G.   Mendès.    «  Rapport...  sur  le  mouvement  poétique  ».   p.  107. 


-  253  - 

qu'il  ne  renoncerait  pas,  malgré  la  mode  régnante,  aux 
préoccupations  d'art  qu'il  voulait  apporter  au  théâtre  :  «  11 
en  adviendra  ce  que  le  destin  voudra,  disait-il  à  Louise 
Golet,  notre  premier  juge  est  notre  conscience  »  (1). 

Il  en  résulta  qu'il  se  découragea  vite,  avant  même  que 
le  premier  acte  du  drame  fût  terminé  :  «  Paris  m'assomme, 
avouait-il  à  Flaubert  vers  le  mois  de  juillet  1854.  Je  ne 
sais  pas  au  juste  pourquoi,  mais  je  soufTre  comme  un 
malheureux.  Je  regrette  Rouen  M I  Tu  vas  rire.  C'est  exact 
et  je  t'assure  que  la  littérature  m'embête  (2)  profondément. 
Il  me  répugne  de  me  lancer  dans  cette  boue  :  la  stupidité 
est  à  son  comble  ;  il  n'y  a  radicalement  pas  de  place  pour 
un  brave  homme.  Ce  temps  atroce  me  porte  aussi  sur  les 
nerfs.  Je  te  le  dis  avec  la  plus  grande  sincérité  :  je  vou- 
drais être  crevé.  J'en  ai  assez  et  plus.  Je  ne  vois  pas  de 
terme  à  tout  cela  :  le  jeu  n'en  vaut  pas  la  chandelle.  J'ai 
fait  une  seule  bêtise  en  ma  vie,  bêtise  radicale  :  c'est  d'être 
venu  à  Paris  sans  moyen  d'activité  directe,  je  veux  dire 
sans  drame  fini.  Je  mange  bêtement  mon  argent  avec  des 
remords  qui  me  pincent  le  cœur,  le  doute  de  la  réussite, 
le  sifflet  des  imbéciles  et  la  conviction  qu'en  dernière 
analyse  tout  cela  n'est  et  ne  peut  être  qu'une  amère  blague. 
On  ne  peut  faire  d'art  qu'avec  cent  mille  francs  de  rente  : 
c'est  mon  dernier  mot. . . 

Je  regrette  de  t'écrire  une  pareille  épître,  mais  il  n'y  a 
pas  moyen  de  blaguer  quand  on  a  de  la  bile  plein  le  sang 
et  des  larmes  plein  les  yeux  »  (3). 

Il  souffre  de  voir  que  le  talent  ne  suffit  pas  pour  qui 


(1)  «  Revue  de  Paris  »,  l^"-  Novembre  1908,  p   17. 

{2)  Je  traduis. 

(o)  Inédit.  Sans  date.  Lettre  écrite  vers  le  mois  de  juillet  1854. 


—  254  — 

veut  arriver  au  succès,  mais  qu'il  faut  s'introduire  dans 
les  coteries  littéraires,  obéir  à  la  mode,  et  flatter  le  goût 
du  public.  Il  peine  surtout  dans  l'élaboration  du  drame  : 
son  imagination  le  porte  à  orner  les  Alexandrins  de  méta- 
phores et  d'images  poétiques  ;  il  lutte  pour  les  ramener  à 
une  élégante  ligne  de  prose  :  les  épilhètes  rares,  les  vers 
h'riques  «  férocement  »  scandés  passeraient  inaperçus  à 
la  scène  :  «  Incontestablement,  conclut-il  avec  tristesse, 
la  poésie  dramatique,  ou  plutôt  le  style  dramatique  en 
vers,  est  inférieur  aux  autres  genres  »  (1). 

Quelques  semaines,  cependant,  la  perspective  d'un 
voyage  à  Rouen  lui  redonna  du  courage.  De  plus  un  édi- 
teur, Jaccotet,  acceptait  de  publier  Melaenis,  et  peut  être 
quelques  poésies  détachées,  en  volume  qu'on  annonçait 
déjà  «  sous  presse  sur  le  dos  des  livres  »  :  sa  position,  si 
le  drame  «  marche  vite  et  bien  «,  allait  eniin  «  s'éclair- 
cir  »  (2). 

Mais  le  volume  ne  parut  pas  et  Bouilhet  réinstallé  à 
Paris,  après  son  voyage  de  Rouen,  retombait  dans  le 
désespoir:  il  lui  semble  qu'il  écrit  «  comme  Marmontel  et 
Campistron  ».  Le  second  acte  qu'il  croyait  «  avaler  » 
facilement  «  en  deux  ou  trois  bouchées  »  est  «  dur  et 
coriace  ».  Il  avoue,  à  la  fin  de  l'année  1854,  avec  la  bru- 
talité habituelle  aux  lettres  dé  cette  époque  que  «le  moral 
souffre  comme  le  physique  »  et  qu'il  est  dans  «  une  apa- 
thie complète,  indifférent  à  tout,  et  désirant  surtout  crever 
en  dormant  ».  «  J'ai  une  maladie,  dit-il  ailleurs,  à  laquelle 
je  ne  comprends  goutte,  mais  il  n'y  a  rien  à  faire.  Ne  fais 
pas  surtout  la  bêtise  de  te  déranger  :  tu  ne  me  servirais  à 


(1)  Inédit.  Sans  date. 

(2)  Inédit.  Sans  date. 


—  255  — 

rien.  Adieu,  vieux.  Le  drame!  Le  drame  I  Quinze  jours, 
pas  un  vers  !  Avoue  que  je  n'ai  pas  de  chance  »  (1). 


Au  mois  de  Mai  de  l'année  suivante,  il  a  terminé  son 
drame.  Il  compte,  pour  le  faire  accepter  au  Théâtre-Fran- 
çais, sur  la  protection  d'un  ami  de  Flaubert,  Blanche,  très 
influent  par  les  fonctions  qu'il  occupe  au  Ministère  d'Etat. 

Mais  aussitôt  qu'il  lui  a  confié  le  manuscrit  pour  en 
obtenir  la  lecture  au  théâtre,  il  sent,  par  crainte  d'un 
insuccès,  un  découragement  profond  l'envahir.  En  vain 
Flaubert  exalte  son  orgueil  et  lui  rappelle  la  noblesse  de 
l'Art  ;  en  vain  il  le  supplie  avec  des  mots  jaillis  du  plus 
profond  de  son  âme  :  «  Que  veux-tu  que  je  devienne, 
misérable,  si  tu  l)ronches,  si  tu  m'ôtes  ma  croyance?  Tu 
es  le  seul  mortel  en  qui  j'aie  foi,  et  tu  fais  tout  ce  que  tu 
peux  pour  me  desceller  du  cœur  cette  pauvre  niche  de 
marbre  placée  haut  et  oiî  tu  rayonnes  »  (2),  ces  virulentes 
exhortations  ne  relèvent  pas  le  courage  de  Bouilhet.  De 
jour  en  jour  il  devient  «  cacochyme  et  hypocondriaque  ». 
Il  cesse  de  voir  ses  amis  :  «  Je  m'efifacerai  ainsi  gra- 
duellement du  monde  et  de  toutes  choses,  écrit-il,  vu  que 
je  suis  las  de  tant  de  bêtises.  Ma  parole  d'honneur!  je 
voudrais  ayoir  un  état.  Je  ne  plaisante  pas  :  j'ai  de 
l'amertume  jusqu'aux  talons  (3). . .  Quant  à  mon  estomac 
devenu  moins  solide,  c'est  malheureusement  un  fait  aussi 
positif  que  personnel.  Je  me  l'explique  pourtant.  Quand 
j'étais  là-bas,  gagnant  mon  pain  d'une  part,  rimant  de 


(1)  Inédit.  23  Octobre  1&Ô4. 

(2)  Gorr.  III.  p.  34. 

(9)  Inédil.  Sans  date.  Lettre  écrite  vers  le  2G  Juin  18.j.j.   La  réponse 
de  Flauliert  est  datée  du  28  Juin.  (Gorr.  III,  p.  33). 

18 


—  256  — 

l'autre,  j'avais  la  sérénité  de  l'homme  qui  digère,  je  n'étais 
pas  dans  la  mêlée.  Aujourd'hui  ces  crétins  qui  me  faisaient 
rire  viennent  se  mettre  entre  moi  et  mon  morceau  de  pain. 
Comprends-tu  la  difTérence?  Qu'on  les  lise,  qu'on  ne  les 
lise  pas,  peu  importe  :  s'ils  sont  riches,  ils  ont  leur  bande, 
s'ils  sont  pauvres,  ils  discréditent  le  métier.  Dans  un  an, 
il  sera  ridicule  d'avouer  qu'on  fait  des  vers  »  (1).  «  Je  me 
mets  donc  à  la  prose,  ajoutait-il,  et  comme  je  n'y  suis  pas 
né,  tu  dois  concevoir  les  dégoûts  qui  me  débordent. . .  »  Il 
écrivait,  en  effet,  depuis  plusieurs  semaines,  une  comédie 
en  prose  intitulée  «  Le  Cœur  à  droite  )i,  dont  la  fortune 
devait  être  peu  brillante. 

Au  début  de  Juillet  le  drame  en  vers  était  refusé  par  le 
Comité  de  Lecture  du  Théâtre-Français,  ou  s'il  fut  reçu 
«  à  correction  »  comme  l'afRrme  Flaubert  (2),  on  demanda 
à  l'auteur  des  changements  tels  qu'il  regarda  la  chose 
comme  un  rejet  déguisé.  Il  doit  attendre  une  autre  réunion 
du  Comité  pour  présenter  la  pièce  retouchée.  Il  se  décou- 
rage de  plus  en  plus  :  il  ne  peut  u  ni  manger,  ni  fumer,  ni 
dormir,  ni  travailler  «  ;  il  ne  s'est  jamais  «  vu  dans  un 
pareil  état  de  faiblesse  «  (3). 

Bientôt  il  apprend  que  «  par  ordre  ministériel,  les 
cartons  du  Théâtre-Français  étant  trop  pleins,  le  Comité 


(1)  Inédit  (30  Juin  1855).  Vers  cette  époque,  il  renonça  au  projet  d'un 
voyage  en  Italie.  La  correspondance  de  Flaubert  révèle  que  ce  voyage 
fut  chose  décidée  :  le  poète  devait  être  accompagné  de  son  ami  Guérard, 
un  Normand  (Gorr.  III,  p.  13,  21,  24).  Le  romancier,  qui  peut-être 
n'avait  jamais  cru  à  la  réalisation  du  projet,  se  moqua  de  Bouilhet 
(Gorr.  III,  p.  35)  :  «  Tu  as  tort  de  me  blaguer  sur  le  voyage  d'Italie, 
lui  répond  celui-ci,  vu  que  je  n'y  pouvais  absolument  rien.  Si  j'avais 
été  le  chef  de  l'expédition,  à  la  bonne  heure  !  Mais  le  cas  est  bien 
différent  :  .Je  subis  la  loi  d'un  autre,  voilà  tout.  Seulement  une  autre 
fois,  je  serai  moins  prompt  à  croire  ».  (Inédit). 

(2)  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  288. 

(3)  Gorr.  inédite,  passim. 


—  257  — 

de  Lecture  est  prorogé  pour  six  mois  ».  Il  est  donc  «  rejet  é 
au  diable,  à  un  an,  à  l'hiver  prochain  ».  Et  comme  il  ne 
peut  «  vivre  avec  des  cailloux  »,  il  décide  de  présenter  son 
drame,  malgré  «  les  idées  reçues  »,  au  théâtre  de  la  Porte- 
Saint-Martin. 

Flaubert  dut  intervenir  pour  que  le  poète  ne  renonçât 
pas  au  Théâtre-Français.  11  porta  lui-même  le  manuscrit 
de  «  Madame  de  Montarcy  »,  corrigé  sans  doute,  à 
Lafïite  (1),  autre  ami  très  influent,  et  par  lui  tenta  d'obte- 
nir un  avis  favorable  du  Comité  de  Lecture.  De  son  côté, 
Bouilhet  demandait  à  la  «  Revue  de  Paris  »  de  publier 
la  comédie  «  Le  Cœur  à  droite  »  récemment  terminée. 

Mais  les  semaines  passent  et  aucune  bonne  réponse,  ni 
pour  le  drame,  ni  pour  la  comédie,  ne  lui  arrive.  Il  répète 
à  Flaubert,  pour  la  vingtième  fois,  en  lui  demandant  de 
brûler  l'épître,  qu'il  est  «  malade,  découragé,  cassé  en 
quatre  ».  —  «  J'ai  besoin  de  pleurer,  ajoute-t-il,  et  il  me 
seml)le  que  ma  tête  est  pleine  d'eau  comme  une  gourde  de 
voyage.  Je  ne  me  fais  plus  d'illusions  sur  mon  affaire  : 
bien  faire  et  réussir  sont  deux.  Je  crois  que  je  fais  bien, 
mais  c'est  avec  une  conviction  aussi  profonde  que  je  sais 
que  je  ne  peux  réussir  :  le  guignon  de  ma  famille  me 
poursuit.  J'ai  relu  «  Ténèbres  »  de  Gautier  :  c'est  magni- 
fique et  ce  sera  mon  histoire...  J'arriverai  peut-être  à 
l'indifférence  qui  est  la  sérénité  du  malheur.  Et  ce  jour-là 
je  prendrai  un  parti  carré,  car  tout  cela  me  donne  la 
nausée. . .  (2). 

Enfin,  au  mois  d'Août,  la  direction  de  la  «  Revue  de 


(1)  Corr.  ]1I,  p.  40. 

(•2)  Inédit.  Sans  date.   Lt-ttre  écrite  à  la   fin  de  Juillet   uu  au   début 
d'Août  1855. 


—  258  — 

Paris  »  examine  le  manuscrit  de  la  comédie,  mais  Du  Camp 
et  Pichat  trouvant  «  ça  faible,  peu  motivé,  impossible  et 
mal  fait  «,  la  pièce  est  refusée  :  a  Je  n'ai  pas  le  courage 
d'écrire,  avoue  Bouilhet  en  annonçant  l'échec  à  Flaubert, 
et  l'idée  du  style  me  fait  vomir,  comme  tout  ce  qui  a 
rapport  de  près  ou  de  loin  à  la  littérature  »  (1). 


Heureusement  l'espoir  d'une  meilleure  fortune  pour 
«  Madame  de  Montarcy  »  lui  fit  bientôt  oublier  cet  échec. 
Le  Comité  de  lecture  du  Théâtre-Français  vase  réunir  à  la 
fin  de  Septembre,  et  grâce  à  l'appui  de  Lafôte,  de  Blanche 
et  de  Sandeau,  le  drame  sera  examiné. 

A  Rouen,  les  amis  de  Bouilhet  informés  de  l'événement 
sont  radieux.  Flaubert  escompte  un  succès  (2)  ;  il  stimule 
l'activité  du  poète,  le  supplie  de  «  déployer  des  jambes  et 
de  la  diplomatie  »  (3),  de  découvrir  les  membres  du  Co- 
mité (4),  de  visiter  les  critiques  (5).  Mulot  veut  être  le 
premier  à  le  féliciter.  Dès  le  23  Septembre,  quelques  jours 
avant  la  date  fixée  pour  la  lecture,  il  le  complimente  d'une 
réussite  qui  ne  saurait  manquer,  à  moins  que  l'œuvre  ne 
soit  jugée  par  des  «  crétins  «.  «  Le  cas,  quoiqu'impro- 
bable,  ajoutait-il,  est  encore  possible  et  il  ne  faut,  à  notre 
âge,  s'étonner  de  rien...  »  (6). 

Il  n'avait  pas  tort  d'être  défiant  :  le  27  Septembre, 


(1)  Inédit.  Sans  date.  Lettre  écrite  vers  le  début  d'Août. 

(2)  Gorr.  III.,  p.  40  et  41. 

(3)  Ibid.,  p.  44. 

(4)  J&îrf.,  p.  40et4I. 

(5)  Ibid.,  p.  40. 

(6)  Inédit  (27  Septembre  1855)  (Timbre  de  la  Poste). 


—  359  - 

Bouilhet  annonçait,  à  Flaubert  le  refus  de  la  pièce  :  «  Je 
suis  refusé  pour  la  seconde  fois,  refusé  net...  Je  suis  telle- 
ment abasourdi  que  je  n'y  vois  pas  pour  t'écrire.  C'est 
iîni  pour  moi,  mon  vieux,  à  un  autre.  .11  y  a  eu  là  un 
coup  de  bas  que  je  ne  comprends  point.  Autant  que  l'ins- 
tinct est  vrai,  je  soupçonne  Maxime,  mais  je  n'ai  pas 
l'ombre  d'une  raison  pour  cela.  Seulement  Maxime  m'a 
dit  le  premier  :  «  Ta  pièce  est  un  mélodrame...  »  C'est  égale- 
ment ce  que  m'a  répété  Verteuil...Verteuil  m'a  dit  :  «On  ne 
reçoit  pas  de  mélodrame  aux  Français  »  (1).  Et  le  lendemain 
il  étalait  dans  une  autre  lettre  son  découragement  et  sa 
prostration  physique  :  «  C'est  fini  pour  les  Français,  où 
faut-il  aller?  A  l'Odéon,  à  la  Porte-Saint-Martin?  Je  trou- 
verai à  l'Odéon  les  mêmes  délais  qu'aux  P>ançais.  A  la 
Porte-Saint-Martin,  on  commande  les  piècesd'avance,  et 
puis  ils  ont  déjà  joué  une  «  Maintenon  ».  Je  n'ai  plus 
personne  sur  qui  je  puisse  compter  ici.  Ma  position  a  bien 
changé,  moralement,  en  quelques  heures...  Il  faut  que  je 
puisse  vivre  à  Paris,  ou  que  je  retourne  en  province,  ou 
que  je  me  casse  la  tête.  J'ai  envie  de  ne  plus  m'occuper 
de  cette  malheureuse  pièce  qui  m'a  fait  perdre  tant  de 
temps  et  de  force  et  de  santé  »  (2). 

De  plus,  la  question  d'argent  se  pose  à  lui  impérieuse- 
ment; s'il  faut  ajouter  foi  à  la  «  Dernière  Chanson  »,  il 
vendit,  pour  acheter  du  pain,  ses  vers  de  jeunesse,  son 
prix  d'honneur,  son  couvert  «  marqué  »,  sa  montre  «  per- 
fide », 

Qui  s'amusait  à  sonner 

L'iieure  exacte  du  dîner. 


(1)  Inédit. 

(2)  Inédit.  (2.S  Septemliro  ^H'x^). 


-  260  - 

Il  garda  seulement,  comme  consolation  suprême,  la 
hague  de  celle  qu'il  aimait  : 

Le  néant  sera  moins  froid, 
Si  je  peux,  sa  bague  au  doigt, 
Dormir  dans  ma  tombe  (1). 

Bouilhet  ne  fut  pas  réduit  à  se  séparer  des  chers  sou- 
venirs. Ni  le  prix  d'honneur,  ni  le  couvert  ne  furent 
vendus  :  M.  Leparfait  a  bien  voulu  me  donner  le  «couvert 
marqué  ».  La  «  Dernière  Chanson  »  n'en  apparaît  pas 
moins  d'une  vérité  intense,  quand  on  sait  quelles  circons- 
tances l'inspirèrent. 

Des  amis  s'efforcèrent  de  le  consoler  :  «  Gela  est  bon  à 
vingt  ans,  lui  écrivait  Mulot  qui  reçut  les  vers  de  la  «  Der- 
nière Chanson»,  non  plus  à  notre  âge...  Songe  que  tu  as  ta 
mère,  tes  sœurs  et  tes  amis.  Réchauffe  ton  cœur  auprès 
d'eux  :  ils  suffisent  pour  te  consoler  de  l'égoïsme  du  siècle 
et  de  l'inattention  momentanée  des  hommes.  »  Il  lui  con- 
seille de  ne  pas  se  laisser  «  abattre  par  ce  coup  de  pied  de 
l'âne  »  (2)  et  lui  promet  que  personne  à  Rouen  ne  connaî- 
tra l'échec.  Flaubert  pareillement  essaye  de  relever  le 
courage  du  poète,  son  «  seul  confident  »,  son  «  seul  ami  »  : 
«  de  par  l'Odyssée,  de  par  Shakespeare,  et  Rabelais  )^  il 
le  «  rappelle  à  l'ordre  »,  c'est-à-dire  à  la  «  conviction  »  de 
sa  valeur  (3).  Madame  Bouilhet,  elle-même,  qui  savait  son 
fils  d'un  caractère  assez  violent  pour  prendre  le  parti 
extrême  du  suicide  quittait  Cany  en  pleurant  et,  sans  le 
prévenir,  se  trouva  près  de  lui,  à  Paris,  pour  le  consoler, 
l'envelopper  de  son  amour  maternel  et  lui  demander  qu'il 


(Il  Œuvres,  p.  104  (Septembre  1855). 

(2)  Inédit.  (4  Octobre  1855.) 

(3)  Corr.  III,  p.  30.  Lettre  classée  par  erreur  au  mois  de  Juin.  Elle 
doit  être  reportée  à  la  fin  de  Septembre  ou  au  début  d'Octobre. 


—  961  — 

renonçât  au  théâtre:  «  Si  je  l'avais  crue,  écrit  Bouilhet, 
j'aurais  tout  abandonné  de  suite»  (1).  Mulot,  en  appre- 
nant cette  démarche  de  Madame  Bouilhet,  ne  put  dissi- 
muler son  émotion  :  «  Ta  mère,  mande-t-il  au  poète,  est 
«  une  excellente  femme  d'être  venue  à  ton  secours  sur  le 
«  champ  »  (2).  Flaubert,  au  contraire,  s'en  indigna  : 
,  «  Quant  à  ta  mère,  écrit-il,  je  lui  en  veux.  Elle  aurait  pu 
«  t'épargner  les  conseils  qu'elle  t'a  donnés  et  rester  à 
«  Gany  »  (3).  .i 

Bouilhet  regimba,  et,  d'après  les  conseils  de  Gautier, 
résolut  de  présenter  le  drame  à  l'Odéon.  Son  protecteur, 
Blanche,  qui  avait  été  «  en  admiration  »  de  le  voir  «  si  rai- 
sonnable »  devant  l'échec,  lui  donna  même  une  lettre 
d'introduction  auprès  de  Vaëz,  l'un  des  directeurs  de 
l'Odéon,  l'appui  du  sculpteur  Préault  devait  lui  concilier 
la  faveur  d'un  autre  directeur,  Royer. 

Malgré  ces  protections,  Bouilhet  n'a  pas  foi  au  succès  ; 
il  n'agit  que  pour  «  éviter  »  les  «  reproches  >j  de  Flaubert. 
11  souffre  toujours  dans  son  «  cœur  »,  dans  sa  «  tête  », 
dans  son  «  amour-propre  »,  désirant  mourir  «  tranquille- 
ment, sans  esclandre  et  sans  bruit,  quand  ce  ne  serait  que 
pour  ne  plus  voir  toutes  ces  canailles-là  !  »  Il  est  si  abattu 
pendant  plusieurs  semaines  qu'il  néglige  d'envoyer  à 
Flaubert  la  lettre  habituelle  du  Dimanche  :  «  Si  je  ne  t'ai 
pas  écrit,  lui  avoue-t-il,  c'est  par  pudeur.  La  plume  me 
tombe  des  mains,  quand  je  n'ai  à  retracer  que  des  dolé- 
ances et  des  désespoirs.  Loin  de  me  remonter,  je  descends 
chaque  jour  une  pente  sombre  et  fatale  ;  je  ne  pense  plus, 


(1)  Inédit,  sans  date. 

(2)  Inédit.  4  Octobre  1855. 
(;î)  r.oiT.  III,  p.  40. 


-  262    - 

Je  n'agis  plus.  Ne  parlons  pas  du  drame  :  il  m'a  fait  trop 
de  mal,  je  ne  le  porterai  à  personne...  Moi  qui  ne  deman- 
dais qu'à  être  joyeux  !  Le  bonheur  m'était  facile,  ma  pa- 
role d'honneur  :  je  ne  demandais  pas  beaucoup  !  »  (1). 

II 

Vers  le  mois  d'Avril  ou  de  Mars  1856,  l'Odéon  reçut  le 
drame  «  à  correction  ».  Le  poète,  conseillé  par  l'acteur 
Tisserant,  dont  le  nom  désormais  se  rencontrera  souvent 
dans  ses  lettres,  se  met  aussitôt  au  travail  et  fait  les 
changements  demandés. 

Mais  ces  premières  corrections  n'agréent  pas  au  Comité 
et  Bouilhet  comprend  mieux  que  jamais  qu'il  y  a  deux 
éléments  dans  un  succès  théâtral  :  «  le  poème  et  les 
ficelles  »,  <i  la  scène  rayonnante  »  et  «  les  coulisses  »,  les 
sacrifices  nécessaires  au  métier  avant  le  triomphe  :  «  Il 
faut  en  passer  par  là,  écrit- il  à  Flaubert,  surtout  dans  un 
siècle  difficile  à  une  époque  comme  la  nôtre,  où  la  bêtise 
est  exigeante,  et  où  les  bourgeois  savent  faire  des  pièces . . . 
Gomme  en  résumé  ils  comptent  plus  que  jamais  sur  un 
succès  propre,  et  comme  je  débute,  et  comme  je  n'ai  pas 
le  sol,  je  me  courbe,  je  me  casse,  je  cède  »  (2). 

En  même  temps  son  protecteur,  M.  Blanche,  l'appelle 
au  Ministère  d'Etat  et  lui  commande  «  une  pièce  à  volonté, 
pour  dans  six  semaines,  aux  Français  ».  Bouilhet  lui 
propose  «  la  seule  chose  humainement  possible,  une  pièce 
en  un  acte  »  qu'il  ne  livrera  d'ailleurs  «  que  si  elle  est 
excellente  »  (3). 


(1|  Inédit  (sans  date).  Lettre  écrite  vers  le  15  Octobre  1855  en  réponse 
à  celle  de  Flaubert,  datée  du  12  Octobre  (Clorr.  III,  p.  50). 
(2)  Inédit.  (Sans  date). 
(.S)  Inédit.  (Sans  date).  Lettre  écrite  vers  le  mois  de  Mai. 


—  263  — 

Nous  ne  savons  si  cette  Comédie  demandée  par  Blanche 
fut  achevée  à  temps  :  du  moins  —  une  lettre  adressée  à 
Flaubert  semble  en  témoigner  (1)  —  le  poète  s'en  préoc- 
cupa vivement.  Depuis  plusieurs  mois,  il  avait  trouvé  le 
sujet  d'un  drame  en  prose,  «  l'Aveu  »,  dont  le  scénario 
était  écrit  avec  quelques  scènes  du  premier  acte  :  il  est 
vraisemblable  qu'il  essaya  alors  de  terminer  cette  pièce, 
peut-être  en  la  ramenant  à  des  proportions  moindres,  pour 
la  présenter  à  Blanche,  mais  à  coup  sûr  elle  ne  fut  pas 
jouée  sur  la  scène  du  Théâtre-Français  cette  année-là. 

Nous  le  trouvons  préoccupé  au  mois  de  Juin  des  «  der- 
niers arrangements  »  pour  Madame  de  Montarcy  (2)  et  des 
suppressions  exigées  auxquelles  il  n'a  consenti  qu'en 
maugréant. 

Ces  corrections  sont  à  peine  terminées  qu'une  nouvelle 
alarmante,  à  laquelle  il  ne  veut  pas  croire,  va  le  troubler, 
à  Enghien,  oîi  il  séjournait  depuis  plusieurs  semaines  : 
Royer,  le  directeur  de  l'Odéon,  va  quitter  ce  théâtre  pour 
l'Opéra.  Bien  que  le  changement  ne  l'atteigne  pas  person- 
nellement, puisque  la  réception  définitive  de  la  pièce  est 
signée,  il  regrette  le  départ  de  celui  qui  lui  a  conseillé  les 


(1)  Il  éci'it  :  «  -Je  ne  sais  vraiment  ce  que  vaudra  ma  pièce  et  ce  que 
vaut  mon  style.  Je  vais  de  l'avant.  Tantôt  je  suis  très  content  de  mon 
sujet,  d'autres  fois  je  doute,  je  m'en  dégoûte  :  c'est  l'éternelle  histoire. 
Je  fume  une  pipe  et  je  continue.  Je  suis  certain  maintenant  d'avoir  fini 
pour  le  15  Juillet.  Bien  entendu  je  ne  livrerai  la  chose  que  si  c'est 
très  bon,  comme  tu  le  penses.  . .  »  (Inédit).  (31  Mai  1856,  timbre  de  la 
poste). 

(•2)  «  Tisseraut  vient  de  me  prendre  chez  moi  :  nous  allons  déjeuner 
ensemble  à  Auleuil  chez  Alphonse  Royer,  qui  m'a  invité  l'autre  jour. 
Grande  lecture  de  la  Montarcy  pour  les  derniers  arrangements.  .  » 
(Inédit,  sans  date,  lettre  écrite  vers  le  15  Juin  1856).  Cf.  la  réponse  de 
Flaubert  (Gorr.  III,  p.  56)  :  «  Je  demande  pour  mon  dimanche  pro- 
chain une  narration  du  déjeuner  chez  Royer.  Il  me  semble  que  tu  as 
passé  à  Auteuil  un  vrai  dimanche  d'antan  ».  (17  .)uin  18,56). 


-  264  - 

«  changements  et  raccommodages  »  dans  le  drame.  Il 
devra  recommencera  d'autres  tâtonnements  pour  d'autres 
gens  de  goût  »  et  «  attendre  indéfiniment  une  représen- 
tation promise  pour  le  commencement  de  l'hiver  ».  «  Tu 
ne  diras  pas,  écrit-il  à  Flaubert,  que  je  manque  de  gui- 
gnon.  . .  Je  suis  sous  la  main  de  la  fatalité.  Je  ne  sais  pas 
quel  crime  j"ai  commis  dans  une  existence  antérieure  »  (1). 

Il  avait  tort  de  se  décourager  ainsi  ;  l'aventure  tourna 
à  son  avantage  :  son  ami  La  Hounat  fut  nommé  directeur 
de  rOdéon  :  «  Comprends-tu  ma  position  pyramidale  à 
rOdéon,écrivaitle  poète  à  Flaubert...  Âllright!  comme  dit 
Pichat;  away!  away  !  comme  dit  Lord  Byron  ;  hao!  young 
hao  !  comme  disent  les  mandarins,  en  écoutant  sonner  les 
clochettes  sous  le  coup  d"aile  des  loriots  !...  »  (2). 

Dès  lors  les  billets  écrits  par  lui,  vrais  bulletins  de  vic- 
toire, révèlent  son  actiTité  enthousiaste.  Il  compose  un 
manuscrit  pour  la  Censure,  pendant  que  La  Rounat,  «  fort 
gentil  »,  le  fait  «  mousser  et  tambouriner  partout  »  ;  on 
s'occupe  des  costumes,  on  prend  jour  pour  la  lecture  gé- 
nérale du  drame  devant  les  acteurs  et  la  remise  des  rôles. 
Bientôt  cette  lecture  est  un  triomphe  :  «  Enthousiasme, 
trépignements,  écrit-il  à  Flaubert  :  on  a  remarqué  les 
bons  very...  Ce  n'est  pas  La  Rounat  qui  a  lu,  c'est  moi- 
même.  Je  me  suis  monté  au  dernier  diapason,  et  j'ai 
gueulé  dans  la  grande  manière  de  Croisset,  la  manière 
des  Fossiles  autour  du  Billard,  comme  un  éléphant  lâché 


(1)  Inédit.  Enghien,  sans  date,  lettre  écrite  vers  le  mois  de  Juin  1856. 

(2)  Inédit,  sans  date.  La  Rounat  lui-même  annonce  sa  nomination 
au  poète:  «Il  m'a  sauté  au  cou  lors  de  ma  première  visite,  écrit  Bouilhet 
à  Flaubert.  Les  portiers  et  valets  se  courbent  devant  ma  personne.  On 
me  fait  attendre  au  salon,  c'est  mirobolant  ».  (Inédit,  sans  date,  lettre 
écrite  vers  le  10  Août  185<i.) 


-  265  - 

dans  un  champ  de  m^iis!  (ja  les  a  étonnés  tous,  mais  em- 
poignés à  la  gorge  !  »  (1). 

Désireux  de  se  «  réhabiliter  »«  comme  homme  d'action  » 
aux  yeux  de  son  ami,  il  va  même  remercier  les  critiques 
qui  ont  annoncé  la  pièce  dans  les  journaux,  même  «  ceux 
qui  n'avaient  rien  dit  ».  Il  visite  ainsi  Janin  (2;,  Fioren- 
tino,  d'Avrigny,  Premaray,  Villemessant,  Jules  Viard, 
Biéville.  Il  découvre  «  les  gaillards  politiques  qui  mènent 
le  quartier  »  et  ont  fait  tomber  les  cours  de  Sainte-Beuve 
et  de  Nisard  ;  il  les  rejoint,  les  flatte,  les  emmène  chez 
La  Rounat  :  «  L'o})position  est  à  nous,  écrit-il  à  Flaubert. 
Suis-je  beau?  Voyons?  » 

Quand  au  mois  de  Septembre  les  répétitions  commen- 
cent, Flaubert  est  déjà  radieux  du  futur  succès  de  son 
ami.  Il  désire  si  vivement  assister  à  la  «  première  »  qu'il 
passe  «  à  y  rêver,  tous  les  jours,  une  grande  heure  pour 
le  moins  ».  «  Je  vois,  écrit-il  à  Bouilhet,  ta  mine  pâle  et 
gonflée  sous  un  quinquet...  La  Rounat  etfrayé...  J'entends 
gronder  les  vers  et  les  applaudissements  partir.  Tableau  ! 
Serai-je  rouge,  moi!  quelle  coloration  et  comme  ma  cra- 
vate me  gênera  I  ))  (3).  Il  veut  assister  aux  répétitions 
pour  être  certain  qu'aucun  détail  ne  sera  négligé  dans  la 
mise  en  scène  :  le  poète  est  même  obligé  de  modérer  cette 


(1)  Il  ajoute  en  post-scriptum  :  «J't.i  rompu  avec  Durey  ;  je  te  dirai 
cela.  »  La  liaison  avec  l'actrice  avait  duré  près  de  deux  ans  :  c'est 
«  politiquement  »  qu'il  renonça  à  «  ces  amours-là  »,  où  «  il  y  a  tou- 
jours des  engagements  »  pouvant  nuire  à  une  carrière  théâtrale. 

{•2)  11  écrit  :  «  Jj'accueil  qu'il  (Janin)  m'a  fait  n'a  été  ni  bon,  ni  mau- 
vais. J'étais  avec  l'acteur  Tisserant.  Janin  m'a  dit  qu'il  se  rappelait 
Melaenis  :  il  me  l'a  montrée  avec  une  belle  reliure.  Il  m'a  dit  que 
c'avait  eu  du  succès,  que  c'était  bon,  mais  que  c'était  fait  trop  vite. 
Je  trouve  celle-là  bonne  de  la  part  de  Janin,  le  Cardinal  des  Mers  ! 
Enfin  1  »  (Inédit,  sans  date,  lettre   écrite   vers  le  20  septembre  18c6.) 

(3)  Corr.  III,  p.  67. 


—  266  - 

impatience,  car  les   acteurs    le  supplient   de   venir  seul 
«  jusqu'à  ce  que  les  actes  soient  plus  ébauchés  ». 

Flaubert  attend  donc  comme  on  le  lui  demande.  Mais 
aussitôt  qu'il  est  installé  à  Paris,  il  ne  quitte  plus  TOdéon. 
«  Il  arpentait  la  scène,  écrit  Maxime  Du  Camp,  faisant 
reprendre  les  tirades,  indiquant  les  gestes,  donnant  le 
ton,  plaçant  et  déplaçant  les  personnages,  tutoyant  tout  le  " 
monde,  les  garçons  d'accessoires,  les  acteurs,  le  souffleur 
et  les  machinistes...  Avec  son  bon  cœur  et  sa  forte  intel- 
ligence, il  avait  compris  que  c'était  là  une  partie  suprême, 
et  que,  si  la  pièce  tombait,  Bouilhet  tombait  avec  elle,  ou 
plutôt  retombait  dans  la  vie  de  province,  dans  les  leçons 
de  Latin,  dans  la  misère  et  le  découragement...  Bouilhet 
laissait  faire,  il  suivait  Gustave  comme  une  ombre, 
approuvait  et  ne  se  sentait  pas  rassuré.  Sa  timidité  sem- 
blait accrue  de  tout  le  bruit  dont  on  l'entourait  :  il  était 
ahuri  et  eut  plus  d'une  fois  des  crises  de  larmes...  »  (1). 

«  Madame  de  Montarcy  »  est  enfin  jouée.  La  «  première  » 
a  lieu  le  6  Novembre.  Dans  la  salle,  les  vers  sonores  du 
drame  sont  applaudis  et  le  succès  s'affirme  d'acte  en  acte; 
mais  derrière  les  coulisses,  le  poète  affaissé  ne  comprend 
pas  ce  qui  se  passe  :  il  tient  Maxime  Du  Camp  par  un 
bras  en  lui  demandant  d'une  voix  sourde  de  ne  pas  le 
laisser  seul.  Vers  le  milieu  de  la  représentation,  il  quit- 
tait brusquement  les  coulisses  et  sortait  du  théâtre.  Un 
de  ses  amis  l'accompagna.  A  pas  précipités,  ils  descendi- 
rent la  rue  de  l'Odéon,  longèrent  les  quais  et  se  trouvè- 
rent sur  le  Pont-Neuf.  Bouilhet  était  haletant  :  «  Je  suis 
déshonoré,  disait-il,  ma  pièce  va  tomber  sous  les  sifflets 
du  parterre.  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  me  jeter  à  la  Seine.  » 


(l)  Cf.  B  Souvenirs  Littéraires  »  II,  p.  135. 


-  267  - 

On  le  calma  et  on  lui  fit  reprendre  le  chemin  de  l'Odéon. 
Il  y  arriva  au  moment  où  le  cinquième  acte  finissait  (1). 
Le  triomphe  avait  été  incontestable,  mais  le  poète  ne  vou- 
lait pas  y  croire. 

Flaubert,  Th.  Gautier,  d'Osmoy  et  Maxime  Du  Camp  le 
reconduisirent  chez  lui.  Il  lui  fallut  deux  jours  de  repos 
avant  de  comprendre  que  «  Madame  de  Montarcy  »  obte- 
nait un  succès  réel.  Il  put  d'ailleurs  le  constater  pendant 
les  78  représentations  du  drame. 

Ses  amis  de  Rouen  vinrent  en  hâte  à  Paris.  Leurs  applau- 
dissements bruyants  furent  vite  remarqués  à  l'Odéon.  Le 
20  Novembre,  on  lisait  dans  «  Le  Figaro  »  :  «La  ville  de 
Rouenaenvoyé  une  députationdequaranledeses  habitants 
pour  assister  à  la  première  représentation  de  «  Madame 
de  Montarcy  »,  drame  en  cinq  actes  et  en  vers,  de  M.  Louis 
Bouilhet,  qui  est  né  dans  la  capitale  de  la  Normandie. 

«  Les  quarante  Rouennais  de  M.  Louis  Bouilhet  lui 
ont  donné  un  banquet. 

«  Le  soir  même  de  la  première  représentation,  ils  se 
sont  rendus  à  son  logis  pour  lui  offrir  une  couronne  d'or 
avec  ces  mots  incrustés  sur  émail  :  «  Cornelio  redivivo  ». 
Tous  les  matins,  ils  l'attendent  sous  la  porte  cochère  pour 
1«'  saluer  de  leurs  acclamations. 

«  M.  Louis  Bouilhet  ne  peut  pas  faire  un  pas  sans  être 
escorté  par  ses  quarante  compatriotes.  Il  est  obligé  de  leur 
ifaire  visiter  les  curiosités  de  Paris. 

«  Hier,  ils  sont  montés  dans  les  deux  Colonnes;  demain, 
ils  doivent  descendre  dans  le  tombeau  de  l'Empereur  aux 
Invalides. 


(1)  Cf.  «  Le  Figîiro  »,  n»  du  24  Août  1882.  Maxime  Du  Camp,  «  Sou- 
venirs Littéraires  »,  II,  p.  137. 


—  268  - 

«  Aujourd'hui,  on  les  a  vus  défiler  sur  le  Boulevard, 
M.  Louis  Bouilhet  à  leur  tête.  Ils  se  rendaient  à  la  Made- 
leine, précédés  d'une  bannière,  comme  les  orphéons. 

a  La  députation  de  Rouen  doit  partir  demain.  On  lit 
sur  l'affiche  de  l'Odéon  : 

u  Madame  de  Montarcy  » 

«  Les  quarante  Rouennais  de  M.  Louis  Bouilhetassiste- 
ront  pour  la  dernière  fois  à  cette  représentation  avant 
leur  départ. 

«Je  me  rendrai  demain  au  chemin  de  Rouen,  pour 
assistera  la  scène  des  adieux.  Ce  sera  touchant  )^. 

III 

'  Encouragé,  il  voulut  écrire  une  Comédie  d'actualité. 
Mais  s'il  avait  traduit  aisément  en  tirades  sonores  les 
folles  équipées  de  l'Aubignéetles  intrigues  des  courtisans 
près  de  Madame  de  Montarcy,  il  se  sentit  moins  apte  à 
trouver  les  situations  et  la  langue  habituelles  au  monde 
moderne,  qu'il  connaissait  peu,  et,  comme  toujours,  très 
vite  il  retomba  dans  le  désespoir.  Il  se  dit  alors  dans 
«  une  impuissance  radicale  »  et  «  un  vide  profond  comme 
l'infini  »  :  jamais  il  n'a  été  «  plus  bas  ».  Il  lui  vient  «  des 
sujets  de  roman,  des  machines  à  descriptions  plantu- 
reuses et  à  longues  analyses,  mais  pas  un  résumé  drama- 
tique »  ;  la  comédie  lui  «  glisse  dans  la  main  ».  «  Où  prendre, 
écrit-il  à  Flaubert?  Où  saisir?  Le  notaire  ressemble  au 
bourreau,  et  sous  les  mêmes  habits,  ils  ont  la  même 
conversation,  les  mêmes  idées,  la  même  morale.  Oh!  si 
tu  avais  dans  la  tête  quelque  idée  cocasse,  quelque  chose 
d'impossible,  n'importe  quoi  ! . . .  J'en  suis  à  me  demander 


si  je  ne  vais  pas  prendre  a  l'Aveu  »  en  l'élargissant  pour 
le  mettre  en  vers  ?  »  {i). 
En   attendant  que   «  l'idée  cocasse  »   vienne,  il  écrit 
11!    quelques    poésies    détachées   :   «  Clair   de    Lrune   »   (2), 
A  X.  . .  »  ''3),  «  Démolitions  »  (4),  et  s'installe  à  Mantes. 


Depuis  qu'il  avait  quitté  Rouen,  il  regrettait  les  tran- 
quilles horizons  de  la  province,  et  se  sentait  fatigué  de 
Paris,  dont  le  tumulte  l'étourdissait,  où  il  était  sans  foyer, 
sans  autres  amis  que  ceux  créés  par  les  relations  litté- 
raires. Il  avait  résolu  d'habiter  Mantes  ou  Vernon,  à 
mi-chemin  entre  Rouen  et  Paris.  Il  opta  pour  Mantes  et 
s'y  logea  vers  le  10  Mai  1857  «  dans  une  petite  maison,  à 
l'angle  du  pont,  près  d'une  vieille  tour  »  (5).  Il  avait  un 
«  cabinet  que  ses  dimensions  rendent  un  gueuloir  confor- 
table »;  de  ses  quatre  fenêtres  il  «  plonge  sur  la  Seine 
qui  va  s'allongeant  au  loin  du  côté  de  Rouen  ».  «  J'aurai 
comme  toi,  écrit-il  à  Flaubert  en  lui  annonçant  son  ins- 
tallation dans  le  nouveau  logis,  de  grands  clairs  de  lune, 
et  nous  regarderons  cet  astre  aux  mêmes  heures,  sur  les 
mêmes  flots.  Seulement  nous  sommes  sur  deux  rives 
opposées  :  j'appartiens  à  La  Bouille  »  (6). 
.  Léonie  et  son  fils  Philippe  vinrent  le  rejoindre,  créant 
ainsi  au  poète  un  «  intérieur  »,  où  il  connut  vite  le 
bonheur,  par  contraste  surtout  avec  les  jours  de  décou- 


(1)  Inédit  (sans  date),  Jettre  écrite  vers  le  commencement  de  1857. 

(2)  Œuvres   p.  G  (Janvier  1857). 

(3)  Ibid.,  p.  93  (Février  1857). 

(4)  Ibid.,  p.  106  (Mars  1857). 

(5)  Flaubert,  Tréface  des  c  Dernières  Cliansons  »,  p.  288. 

(6)  Inédit.  (16  Mai  1857.  Timbre  de  la  poste). 


-  270  - 

ragement  passés  à  Paris.  On  le  vit  s'attacher  aux  choses 
qui  l'entouraient  :  le  moindre  bibelot  eut  une  place  dans 
son  affection.  Bouilhet  vécut  là  d'une  vie  simple  et  tran- 
quille :  il  prit  des  habitudes  bourgeoises. 

A  la  fin  du  mois  de  Mai,  il  trouvait  enfin  dans  Hélène 
Peyron  un  sujet  de  «  pièce  moderne  ».  Il  en  fait  aussitôt 
connaître  les  grandes  lignes  à  Flaubert,  en  lui  demandant 
son  avis  :  «  Dans  le  premier  moment  j'ai  été  enthou- 
siasmé, lui  écrivait-il,  mais  voilà  venu  le  quart  d'heure 
des  doutes  et  des  désenchantements.  Je  ne  veux  pas 
m'embarquer  plus  loin  sans  avoir  ton  avis  là-dessus  »  (1). 
Encouragé  par  Flaubert,  il  commença  aussitôt  à  écrire  la 
comédie.  Au  mois  d'Août,  le  premier  acte  était  terminé  : 
d'Osmoy,  après  lecture,  s'en  déclarait  «  enchanté  ». 

L'annonce  en  parut  dans  les  journaux  sous  un  titre 
inexact  :  «La  Fille  Naturelle  »  (2) et  La  Rounat  s'empressa 
de  la  lui  demander  pour  son  théâtre.  Gomme  le  «  public  » 
de  rOdéon  lui  «  plaît  fort  »,  Bouilhet  la  lui  promit  dès 
cette  époque,  semble-t-il  :  La  Rounat  de  son  côté  s'enga- 
geait par  une  «  parole  d'honneur  »  à  préparer  la  représen- 
tation pour  le  15  Mars  1858. 

A  la  fin  de  l'année  1857,  «  Hélène  Peyron  »  était  ter- 
minée.  Mais  Bouilhet,  qui  n'avait  exigé  aucun  traité, 


(1)  Inédit.  Sans  date,  Mai  ou  Juin  1857.  Reprenait-il  le  sujet  de 
«  l'Aveu  »  en  l'élargissant  ?  Nous  ne  saurions  l'affirmer,  car  ni  le 
scénario,  ni  les  brouillons  de  cette  dernière  comédie  ne  sont  venus 
jusqu'à  nous.  11  faut  constater,  cependant,  sans  en  tirer  une  conclusion, 
que  désormais  il  ne  sera  plus  question  de  «  l'Aveu  »  dans  la  Corres- 
pondance de  Bouilhet. 

(2)  «  J'ai  vu,  écril-il,  numéro  du  jour,  18  Août,  l'annonce  de  ma 
pièce. . .  On  annonce  en  même  temps  «  Le  Fils  Naturel  »  de  Dumas 
tils,  et  «  L'Enfant  de  l'Amour  »  de  Dupenty.  Quelle  avalanche  !  et  moi 
qui  sans  m'en  douter,  dans  mon  petit  coin  de  Seine-et-Oise,  avale  uno 
portion  de  l'épidémie  parisienne  !  ».  (Inédit). 


-  271   - 

r*'(ira  la  comédie  de  l'Odéon  pour  la  présenter  au  Théâtre- 
Français.  Cette  solution  lui  semblait  plus  avantageuse  : 
«  Il  est  positif  que  joué  aux  Français,  écrivait-il,  j'aurais 
un  résultat  double  et  «  Le  Cœur  à  droite  »,  s'ils  en  veu- 
lent, ferait  son  coup  en  même  temps»  (l).Il  en  fut  éconduit. 
Sans  se  décourager,  il  présenta  «  Hélène  Peyron  »  à  la 
Porte-Saint-Martin.  Un  deuxième  échec  l'y  attendait.  Ces 
insuccès,  du  moins,  lui  apprirent  son  métier  d'auteur 
dramatique  :  un  an  plus  tard,  il  s'en  souviendra  et  s'en- 
gagera par  traité  avee  un  directeur  de  théâtre  avant  d'écrire 
une  autre  comédie,  a  Si  j'avais  fait  cela  pour  «  Hélène  », 
avouera-t-il  à  Flaubert,  je  n'aurais  pas  perdu  une  année. 
A  propos  de  cette  pièce,  te  rappellerai-je. . .  mon  casse-cou 
aux  Français,  mes  tribulations  à  la  Porte-Saint-Martin. . . 
puis  ma  piteuse  rentrée  à  l'Odéon  »  (2). 

Il  revint  en  effet  frapper  à  la  porte  de  l'Odéon,  où 
cette  fois  on  accepta  définitivement  la  comédie  :  le 
25  Février  1858,  La  Rounat  reconnaît  officiellement  avoir 
reçu  «  de  Monsieur  Flaubert,  mandataire  de  M.  L.  Bouilhet, 
le  manuscrit  «  d'Hélène  Peyron  »  qui  sera  représenté  du 
20  Octobre  à  la  fin  de  Novembre  1858  »  (3). 


(1)  Inédit  (sans  date). 

(2)  Inédit   (sans  date).   Lettre  écrite  à  la   fin  de  1858  ou  au  début 
de  1859. 

(3)  Inédit.    Sur  papier   portant   le    timbre   «    Théâtre  impérial    de 
l'Odéon,  Direction  ». 

19 


CHAPITRE  XIV 


La   Carrière  Théâtrale 

(1858-1867) 

1.  —  Sous  PEINE  DE  Mort 
II.  —  L'Oncle  Million 

III.  —  DOLORÈS 

IV.  —  F.\USTINE 

V.  —  L.\  Conjuration  d'Amboise 


I 

Au  mois  d'Avril  de  cette  année  1858,  Flaubert  part  pour 
la  Tunisie  afin  de  connaître  le  pays  de  Salammbô. 

Bouilbet  est  persuadé  qu'il  a  pris  le  «  bon  parti  »  avant 
d'écrire  son  livre,  parce  que  ce  voyage  va  lui  «  redonner 
le  coup  de  fouet,  l'amour  du  sujet  même  »,  mais  pendant 
que  le  romancier  s'enthousiasme  pour  les  paysages  exoti- 
ques, et  enchante  son  imagination  de  la  vision  d'un  passé 
prestigieux  (1),  le  poète  s'ennuie  :  il  regrette  de  rester 
sans  conseiller,  alors  qu'il  cherche  toujours  le  sujet  de  la 
Comédie  qui  succédera  à  Hélène  Peyron.  Vingt  fois  il 
répète  les  mêmes  doléances  :  il  se  «  casse  »  et  se  «  creuse  » 
la  tête  «  comme  un  malheureux  »  ;  il  a  «  beau  s'agiter  », 
il  lui  faut  «  chercher  encore  et  attendre  la  lumière  »  ;  les 

(Ij  Corr.  III,  p.  171  et  suiv. 


-  273  ~ 

sujets  qu'iî  trouve  lui  donnent  «  des  détails  et  non  des 
scènes  »  ;  «  ça  tourne  au  roman  et  non  au  drame  »,  or  «  le 
style  et  les  détails  ne  sont  absolument  rien  au  théâtre  », 
où  «  il  faut  être  amusant  à  tout  prix  ».  Il  perd  toute  «  mo- 
ralité dramatique,  c'est-à-dire  toute  certitude  dans  le  suc- 
cès matériel  »,  et  une  fois  de  plus  commence  à  «  en  avoir 
assez  de  Melpomène  »  (1). 

Pour  se  consoler,  il  revoit  ses  amis.  Il  raconte  à  Flau- 
bert une  visite  d'Alexandre  Dumas  à  Mantes,  et  comment 
l'écrivain,  à  l'hôtel,  où  il  devait  déjeuner  avec  quelques 
amis,  s'improvisa  cuisinier,  composa  «  une  omelette  fan- 
tastique» et  «  rôtit  la  poularde  au  bout  d'une  corde  ».  «  Et 
quelle  g...,  ajoute  Bouilhet  !  J'ai  rarement  vu  manger 
avec  cette  force-là.  Il  boit  moins.  Nous  nous  sommes  em- 
brassés à  diverses  reprises.  Excepté  lui  et  m.oi,  tout  le 
monde  était  gris.  Ce  qu'il  y  a  de  très  beau,  c'est  que  la 
maîtresse  d'hôtel  a  revendu  aux  amateurs  de  Mantes,  à 
très  haut  prix,  les  restes  de  l'omelette  et  de  la  poularde  ! 
Forte  femme  !  Mais  une  chose  qu'on  ne  peut  nier  et  que  je 
ne  croyais  pas  si  réelle,  c'est  l'immense  popularité  de  ce 
gaillard-là  t  »  (2) 

Il  lit  surtout  :  «  les  Aventures  Burlesques  de  G.  d'Assoucy 
et  ses  voyages  par  le  monde»,  ce  qui  lui  «paraît 
charmant  »,  le  théâtre  de  Corneille,  de  Racine,  de 
Shakespeare,  d'Alexandre  Dumas,  «  les  Confessions  » 
du  «  gàs  Rousseau  ». 

Il  étudie  le  Chinois  :  il  copie  dans  des  cahiers 
venus  jusqu'à  nous  les  clefs  de  la  langue  et  entasse 
des  notes  sur  la  civilisation  et  les  usages  du  pays.  Il  est 


(1)  Inédit,  Lettres  écrites  en  Avril  et  Mai  1858. 

(2)  Lettre  inédite  (3  Mai  1858). 


en  correspoiulance  régulière  avec  Judith  Gautier,  à  qui  il 
écrit  «  en  Chinois,  rien  qu'en  Chinois  »  :  ils  sont,  dans  ce 
«  rude  exercice  »,  chacun  à  leur  «  troisième  lettre  »  (1). 

Un  moment,  il  croit  découvrir  dans  «  les  Histoires  Tra- 
giques de  Belleforest  »  «  un  sujet  de  drame  à  la  façon  de 
Shakespeare»,  «  délicieux...  par  les  détails».  Il  tenta 
même  d'en  élaborer  le  scénario.  «  Amusement  stérile  »  : 
le  drame,  qui  eut  été  «  bien  charmant  à  écrire  »,.est  aban- 
donné et  s'ajoute  dans  les  cartons  du  poète  à  la  liste  des 
scénarios  irréalisables. 

Vers  Juillet  il  s'attache  à  un  autre  qu'il  intitule  «  Sous 
Peine  de  Mort  ».  Il  se  met  au  travail  immédiatement,  car 
la  gêne  pécuniaire  le  presse.  A  Flaubert,  qui  le  conviait 
pour  plusieurs  jours  près  de  lui,  dans  la  maison  de 
Croisset,  il  répond  :  «  Tu  as  une  phrase  solennelle  et 
sacerdotale,  qui  revient  comme  une  litanie  sacrée  et  que 
j'élude  chaque  fois  avec  une  adresse  voltairienne  :  «  Quand 
nous  verrons-nous?  »  Aujourd'hui  j'ai  beau  faire,  il  faut 
aborder  la  question,  mais  je  te  donne  ma  parole  que,  si  je 
ne  répondais  pas,  c'est  que  je  n'en  sais  rien  moi-même. 
Quitter  ma  pièce  actuellement  ce  serait  un  massacre,  je  le 
sens,  j'en  suis  certain.  Ajoute  que,  matériellement,  je  suis 
dans  une  telle  panne  pour  le  quart  d'heure  que  j'ai  à  peine 
de  quoi  vivre  et  que  je  ne  pourrais  guère  voyager  »  (2). 

En  Septembre,  on  répète  «  Hélène  Peyron  »  au  théâtre 
et  déjà  les  aiiiis  du  poète.  Flaubert  et  Mulot,  lui  prédisent 
un  succès.  Bien  qu'  «  abruti  par  la  fatigue,  la  crainte,  la 
grippe  et  mille  contrariétés  inséparables  de  ce  bel  état 
d'histrion   »,   Bouilhet  leur  envoie  des   renseianements 


(1)  Inédit.    Sans  date.    Lettre  écrite  après  le   retour  de  Flaubert  à 
Paris,  donc  après  le  6  Juin  1858. 

(2)  Inédit.  Sans  date.  Lettre  écrite  pendant  l'été  de  1858. 


—  275  — 

minutieux  sur  la  distribution  des  rôles,  les  acteurs  et  les 
décors.  Il  surveille  lui-même  les  répétitions  avec  dili- 
gence, le  directeur,  La  Rounat,  s'pccupant  peu  des  choses 
de  son  théâtre  (1).  On  prépare  également  «  Madame  de 
Montarcy  »  pour  une  «  courte  reprise  »,  car  il  importe 
qu'on  «  rappelle  »  le  nom  du  poète  «  quelque  temps  avant 
la  deuxième  pièce  ». 

Au  milieu  de  ces  occupations,  il  est  «  un  peu  calotte  » 
par  une  surprise  désagréable.  Dans  un  «  acte  en  vers  de 
Jules  Viard,  très  spirituel  et  fort  bien  fait  »,  alors  joué  k 
rOdéon,  il  découvre  «  indiqué  »  mais  par  bonheur  insuffi- 
samment «  développé  »  le  thème  de  «  Sous  Peine  de  Mort  »  : 
emporté  par  «  les  courants  psychologiques  »  (2),  il  avait 
pris  sans  le  savoir,  comme  pour  «  Hélène  Peyron  »,  un 
sujet  qui  était  alors  à  la  mode.  Bien  plus,  Viard  et  lui 
n'étaient  pas  les  seuls  à  le  traiter  :  au  même  moment  Vil- 
letard  et  Belot  le  développaient  en  collaboration  dans 
«  le  Testament  de  César  Girodot  ».  Bouilhet,  devant  le 
succès  de  cette  pièce  nouvelle,  devra,  quelques  mois  plus 
tard,  enfermer  à  jamais  la  comédie  dans  ses  cartons  par 
crainte  d'être  accusé  de  plagiat  (3j. 

Enfin  l'affiche  de  l'Odéon  porte  à  nouveau  le  nom  aux 
syllabes  sonores  de  «  Madame  de  Montarcy  »  et  rappelle 
au  public  le  poète  acclamé  deux  ans  plus  tôt.  La  «  reprise  » 
a  lieu,  et  malgré  le  «  jeu  pitoyable  »  des  acteurs,  u  l'hon- 


(1)  «  C'est  un  homme  vidé,  écrit-i]  ;  il  ressemble  à  ces  coquilles  sans 
propriétaire  qu'on  trouve  parmi  les  galets  ».  (Inédit,  sans  date, 
Octobre  1858). 

(2)  Lettre  inédite. 

(3)  Nous  la  publions  pour  la  première  luis  dans  notre  thèse  complé- 
mentaire. 


-  276  — 

neur  est  sauf  ^^,  le  parterre  ne  ménage  pas  ses  «  nombreux 
applaudissements  »  (1). 

Ils  redoublèrent  le  11  Novembre  à  la  première  représen- 
tation «  d'Hélène  Peyron  ».  Leconte  de  Lisle,  lui-même, 
dès  le  lendemain,  félicitait  le  poète  : 

«  Vendredi,  12, 
«  Mon  cher  ami, 

«  Je  te  félicite  bien  sincèrement  du  succès  mérité  de  ta 
pièce.  C'est,  à  mon  sens,  la  meilleure  qui  ait  été  donnée 
depuis  fort  longtemps,  non  seulement  en  raison  des  beaux 
vers  faits  de  main  de  maître,  éloquents  ou  spirituels,  qui 
y  abondent,  mais  aussi  parce  qu'on  y  sent  une  vraie 
force  dramatique,  au  milieu  de  tant  de  scènes  neuves  et 
charmantes,  comme  toutes  celles  entre  Hélène  et  Flavi- 
gnac. 

«  Mon  opinion  vaut  d'autant  moins  que  je  ne  puis  la 

donner  au  public,  mais  elle  est  sincère,  ce  qui  est  bien 

quelque  chose. 

«  Merci  et  tout  à  toi, 

«  Leconte  de  Lisle  »  (2). 

Le  poète  avait  espéré  obtenir  par  l'intermédiaire  de 
Blanche,  la  présence  de  l'Empereur  à  une  représentation 
d'  «  Hélène  Peyron  ».  Or,  son  protecteur,  soit  par  un  sen- 
timent de  dépit  devant  le  succès  de  la  pièce  —  ainsi  le 
pensa  Bouilhet,  «  la  réussite  »  de  la  Comédie  «  ayant 
blessé  sa  sagesse  de  critique  »,  -  soit  peut-être  simple- 
ment par  le  désir  de  sa  tranquillité,  se  montra  peu  disposé 
à  solliciter  cette  faveur,  et  répondit  évasivement  que  «  le 


(1)  Lettre  inédite. 

{•2)  Inédit.  Vendredi  12  (Novembre  1858). 


--  277  - 

prince  n'aimait  pas  le  spectacle  »  (1).  Le  «  prince  »  ne  vint 
pas  et  ce  fut  là  pour  le  poète  une  première  déception. 

Les  critiques  acerbes  du  «  Figaro  »  (2)  lui  portèrent  un 
coup  nouveau  :  «  Mon  cœur  déborde  de  tristesse  et  de 
dégoût,  écrivait-il  après  avoir  lu  l'article  de  ce  journal. 
Pourquoi?  Je  n'en  sais  rien,  mais  j'ai  la  bouche  amère. 
Jamais  je  n'ai  eu  de  haine  plus  profonde  pour  le  monde 
parisien,  pour  les  gens  de  lettres.  Je  te  jure  que,  si  j'avais 
quelque  argent,  je  ne  publierais  plus  de  ma  vie  «  (3). 

De  plus,  ses  rapports  avec  sa  famille  sont  très  tendus  : 
Madame  Bouilhet  ne  comprend  pas  qu'il  ait  cédé  aux 
«  artistes  dramatiques  »  les  «  droits  de  première  repré- 
sentation ».  «  Ma  mère,  mande-t-il  à  Flaubert,  s'indigne 
de  mon  amour  pour  les  acteurs  1  Elle  fulmine  contre  ces 
gens-là  I  je  lui  avais  répondu  quelque  chose  de  formidable, 
mais  j'ai  brûlé  ma  lettre.  Seulement  cette  fois,  c'est  fini  : 
je  cesse  toute  correspondance,  je  n'ai  pas  assez  de  santé 
pour  aller  plus  loin...  Il  ne  suffisait  pas  des  insolences  de 
la  critique  :  il  faut  encore  les  aboiements  des  miens  : 
bravo  »  (4). 

Enfin,  il  lui  faut  constater,  malgré  le  succès  de  la  comé- 
die —  lequel  se  prolongera  pendant  80  représentations  — 
et  en  dépit  des  recettes  élevées,  que  le  théâtre  ne  lui  assu- 
rera ni  la  fortune  escomptée  ni  l'indépendance  nécessaire 
au  poète  :  «  Tu  parles  d'argent  et  de  notre  inexpérience  ! 
écrit-il  à  son  ami.  Ma  parole  d'honneur,  je  commence  à 
renoncer  à  l'espoir  d'en  gagner.  Ce  n'est  pas,  du  reste,  à 


(1)  Lettre  inédite. 

(2)  25  Novembre  1858. 

(3)  Inédit,  sans  date. 

(4)  Inédit,  sans  date. 


cette  fin  que  nous  faisons  de  Fart:  je  crois  que  désormais, 
bon  an,  mal  an,  je  vivrai  sans  peine.  Mais  quant  à  gagner 
des  écus,  c'est  un  leurre  agréable  ». 

Et  ce  n'est  pas  «  Le  Cœur  à  droite  »  qui  va  faire  tomber 
les  «  écus  »  plus  nombreux  dans  la  bourse  du  poète.  Le 
Directeur  de  «  La  Presse  »,  Charles  Edmond,  lui  avait 
promis  de  le  publier  dans  les  colonnes  de  son  journal, 
mais  le  manuscrit  était  resté  entre  ses  mains  de  longs 
mois,  si  longtemps  même  que  Bouilhet  vit  dans  ce  retard 
une  fin  de  non-recevoir.  Aussi,  quand  son  ami,  l'avocat 
Delattre,  devint  «  co-propriétaire  »  du  journal  judiciaire 
et  littéraire  «  l'Audience  »,  le  poète  n'hésita  pas  à  vendre 
aux  nouveaux  directeurs,  qui  le  lui  demandaient,  «  Le 
Cœur  à  droite  »  «  pour  simple  publication,  la  somme  de 
400  francs  »  (1).  (Vêtait  peu.  Du  moins  la  Comédie  refusée 
par  la  Revue  de  Paris,  et  indéfiniment  ajournée  par  «  La 
Presse  »,  trouvait  là  un  lieu  de  repos  :  la  publication  en 
fut  commencée  dans  le  numéro  du  26  janvier  et  terminée 
dans  celui  du  23  février  1859. 

Vers  la  même  époque,  il  prépare  l'édition  d'un  volume 
de  vers  qui  paraîtra  quelques  mois  plus  tard  :  «  Je 
retouche  d'anciennes  pièces  de  vers,  écrit-il  à  f^laubert  : 
peut-être  pourrai -je  m'en  servir.  J'ai  adopté,  sauf 
meilleur  avis,  l'ordre  suivant  dans  le  volume  :  l^^^  partie  : 
vingt  pièces  de  la  première  manière,  y  compris  «  Le 
Cèdre  »  (Les  Rois  du  monde).  —  2«  partie  :  études  : 
pièces  romaines,  grecques,  chinoises,  égyptiennes,  etc.  — 
3^  partie  :  toutes  mes  pièces  récentes,  une  trentaine  envi- 
ron, terminées  par  le  «  Poète  aux  Etoiles  ».  —  4^  partie  : 
le  poème  des  u  Fossiles  »,   Comme  cela  j'aurais  quatre 


(1)  Inédit,  sans  date. 


-  279    - 

tons  bien  marqués.  Tu  verras,  je  crois  être  dans  le  vrai. 
Du  reste,  trois  mille  et  quelques  vers,  pas  plus  :  c'est 
honnête  déjà  pour  l'estomac  des  bourgeois  »  (I). 

II 

Le  «  Cœur  à  droite  »  publié,  Bouilhet  se  met  en  quête 
d'un  autre  sujet  dramatique  :  il  veut  «  des  person- 
nages vrais,  des  caractères  suivis,  ou  bien  un  sujet 
comique  avec  des  épisodes  de  sentiment  ».  Mais  pendant 
plusieurs  semaines  «  les  recherches,  les  lectures  et  les 
combinaisons  »  restent  vaines  :  il  lui  faut  constater  que 
l'invention  des  thèmes  dramatiques  est  décidément  pour 
lui  très  laborieuse.  Il  prie  Flaubert  d'excuser  «  l'inanité  » 
de  ses  lettres,  «  image  «  de  sa  «  tête  »,  «  pas  roide,  pas 
roide  !  »  «Je  suis  actuellement  dans  les  heures  noires, 
ajoute-t-il,...  dans  l'état  moral  où  tu  m'as  vu  à  Paris  après 
«  Madame  de  Montarcy  »,  quand  je  piochais  pour  une 
autre  idée.  Décidément  j'ai  l'invention  difficile!...  Je  vais 
me  remettre  à.  cherche)'  toujours.  Je  trouverai  plus  ou 
moins,  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  la  dernière  scène  de  cette 
sotte  comédie  que  nous  jouons  tous,  sans  le  savoir,  pour 
l'amusement  de  je  ne  sais  qui  !  »  (2). 

II  supplie  son  ami  de  le  "  mettre  sur  la  voie  »,  et  lui 
«  demande  en  grâce  un  mot,  un  quart  d'idée,  une  chose 
comique  »,  «  une  position  critique  dans  la  vie  ordinaire, 
qui  puisse  aller  avec  les  vers  ».  «  Si  tu  fais  cela,  lui  écrit-il, 
tu  me  sauveras  tout  net  :  je  t'assure  que  j'en  ai  besoin,  je 
n'en  peux  plus  »  (3).' 


(1)  Inédit,  sans  date. 

(2)  Inédit.  Lettres  écrites  en  Avril  ou  Mai  1859. 

(3)  Inédit.  (3  Juin  1859). 


—  280  — 

Flaubert,  maintes  fois  sollicité  de  la  sorte,  proposa-t-il 
au  poète  le  sujet  de  "  rOncle  Million  »?  Aucun  document 
ne  nous  permet  de  l'affirmer.  Nous  constatons  seulement 
que  Bouilhet  s'arrêta  avec  enthousiasme  à  cette  idée 
féconde  :  représenter  un  jeune  poète  incompris  dans  une 
famille  bourgeoise. 

Tout  un  monde  de  souvenirs  intimes,  sa  propre  jeu- 
nesse, s'éveille  dans  sa  mémoire.  Il  se  revoit  pauvre  et 
timide,  coudoyant  à  Rouen  les  «  marchands  dorés»  aux 
«  blasons  de  pacotille  : 

Pains  de  sucre  en  sautoir,  et  coton  sur  azur  >-  (1) 

Il  se  souvient  des  premiers  malentendus  avec  sa  famille, 
lorsque  celle-ci  le  pressait  de  renoncera  la  poésie  et  de  se 
consacrer  entièrement  aux  études  positives,  qui  assurent 
avec  une  situation  sociale  l'avenir  matériel.  Il  retrouve  ses 
observations  de  professeur  :  il  se  rappelle  la  docilité  de  ses 
élèves,  leur  enthousiasme  devant  la  beauté  artistique  qu'il 
leur  révélait  avec  une  àme  fervente,  et  par  un  contraste 
amusant,  «  la  bêtise  des  bourgeois  qui  ingurgitent  du 
latin  et  de  la  littérature  à  leurs  fils,  sans  se  douter  qu'ils 
puissent  jamais  y  prendre  goût  sérieusement  »  (2).  C'est 
une  comédie  vécue  qu'il  veut  écrire  :  il  mettra  beaucoup 
de  lui-même  et  beaucoup  de  son  ami  Flaubert  dans  le 
jeune  poète  qu'il  représentera  "  brutal,  ennuyé,  exaspéré, 
ennemi  des  idées  reçues. . .  vrai  énergumène,  respectable 
par  son  élan  «  (o),  et  par  son  «  besoin  de  l'idéal  ». 

Il  entrevoit  de  «fameux  caractères  »,  qui  ceux-là  aussi 
paraissent  copiés  d'après  nature  :  une  «  petite  sœur  bour- 


(1)  «  Le  Lion  »,  Œuvres,  p.  72. 

(2)  Inédit,  sans  date. 

(3)  Inédit,  sans  date. 


—  381  — 

get)ise  »  du  poète,  leur  mère  d'une  dévotion  étroite,  et  un 
il  jeune  «  notaire  rangé  •>.  x\vec  quel  plaisir  il  campera  le 
«  père  bourgeois  »,  qui  sera  "  bon  »,  à  condition  qu'il  ne 
soit  pas  le  sosie  du  père  d'Hélène  Peyron,  et  ne  tombe 
jamais  «  dans  le  Daubret  par  un  seul  hémistiche  t  "  (1). 

Le  scénario  fut  vite  bâti.  Tisserant,  à  qui  il  a  été 
soumis,  l'approuve  :  le  poète  est  "  certain  d'avoir  un  sujet 
jouable  comme  fonds  et  comme  incidents  ».  «  Je  crois, 
écrit-il,  qu'il  y  a  de  bougrement  bons  vers  à  faire  là 
dedans,  et  de  bons  mots  et  opinions  bourgeoises  à  émettre  : 
bref,  je  suis  content  jusqu'à  nouvel  ordre  ».  On  lui  avait 
reproché  trop  de  métaphores  et  d'images  poétiques  dans 
Hélène  Peyron  ;  il  continuera  cependant  à  en  user  :  «  Mon 
poète,  mon  énergumène,  écrit-il  à  Flaubert,  ne  doit  pas  se 
priver  de  cette  consolation.  Il  soutient  les  principes  :  la 
métaphore  est  un  principe.  C'est  un  être  aux  allures  excep- 
tionnelles au  milieu  d'un  monde  à  plat-ventre  dans  les 
idées  reçues.  Il  commence  toujours  par  des  vers  secs  et 
ironiques  et  finit  par  la  colère  et  les  images.  Bien  entendu 
que  les  bourgeois  ne  feront  pas  de  métaphores.  Je  n'en 
mettrai  même  pas  dans  la  bouche  de  l'amoureuse.  Mais 
lui,  songe  donc,  c'est  un  animal  curieux,  une  mons- 
truosité bizarre  :  c'est  toi  chez  Lormier  fîls,  ou  chez  le 
notaire  Hauvel.  Et  Dieu  sait  que  tu  ne  te  prives  pas  de 
figures  en  pareilles  occurrences  !. ..  »  (2).  Léon  Rousset 
—  ainsi  appelle-t-il  son  poète  —  s'en  priva  si  peu  qu'on 
reprochera  à  l'auteur,  comme  pour  Hélène  Peyron,  d'avoir 
employé  trop  «  d'images  et  de  coloris  poétique  »  (8). 


(1)  Inédit,  17  juin  18Ô1J. 

{2}  Inédit,  sans  date.  Lettre  écrite  en  .luin  ou  Juillet  ISôîF.Tj'  relève 
cette  phrase:  «  Si  Dieu  me  prête  souffle,  à  raison  de  22  ou  24  vers  par 
jour,  j'aurai  fini  le  premier  acte  pour  le  1"  Août. 

(3)  Anaot,  Op.  cit.,  p.  112. 


—  282  - 

Avant  d'être  achevée  la  pièce  est  reçue  à  TOdéon.  Mais 
cette  fois  il  y  a  contrat  :  le  théâtre  s'engage  à  représenter 
l'œuvre  et  l'auteur  à  livrer  la  comédie  pour  le  mois  de 
Janvier  1860  :  «  Si  j'avais  la  chance,  écrit-il,  de  m'imposer 
plus  carrément,  avec  quel  bonheur,  l'an  prochain,  je  me 
lancerais  en  pleine  poésie  dramatique  !  J'en  écume 
d'avance  !  »  (1). 

Il  semble  qu'il  va  pouvoir  »  s'imposer».  En  Juillet  1859, 
son  recueil  de  poésies,  publié  sous  le  titre  modeste  et 
charmant  de  «  Festons  et  Astragales  »,  reçoit  en  somme 
bon  accueil  du  public  et  d'une  partie  de  la  critique.  Un 
mois  après,  à  l'occasion  de  la  fêle  de  l'Empereur,  il  est 
nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur.  Ses  amis  s'en 
réjouissent  :  Sandeau  lui  envoie  «  sa  carte  avec  un  long 
bout  de  ruban  rouge  »  (2)  ;  Flaubert  dans  une  lettre  fort 
spirituelle,  «  morceau  succulent  d'un  bout  à  l'autre  «  — 
qui  malheureusement  n'a  pas  été  conservé  —  est  heureux 
de  voir  enfin  récompensés  «  le  lyrisme  de  Rousseau,  la 
grâce  de  Florian  »,  que  son  ami  allie  dans  ses  vers; 
Madame  Bouilhet  est  «  enchantée  de  l'événement  »  (8). 

Mais  il  est  ressaisi  bien  vite  par  les  difïicultés  maté- 
rielles, qui  l'irritent  d'autant  plus  qu'il  se  sent  moins 
capable  de  les  vaincre  ou  même  de  les  dominer.  Devant 
le  succès  obtenu  par  le  «  Testament  de  César  Girodot  », 
La  Rounat,  le  directeur  de  l'Odéon,  lui  propose,  moyen- 
nant une  indemnité,  de  retarder  jusqu'au  15  Février  1860 
la  représentation  d'Hélène  Peyron,  prévue  pour  le  mois 
de  Janvier,  et  le  poète  se  demande  si  ce  n'est  pas  «  l'occa- 
sion de  porter  la  pièce  aux  Français  ».  L'intervention  de 


k 


(1)  Inédit,  sans  date. 

(2)  Inédit,  14  Août  1859. 

(3)  Inédit,  1"  Novembre  1859.  Lettre  communiquée  par  M.  Leblond. 


-  283  - 

Flaubert   l'empêcha  de  donner   suite  à  cette   idée,  mais 

estimant  que  La  Rounal  reportait  à  une  date  trop  avancée 

de  la  saison  théâtrale  la  représentation  de  la  comédie,  et 

1  pouvait  ainsi  en  compromettre  la  réussite,  il  décida  de  ne 

"K  Ipas  la  faire  jouer  cet  hiver-là  :   "  J'ai  laissé,  écrivait-il  à 

Flaubert,  ma  pièce  reçue,  après  lecture  et  distribution  des 

rôles  pour    l'hiver  prochain,    pour    ce    brave    mois    de 

Novembre,  comme  d'habitude...  Je  vais  me  mettre  vite  à 

une  machine  pour  les  Français,  qui  pourra  être  faite  dans 

118 [huit  ou  neuf  mois,  c'est-à-dire  en  Septembre  ou  en  Octobre, 

donc  elle  pourra  être  jouée  aux  Français  en  Mars  1861, 

si  rien  ne  cloche  ^  (1). 


III 

L'Histoire  de  l'Espagne  lui  fournit  le  thème  de  ce  drame 
nouveau,  qu'il  intitula  «  Dolorès  » 

S'il  paraît  en  avoir  trouvé  le  sujet  rapidement,  il  passa 
par  de  multiples  tâtonnements  avant  d'en  agencer  le 
scénario  définitif,  avant  surtout  de  trouver  le  «  ton  »  na- 
turel aux  sénoras,  aux  caballaris,  et  aux  tiers  gentils- 
hommes :  «  Quel  fardeau  j'ai  sur  les  épaules,  écrivait-il  à 
Flaubert  :  une  douzaine  de  personnages  à  manœuvrer  et 
le  ton  !  J'en  frémis.  Je  vais  un  peu  à  l'aventure  sans  me 
préoccuper  de  couleur  locale,  laquelle  serait  plaquée  et 
romantique  malgré  moi.  Je  tâche  d'éviter  les  mots  à  phy- 
sionomie trop  moderne  :  c'est  de  la  couleur  négative  ». 

Un  événement  inattendu  le  détourna  quelque  temps  de 
ces  préoccupations.  Au  mois  de  Mars  1860,Thierry, l'admi- 
nistrateur général  de  la  Comédie-Française  —  qui,  dans 
«  Le  Moniteur  »  (2),  à  propos  de  «  Festons  et  Astragales  », 


(])  Inédit,  sans  date. 
{■>)  13  Septembre  185! 


—  284  — 

lui  avait  consacré  un  article  ,c  splendide  »,  u  trop  splen- 
dide  »  et  «  lourd  à  porter  »,  de  l'avis  même  du  poète  — 
lui  demanda  une  «  ode  patriotique  ».  «  L'annexion  de  la 
Savoie  à  la  France,  lui  écrivait-il,  me  paraît  très  pro- 
chaine. La  France  reprendra  les  deux  départements  du 
Mont-Blanc  et  du  Léman,  qu'elle  avait  acquis  en  1802.  II  y 
aura  lieu,  ce  me  semble,  à  une  fête  nationale,  et  pour  ma 
part,  je  ne  serai  pas  fâché  de  voir  François  de  Sales  et 
Joseph  de  Maistre,  deux  français  s'il  en  fut,  devenir  rétros- 
pectivement nos  coiîipatriotes. 

Enfin,  j'aurais  bien  envie  que  mon  théâtre  célébrât  en 
beaux  vers  cet  accroissement  de  la  vieille  terre  natale.  Des 
vers,  j'en  aurai  de  tout  le  monde  :  de  beaux  vers,  c'est  à 
vous  que  je  m'adresse  pour  en  avoir.  Le  sujet  vous 
convient-il?  Sentez-vous  qu'il  puisse  vous  inspirer?  Je 
vous  demande  une  prompte  réponse.  Je  sais  qu'on  ne  fait 
pas  violence  à  la  poésie.  Oui  ou  non?  Non,  je  respecterai 
le  sommeil  de  la  Muse.  Oui,  je  serai  heureux  de  vous  voir 
mettre  le  bout  du  pied  au  Théâtre-Français!...  »  (1). 

Bouilhet  est  très  embarrassé.  Célébrer  les  victoires 
nationales,  la  politique,  est-ce  digne  de  l'art?  Mais,  s'il 
refuse,  ne  va-t-il  pas  s'aliéner  la  sympathie  de  Thierry,  qui 
a  été  «  si  charmant  »  pour  lui  «  dans  le  Moniteur,  et  par- 
tout, et  toujours  »,  et  se  fermer  ainsi  les  portes  du  Théâtre 
Français?  Il  consulte  donc  Flaubert.  Celui-ci,  fidèle  à  la 
théorie  de  l'art  indépendant,  n'hésite  pas  et  lui  conseille 
un  refus  intransigeant  :  «  Jamais  !  jamais  !  jamais!  C'est 
une  enfonçade  qu'on  te  prépare,  et  sérieuse.  Au  nom  du 
Ciel,  ou  plutôt  en  notre  nom,  mon  pauvre  vieux,  je  t'en 
supplie,  ne  fais  pas  cela.   C'est  impossible  de  toute  ma 


(1)  Inédit.  13  Mars 


—  285  — 

nière...  Laisse  de  semblables  besognes  à  Philoxène  et  à 
:Théo.  Encore  une  fois,  et  mille  fois,  non  !  »  (1). 

Bouilhet  est  «  persuadé  entièrement  »  par  les  «  bonnes 
raisons  »  de  son  ami.  Il  refuse  l'offre  de  Thierry  sous 
prétexte  que  «  le  sujet  »  ne  «  l'inspire  pas  du  tout  »  et 
parce  qu'il  veut  «  entrer  aux  Français  »  non  «  avec  une 
ode  de  cent  vers  ",  mais  «  avec  une  pièce  en  cinq  actes  »  (2), 
[qu'il  élabore  présentement. 

Plus  tard  Flaubert,  faisant  allusion  à  ce  refus  dans  la 
Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  l'expliquera  par  les 
principes  intransigeants  de  son  ami  en  matière  littéraire  : 
«  Quant  à  l'art  officiel,  écrira-t-il,  il  en  a  repoussé  les 
avantages,  parce  qu'il  aurait  fallu  défendre  des  causes 
qui  ne  sont  pas  éternelles  «  (3). 


Bouilhet,  qui  s'est  «  cassé  la  tête  »  à  cause  do  cette 
affaire  des  Français  »,  est  obligé  d'interrompre  une 
seconde  fois,  au  début  d'Octobre,  le  travail  de  «  Dolorès  «. 
Il  faut  préparer  les  répétitions  de  «  l'Oncle  Million  », 
«  refaire  la  lecture  générale  »  aux  acteurs  de  l'Odéon,  car 
si  les  interprètes  «  savent  presque  tous  leur  rôle  depuis 
un  an  »,  il  a  «  un  acteur  nouveau  »,  et  il  est  «  bon  de  rap- 
peler aux  autres  l'ensemble  de  la  comédie».  D'ailleurs, 
sa  présence  est  nécessaire  «  dans  un  théâtre  où  le  direc- 
teur n'assiste  jamais  aux  répétitions  »  (4), 

Il  retrouve  l'activité  fiévreuse  qui  précéda  «  Madame  de 
Montarcy  »  et  «  Hélène  Peyron  »,  surveille  chaque  répé- 


(1)  15  mars  1860.  Gorr.  III,  p.  23G. 

(2)  lûédit.  Mantes,  16  Mars  1860. 
(H)  Préface,  p.  300. 

(4)  Inédit,  sans  date.  Lettre  écrite  au  début  d'Octobre. 


tition,  soigne  les  mille  détails  des  costumes  et  des  décors, 
revoit  ses  amis  Gautier,  Préault,  Saint-Victor,  Philoxène 
Boj'er,  d'Osmoy,  les  deux  Guérard,  et  visite  les  critiques 
et  «  les  chefs  des  petits  journaux  ».  A  Flaubert,  toujours 
inquiet,  il  détaille  les  multiples  démarches  qu'il  s'impose: 
bientôt  il  l'appelle  près  de  lui  :  «  Nous  reverrons  Janin 
ensemble,  lui  écrit-il,  et  Fiorentino,  si  tu  veux.  .  Jeté 
voudrais  bien  trois  jours  avant  l'événement  »  (1). 

Le  6  Novembre  1860.  «  l'Oncle  Million  »  est  joué  pour  la 
première  fois.  Dès  les  premières  représentations  contra- 
riées, il  est  vrai,  par  le  mauvais  temps,  Bouilhet  cons- 
tate le  peu  d'enthousiasme  du  public  et  la  réserve  des 
journaux.  Le  15  décembre,  il  écrit  à  Flaubert:  «  La  presse 
a  été,  en  général,  mauvaise  pour  la  pièce,  magnifique  pour 
le  poète  et  pour  les  acteurs  ».  Quelques  jours  après,  l'in- 
succès était  évident  :  la  comédie  ne  pourra  tenir  longtemps 
l'affiche  de  l'Odéon  :  «  Tout  va  de  mal  en  pire,  mandait-il 
à  Flaubert.  Je  suis  étouffé  systématiquement  par  ces 
canailles  de  l'Odéon,  le  tout  pour  complaire  à  Doucet,  et 
parce  que  LaRounat  veut  être  décoré  etse montrer  souple 
et  complaisant. 

J'ai  le  cœur  plein  d'amertume  et  les  yeux  pleins  de 
larmes,  que  je  retiens  avec  un  mal  extrême.  La  grande 
presse  a  été  détestable,  la  petite  presse  lâche  à  n'en  pas 
avoir  l'idée!  C'est  un  coulage...  Je  te  raconterai  les 
canailleries  succe?sives  de  La Rounat  et  de  Tisserant  :  Ces 
crapules,  qui  me  jouent  sans  m'annoncer  dans  l'époque  la 
plus  détestable  de  l'année,  avec  des  neiges  et  les  approches 
du  Jour  de  l'An,  prétendent  mettre  en  ligne  de  compte  les 


(1)  Inédit,  sans  date. 


-  287  - 

recettes  minimes  qu'ils  font,  pour  crier  eux-mêmes  après 
la  pièce... 

Que  vais-je  faire?  Que  vais-je  devenir?  Je  l'ignore  com- 
plètement. Je  n'ai  jamais  été  si  mal  pris  à  aucune  époque 
de  mon  existence...  »  (1). 

Il  croit  d'ailleurs  la  pièce  «  étouffée  par  ordre  »,  parce  que 
Doucet,  son  rival,  veut  obtenir  le  prix  du  concours  acadé- 
mique avec  un  drame  intitulé  «  La  Considération  ». 
«  Doucet,  écrit-il,  vise  au  prix  de  l'Académie.  Il  aura  pour 
lui  Sandeau,  Sainte-Beuve,  quoi  qu'on  en  dise,  et  Ponsard 
et  bien  d'autres.  Il  est  de  ma  dignité  de  ne  pas  lutter  avec 
cet  idiot,  et  j'avoue  même  que  j'aurai  un  certain  orgueil  à 
voir  couronner  «  La  Considération  ». 

Pendant  que  le  poète  se  remet  «  tant  bien  que  mal  »  au 
drame  espagnol  et  l'écrit  «  avec  une  médiocre  confiance 
dans  le  public  et  les  directeurs  »,  Flaubert  tente  de  le  tirer 
d'affaire.  Il  raconte  à  Duplan  l'échec  de  la  comédie, 
comment  Bouilhet  a  refusé  de  présenter  son  drame  au 
concours  académique,  pour  ne  pas  devenir  un  rival  de 
Doucet,  et  lui  demande  de  faire  en  sorte  que  l'empereur 
assiste  à  l'une  des  représentations  de  l'Odéon  (2).  Peine 
perdue.  Il  essaye  aussi  de  le  recommander  de  nouveau  à 
son  ancien  protecteur,  M.  Blanche.  Nouvel  échec  :  Blanche 
répond  qu'il  ne  comprend  pas  l'isolement  du  poète  à 
Mantes.  Cette  fois,  la  mesure  est  comble  :  alors  qu'il  a 
«  juste  de  quoi  manger  »  et  ne  peut  choisir  qu'entre  «  le 
séjour  à  Mantes  ou  l'enterrement  à  Cany  »,  Bouilhet 
demande  à  être  délivré  à  jamais  des  «  donneurs  de  conseils 
dont  la  poche  est  pleine  »  (3). 


(1)  Inédit,  décembre  1860. 

(2)  C.orr.  111,  p.  270. 

(3)  Inédit,  sans  date. 

20 


Et  voilà  que  «  Dolôrès  »,  elle  aussi,  risque  d'avoir  la 
même  infortune  que  «  Sous  Peine  de  Mort  ».  Le  poète,  en 
effet,  apprend  que  Vacquerie  écrit  comme  lui  un  drame 
dont  le  sujet  est  emprunté  à  l'histoire  de  l'Espagne.  Il 
redoute  cette  pièce  «  jour  et  nuit  »  :  si  celle  de  Vacquerie 
réussit,  il  sera  «  défloré  »  :  si  elle  n'a  pas  de  succès,  il 
aura  du  mal  à  «  placer  »  la  sienne  (1). 

Il  n'y  avait  aucune  parenté  entre  les  deux  drames,  mais 
celui  de  Vacquerie  subit  au  théâtre  un  piteux  échec. 
Bouilhet  est  résolu  cependant  à  terminer  le  sien...  »  Il  faut 
de  la  vertu  et  des  convictions,  écrit-il  à  Flaubert,  en  face 
de  ce  public  chaque  jour  plus  bête  et  plus  aplati  ».  Malgré 
ces  efforts,  il  avance  avec  des  «  lenteurs  inouies  »  dans  le 
dernier  acte  :  il  sent  peser  sur  lui  «  la  presque  certitude 
d'être  refusé  aux  Français,  et  dans  tous  les  cas  fort  peu 
goûté  du  public  »  (2). 

Au  mois  de  Mai  1861,  la  pièce  est  terminée  et  lue  au 
Théâtre-Français  :  elle  est  reçue  «  à  corrections  ».  «  Tout 
cela  me  fait  prendre  le  théâtre  en  dégoût  »,  écrit-il,  abattu 
par  ce  demi-succès.  «  Je  crois  que  j'ai  fait  fausse  route  en 
ne  continuant  pas  dans  la  voie  de  Melaenis  et  des  Fossiles. 
Mais  je  ne  pouvais  pas  faire  autrement  :  c'est  la  fatalité 
de  ma  position  »  (3). 

Pour  que  lui  paraisse  moins  monotone  ce  travail  des 
corrections  exigées,  il  relit  les  auteurs  latins  :  le  «  Saty- 
ricon  )i,  «  édition  allemande,  avec  de  très  bonnes  notes 
grecques  et  latines»,  «  l'Ane  d'or»  d'Apulée,  Ammien-Mar- 
cellin,  Suétone  et  Juvénal,  les  historiens  surtout,  desquels 
il  tire  le  sujet  de  Faustine. 


(1)  Inédit,  sans  date.  Lettre  écrite  vers  le  mois  de  Mars  1861. 

(2)  Inédit,  sans  date, 
(5)  Inédit,  sans  date. 


—  389  — 

Enfin,  dans  une  lettre  du  25  Octobre  1860,  il  annonce  à 
Flaubert  qu'il  a  fait  la  «  seconde  lecture  »  :  il  est  «  reçu  », 
mais  encore  avec  des  «  changements  nouveaux  »,  il  n'est 
donc  pas  plus  ;<  avancé  «  qu'auparavant.  Ni  «  Dolorès  »,  ni 
«  Faustine  »,  dont  il  voudrait  faire  une  pièce  à  grand  spec- 
tacle pour  le  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin,  ne  pourront 
être  jouées  avant  un  an.  L'argent  va  lui  manquer  :  «  Que 
devenir?  écrit-il.  Il  y  a  dans  la  vie  un  point  jusqu'où  l'on 
monte.  Après,  il  faut  descendre  toujours  :  j'en  suis  à  la 
descente.  Je  voudrais  qu'elle  ne  soit  pas  trop  longue»  (I). 

Bouilhet  écrivait  cette  lettre  le  25  Octobre.  Le  lendemain, 
le  sujet  de  Faustine  recevait  l'approbation  de  Fournier,  le 
directeur  de  la  Porte-Saint-Martin. 

IV 

Nul  drame,  semble-t-il,ne  fut  composé  par  notre  auteur 
avec  autant  d'enthousiasme  que  «  Faustine».  Le  poète  de 
Melaenis  et  des  pièces  «  Romaines  »  revenait,  par  une 
dilection  particulière  vers  l'antiquité  latine,  vers  les  siècles 
de  la  décadence,  qu'il  avait  heureusement  décrits  :  il  retrou- 
vait «  les  mêmes  détails  de  mœurs,  les  mêmes  jeux,  les 
mêmes  balles  physiques...  en  plus  le  troupeau  énorme  des 
philosophes  encouragés  par  Marc  Aurèle  ».  Il  découvrait  un 
personnage  d'un  «grand  relief»  en  Faustine,  l'ambitieuse 
épouse  de  l'empereur,  poussant  un  lieutenant  audacieux, 
qu'elle  aime,  à  s'emparer  du  pouvoir  pour  conserver  elle- 
même  une  place  sur  le  trône.  Il  tenait  un  filon  riche  : 
après  l'échec  de  r«  Oncle  Million  »,  et  la  fortune  médiocre 
de  «Dolorès»,  il  espérait  enfin  marcher  vers  un  succès  réel. 


(1)  Inédit,  25  Octobre  1860  (Timbre  de  la  Poste). 


-  290  - 

Il  se  plaignit  bien,  en  écrivant  la  prose  harmonieuse  de 
«  Faustine  »,  de  «  difficultés  inextricables  ».  «  J'ai  bien  du 
mal  à  avancer,  avoue-t-ii  à  Flaubert,  en  écrivant  le  pre- 
mier acte.  Si  un  repos  est  fort  beau  en  description,  c'est 
chose  rude  que  de  le  mettre  sur  la  scène.  Je  n'avais  pas 
prévu  cette  difficulté  :  décrire  est  facile  auprès  de  cela. 
Quel  vide  comme  action  !»  (1).  Il  paraît  cependant  avoir 
composé  le  drame  plus  rapidement  que  les  précédents  : 
vers  la  fin  de  Tannée  1862,  la  dernière  scène  était  achevée. 


En  même  temps,  il  collaborait  avec  Flaubert  au  «Château 
des  Cœurs  ».  Le  romancier,  attiré  depuis  de  longues 
années  vers  le  théâtre,  cherchait  un  sujet  de  féerie  qui  lui 
permît  de  bafouer  l'égoïsme  et  la  médiocrité  des  «  bour- 
geois ».  Dès  1862,  il  avait  fait  appel  à  Louis  Bouilhet  et  à 
leur  ami  commun  d'Osmoy,  qui  avait  eu  quelque  succès 
au  théâtre,  mais  cette  collaboration  à  distance,  sur  un 
thème  trop  vague,  était  demeurée  sans  résultat.  Lorsque 
l'année  suivante  Flaubert  revint  à  la  charge,  ce  fut 
Bouilhet  qui  cette  fois  prit  à  cœur  la  réussite  de  l'entre- 
prise. 

Que  l'idée  générale  de  la  féerie  appartienne  au  roman- 
cier, nous  l'admettons  volontiers,  puisque  celte  haine 
vouée  à  l'esprit  bourgeois  s'étale  complaisamment  dans 
toute  sa  correspondance  d'alors,  mais  au  poète  revient,  à 
coup  sûr,  l'honneur  d'avoir  inventé  le  scénario,  où  «  des 
êtres  invisibles  plus  forts  que  nous  »,  les  fées  et  les  gnomes, 
luttent  sans  trêve,  ceux-ci  symbolisant  l'esprit  positif, 
terre  à  terre,  celles-là  dispensatrices  des  sentiments  géné- 


(1)  Inédit,  1862. 


—  291  — 

reux.  Il  explique  à  Flaubert  comment,  avec  le  plan  minu- 
tieusement développé  qu'il  lui  envoie,  il  leur  sera  facile  de 
pourchasser  les  ridicules  bourgeois  et  de  bafouer  la  bêtise, 
l'égoïsme,  la  médiocrité  de  l'humaine  nature  :  «  Tu  com- 
prends, lui  écrit-il,  qu'avec  ce  plan,  nous  avons  la  société 
tout  entière  à  blaguer  :  les  gnomes,  c'est-à-dire  les  utili- 
taires, les  prosaïques  tiennent  le  monde  depuis  mille  ans. 
Voilà  pourquoi  on  ne  rencontre  plus  guère  de  fées  sur  les 
boulevards  ou  même  dans  nos  bois.  Elles  habitent,  exilées, 
des  régions  nuageuses,  fantastiques,  légères  et  mobiles 
comme  elles.  Quand  elles  veulent  descendre  sur  la  terre 
envahie  par  les  instincts  mauvais,  elles  n'ont  guère  que 
les  extrémités  polaires  ou  les  profondeurs  inconnues  de 
l'Afrique.  Ça  ne  peut  pas  durer. . .  Les  fées  aiment  la  terre  : 
elles  ont  été  créées  pour  cette  planète,  elles  veulent  y 
régner  de  nouveau.  Puisqu'elles  finissent  par  triompher 
dans  la  pièce,  le  dénouement  est  consolant,  sinon  vrai  : 
nous  allons  entrer  avec  les  Fées  dans  une  phase  meil- 
leure »  (1). 

Flaubert  fut  «choqué  »  de  cette  pénétration  continue  du 
réel  par  le  surnaturel:  il  eût  préféré  deux  intrigues  paral- 
lèles. Bouilhet  l'en  dissuada  :  «  Tu  veux  faire,  lui  écri- 
vait-il, une  comédie  humaine,  et  le  supernaturel  éloigné, 
séparé,  abstrait.  Non,  je  ne  vois  pas  la  chose  comme  cela. 
J'aimerais  mieux,  alors,  faire  simplement  une  comédie 
d'intrigue  sans  aucune  fée.  Mais  du  moment  que  tu  les 
admets,  il  faut  comme  Hoffmann  dans  le  «  Pot  d'Or  »,  les 
nicher  à  chaque  acte  de  la  vie,  à  chaque  minute  de  l'exis- 
tence »  (2).  Bouilhet  était  heureux  d'avoir  inventé  ce 
mélange  de  réalisme  et  d'imagination  :  il  croyait  assurer 


(1)  Inédit,  sans  date. 

(2)  «  Œuvres  de  G.  Flaubert,  Théàta'e  «,  Edition  Gonard,  p.  511». 


—  292  — 

par  là  H  leur  féerie  une  place  d'honneur  dans  les  Annales 
du  Théâtre  :  «  Je  voudrais  bien  savoir,  écrira-t-il  plus 
tard  à  propos  de  Fournier,  ce  qu'il  entend  par  «  la  forme 
n'est  pas  neuve!  »  D'abord,  il  n'y  a  pas  de  calembour: 
première  nouveauté  I  Seconde  nouveauté  :  c'est  écrit  en 
français  !  Et  en  troisième  lieu,  le  mélange  de  la  vie  réelle 
en  habits  noirs  et  des  choses  fantastiques  constitue  une 
forme  de  féerie  dont  je  ne  crois  pas  qu'on  ait  abusé 
jusqu'à  ce  jour»  (1). 

Il  est  difficile  de  délimiter  quelle  part  revient  à  Bouilhet 
dans  la  première  rédaction  de  la  pièce.  Les  vers,  sans 
doute,  lui  appartiennent.  Il  semble,  en  outre,  qu'il  eut  la 
tâche  d'écrire  plusieurs  tableaux  :  «  Je  termine  actuelle- 
ment mon  cinquième  tableau,  mande-t-il  à  Flaubert  :  ce 
qui  me  fera  trente-et-une  pages  serrées.  Il  me  restera  donc 
trois  tableaux,  puisque  j"en  avais  huit.  Mais  j'avoue  que 
je  n'y  vois  rien.  Sur  les  six  que  j'ai  faits  il  y  en  avait  deux 
très  vides,  le  treizième  et  le  quatorzième...  »  (2).  La  féerie 
sera  réduite  à  dix  tableaux  par  Flaubert  (3).  Ni  la  corres- 
pondance, ni  l'étude  du  style  ne  permettent  d'éclairer 
d'une  lumière  plus  vive  ce  point  de  collaboration. 


Cependant,  à  la  fin  de  1863,  «  Faustine  »  allait  apparaître 
sur  la  scène  de  la  Porte-Saint- Martin.  La  situation  finan- 
cière, «  plus  que  précaire  »,  du  théâtre,  «  le  système  d'éco- 
nomie stupide  »,  que  préconisait  le  directeur,  rendirent  le 
poète  hésitant  ;  il  était  torturé  par  la  crainte  «  de  laisser 


(1)  Inédit,  sans  date. 

(2)  Inédit,  sans  date. 

(8j  Cf.  l'étude  de  René  Descharmes  et  René  Dumesnii  :  «  Autour  de 
Flaubert  »,  I,  p.  333  et  suivantes. 


~  293  - 

monter  la  pièce  d'une  façon  nécessairement  médiocre,  et 
d'être,  en  outre,  coupé  en  deux  par  une  faillite  ou  une 
destitution  »  (1). 

Le  hasard  le  secourut.  Les  «  créanciers  de  Fournier, 
seuls  directeurs  du  théâtre,  son  tapissier,  perruquier  et 
autres  »,  s'insurgèrent  contre  les  frais  énormes  qu'entraî- 
nait «  Faustine  »  et  refusèrent  de  donner  «  leur  argent 
pour  cette  pièce  littéraire  ».  Une  indemnité  fut  promise  à 
Bouilhet  et  la  représentation  du  drame  reportée  au  mois 
d'Octobre  de  l'année  1864.  «  Je  crois  que  tout  est  pour  le 
mieux,  écrivait  le  poète,  et  que  j'échappe  à  un  danger  pire 
que  le  silence,  c'est-à-dire  à  une  déplorable  exécution  »  (2). 

«  Tout  »  ne  fut  pas  «  pour  le  mieux  »  :  il  connut  encore, 
de  longs  mois  durant,  les  mécomptes  habituels  aux  gens 
de  théâtre.  Flaubert  en  révèle  quelques  échantillons  dans 
une  lettre  écrite  le  3  Novembre  1863  :  «  Monseigneur, 
disait-il  de  son  ami,  a  passé  par  des  états  déplorables... 
1°  sachant  que  Fournier  ne  voulait  lui  jouer  Faustine  que 
dans  un  an,  il  a  retiré  sa  pièce;  2°  Fournier  a  déclaré 
n'avoir  pas  l'argent  de  son  indemnité;  3°  Doucet  lui  a  fait 
faire  un  manuscrit  pour  le  montrer  aux  grands;  4°  le  dit 
Doucet  a  donné  ce  manuscrit  à  Thierry;  5»  Bouilhet  a  été 
sur  le  point  d'intenter  un  procès  à  Fournier;  6°  le  même 
Fournier,  samedi  dernier,  lui  a  envoyé  une  dépêche  télé- 
graphique ainsi  conçue  :  «  Je  triomphe,  je  vais  jouer 
Faustine  immédiatement  »  (3).  Quelques  mois  après,  en 
effet,  le  22  Février  1864,  le  drame  était  représenté  sur  la 
scène  de  la  Porte-Saint-Martin,  avec  un  luxe  de  décors  et 


(1;  Inédit,  sans  date. 
(2)  Inédit,  sans  date. 
(B)  Gorr.  III    p.  388. 


-  294  — 

de  costumes  longuement  décrit    par    les   journaux  (1). 
V 

Vers  le  mois  de  Juillet  1865,  «  la  Conjuration  d'Amboise  » 
offre  au  poète  le  sujet  d'un  drame  nouveau. 

A  mesure  qu'il  recueille  des  notes  dans  les  «  Histoires 
Tragiques  de  Belleforest,  dans  les  Mémoires  de  Gondé, 
dans  les  journaux  de  François  de  Lorraine,  dans  ce  vieux 
Brantôme,  dans  Mignet  et  beaucoup  d'autres  »,  il  s'en- 
thousiasme pour  cette  époque  «  violente,  sentimentale, 
chevaleresque  et  pleine  d'emphase  ».  Il  s'attache  surtout 
à  l'étude  de  deux  physionomies  qui  contrastent  avec  les 
«  férocités  »  du  temps  :  Marie  Stuart,  «  gracieuse  et  char- 
mante figure  à  faire  passer  dans  le  drame  »,  et  dont 
«  l'avenir  bien  connu  de  tous...  donnera  un  reflet  tra- 
gique à  ses  joies  et  à  ses  insouciances  de  jeune  fille  »  ;  le 
faible  François  II,  le  «  roi-enfant  »  :  «  C'est  un  innocent, 
écrit-il,  qu'on  dresse  aux  férocités  et  qui  n'est  pas  cou- 
pable. On  sent  qu'il  n'ira  après  sa  mort  ni  en  paradis,  ni 
en  enfer  ;  ce  roi  qui  n'a  pas  régné  ressemble  aux  enfants 
qui  n'ont  pas  vécu  »  (2). 

Il  se  réjouit  pareillement  à  la  pensée  qu'il  pourra 
donner  une  large  place  à  la  galanterie,  si  large  même  que 
Flaubert  tenta  de  l'en  dissuader  :  «  On  était  très  galant, 
répétait  Bouilhet,  à  la  cour  de  François  P^  de  Henri  II 
et  de  Marie  Stuart.  On  l'était,  et  je  dis  plus,  on  doit  l'être 
puisque  le  public  le  croit  :  au  théâtre,  il  faut  accepter  les 
idées  historiques  reçues...  Marie  Stuart  doit  être  gra- 
cieuse, la  cour  des  premiers  Valois  doit  être  galante  :  le 


(1)  Voir  surtout  l'article   de  Th.  Gautier  dans   «  Le  Moniteur  Uni- 
versel »  du  23  Juillet  1864. 

(2)  Inédit.  Mantes,  14  .Juillet  1865  (timbre  de  la  Poste). 


-  295  — 

public  se  moque  de  la  couleur  locale  ;  rappelle-toi  «  les 
Burgraves  ».  Et  puis,  es-tu  sûr  qu'on  n'était  pas  très 
galant  la  veille  de  ces  massacres?  N'y  a-t-il  pas  toujours 
des  pastorales  au  bord  des  tueries  et  ne  va-t-on  pas  tou- 
jours de  plein  pied  des  bosquets  de  Trianon  aux  murailles 
nues  du  Tem[)le  ?  »  (1), 

Il  prévoit  en  outre  les  précautions  nécessaires  pour  ne 
pas  permettre  aux  spectateurs  de  découvrir  dans  le  drame 
des  allusions  aux  événements  contemporains,  surtout 
pour  ne  pas  entrer  en  lutte  avec  la  censure,  il  s'imposera 
de  «  glisser  sur  les  querelles  religieuses  >>,  et  montrera 
qu'alors  elles  étaient  seulement  «  un  prétexte,  pour  couvrir 
les  menées  purement  politiques»;  il  ne  placera  pas  l'action 
«  dans  les  guerres  de  religion,  mais  seulement  à  la 
veille  »  (2). 

Bien  que  le  poète  se  fût  remis  avec  peine  «  au  train 
poétique  »,  car  depuis  trois  ans  il  n'avait  pas  écrit  de  vers 
pour  le  théâtre,  la  pièce  fut  rapidement  composée.  Au 
début  de  l'année  1866,  elle  était  terminée  ;  d'après  les 
conventions  passées  avec  l'Odéon  elle  devait  être  repré- 
sentée en  Mars.  Mais  «  le  Lion  Amoureux  »  de  Ponsard, 
tragédie  en  «  vers  de  dentiste  »  (3),  jouissait  alors  d'un 
«  immense  succès  ».  Les  auditeurs  ne  l'estimaient  pas, 
comme  Bouilhet,  une  tragédie  écrite  en  «  vers  de  den- 
tiste «.  Par  une  telle  boutade,  l'auteur  de  la  Conjuration 
d'Amboise  trahit  son  irritation  :  «  Le  public  parisien, 
écrivait-il,  n'a  pas  assez  de  poésie  dans  l'âme  pour  accla- 
mer deux  tartines  en  vers  à  un  mois  dé  distance  ».  Il  était 


(1)  Inédit. 

(2)  Inédit. 
(:j)  Inédit. 


-  296  — 

bon  d'ailleurs  que  la  pièce  fût  «  repolie  »  et  «  reserrée  ».  Il 
décida  d'en  reporter  l'apparition  «  en  Novembre,  comme 
d'habitude  »  (1). 

Au  mois  de  Juillet  1866  (2),  il  commençait  un  drame  en 
vers  :  «  Le  Pèlerinage  de  Saint-Jacques».  Le  premier  acte 
seul  fut  écrit.  Le  poète,  en  effet,  avait  tenté,  dans  cette 
pièce,  «  d'être  vague  et  légendaire  »,  puisqu'il  lui  était 
impossible  de  retrouver,-  «  avec  ses  détails  réels  »,  l'his- 
toire qu'il  portait  sur  la  scène  :  il  sentit  bientôt  qu'il 
faisait  fausse  route.  «  Le  vague,  écrivait-il  à  Flaubert,  tu 
le  sais  aussi  bien  que  moi,  ne  va  guère  au  feu  de  la 
rampe.  La  légende  a  besoin  de  vivre  fortement  pour 
atteindre  le  5«  acte,  et  j'ai  un  diable  de  vers  qui  devient 
de  plus  en  plus  clair  et  français  »  (8).  Le  souvenir  de 
l'échec  de  Dolorès,  drame  insuffisamment  historique,  les 
doutes  peut-être  des  directeurs  de  théâtre  sur 
final,  lui  firent  abandonner  l'oeuvre  commencée. 

D'ailleurs,  en  cette  fin  d'été  1866,  les  répétitions  de 
«  Conjuration  »  absorbent  toute  son  activité.  Le  25  Octobre, 
le  drame  était  représenté  pour  la  première  fois  sur  la  scène 
de  rOdéon.  Le  succès  fut  immense.  La  pièce  eut  cent  cinq 
représentations  à  Paris  et  enthousiasma  la  province.  «  On 
me  joue  à  ma  connaissance  dans  plus  de  vingt  villes, 
grandes  et  petites  »,  écrivait  le  poète. 


rique,  les 
le  succès     I 

ions  de  la     ' 


(1)  Inédit,  sans  date. 

(2)  Le  manuscrit  porte  cette  date  à  la  première  page  :   12  Juillet 
jeudi,  1866. 

(3)  Inédit,  1='  Août  1866. 


CHAPITRE  XV 


Les  Dernières  Années  —  La  Mort 
Flaubert  et  la  gloire  posthume  de  Bouilhet 

(1867-1872) 

I.  —  La  Bibliothèque  de  Rouen 
«  Mademoiselle  Aïssé  » 
La  Mort 
IL  —  Flaubert  et  les  Œuvres  posthumes 

Publication  des  «  Dernières  Chansons  » 
Représentation  de  «  Mademoiselle  Aïssé  ■> 


I 

Malgré  le  succès  de  la  «  Conjuration  d'Amboise  »,  les 
amis  de  Bouilhet  s'inquiétaient  de  son  avenir  :  on  s'en- 
quérait  pour  lui  d'une  situation,  qui  éloignât  les  soucis 
toujours  renaissants  de  la  vie  matérielle;  on  s'informait, 
bien  qu'il  s'y  opposât  par  respect  de  la  volonté  mater- 
nelle, des  places  de  directeur  prochainement  vacantes 
dans  les  théâtres.  Flaubert,  de  son  côté,  espérait  qu'il 
reviendrait  habiter  Rouen,  et  escomptait  le  retour  des 
journées  heureuses  qu'autrefois  ils  avaient  vécues  en- 
semble dans  la  maison  de  Groisset  :  «  Je  regrette  autant 
que  toi,  cher  vieux,  lui  écrivait  Bouilhet,  nos  longues 
lectures,  nos  longues  causeries,  et  ces  semaines  entières, 
où  nous    n'étions   ennuyés  que  quand  il  arrivait  une 


—  298  - 

visite  !  »  Et  ailleurs  :  «  Notre  vie  n'est  pas  drôle,  mais 
qu'y  faire?  Gomment  maîtriser  les  circonstances,  quand 
nos  volontés  mêmes  se  dérobent?  Je  fais  souvent  le  rêve 
de  nous  retrouver  à  la  fin  réunis  comme  au  début,  mais 
où?  mais  quand?  »  (1). 

On  crut  arrivée,  au  début  de  1867,  l'occasion  attendue 
lorsque  mourut  l'intendant  du  château  de  Gany,  M.  Re- 
quier.  Eki  voyant  disparaître  ce  «  dernier  ami  des  temps 
passés  »,  ce  «  dernier  lien  »,  qui  le  «  rattachait  à  Gany  «  et 
à  sa  u  première  enfance  »,  le  poète  fut  envahi  par  une 
«  grande  tristesse  ».  «  Ces  départs-là  ont  quelque  chose  de 
sinistre  »,  avouait-il.  Flaubert  alors,  mettant  à  profit  ces 
inquiétudes  sur  l'avenir,  l'incita  à  solliciter  la  place  deve- 
nue vacante  au  château.  Bouilhet,  qui  peu  d'années  avant 
regimbait  contre  le  conseil  d'un  «  enterrement  à  Gany  », 
est  moins  intransigeant  aujourd'hui  :  l'expérience  des 
difficultés  matérielles  de  la  vie  le  porte  à  peser  la  question 
avec  plus  de  sang-froid.  Peu  s'en  fallut  qu'il  ne  sollicitât 
ce  rôle  d'intendant  et  ne  reprit  ainsi  la  tradition  pater- 
nelle. Seul  son  peu  de  goût  pour  des  fonctions  exigeant 
surtout  de  l'initiative  et  de  la  précision  l'en  empêcha  : 
«  G'est  si  loin  de  mes  aptitudes,  écrivait-il  à  Flaubert. 
Mon  père,  tout  soldat  qu'il  était,  appartenait  à  une  grande 
administration  :  il  a  dirigé  les  hôpitaux;  c'était  toujours 
du  calcul  et  mille  détails  auxquels  je  suis  plus  qu'étran- 
ger »  (2). 

La  solitude,  de  plus  en  plus,  se  fait  autour  de  lui.  Sa 
mère  meurt  au  mois  de  Février.  «  La  catastrophe  »  vint 
«  avec  une  rapidité  effrayante  »,  au  point  qu'il  ne  put. 


(1)  Inédit,  sans  date. 

(2)  Inédit,  sans  date. 


—  299  -  ■ 

«  par  la  faute  d'un  télégramme  mal  servi  »,  arriver  assez 
tôt  pour  fermer  les  yeux  de  Madame  Bouilhet  :  il  ne  put 
entendre  les  recommandations  que  cette  excellente  chré- 
tienne confia  à  ses  filles  touchant  l'avenir  de  leur  frère.  La 
(séparation  lui  fut  douloureuse.  Devant  la  tombe  de  sa 
mère,  chérie,  malgré  des  heurts,  d'une  affection  tendre,  le 
poète  fit-il  un  retour  vers  son  éducation  religieuse,  éprou- 
va-t-il  quelques  remords  sur  sa  vie  irrégulière  ?  Nous  ne 
le  savons  pas:  aucune  ligne  de  la  correspondance  adressée 
'à  Flaubert  ne  décèle  cette  préoccupation.  Il  s'efforce, 
/devant  l'intransigeant  ami,  à  garder  l'attitude  rigide  d'un 
stoïcien  :  «  Je  commence,  lui  écrit-il  de  Cany,  à  me 
remettre  un  peu  de  mon  «  étonnement  ».  C'a  été  une 
douleur  presque  physique,  comme  un  paquet  de  mes 
entrailles  qui  s'en  allait.  J'avais  emporté  Montaigne,  ce 
brave  homme  m'a  soutenu  »  (l).  Il  laisse  seulement  trans- 
paraître le  sentiment  de  réconfort  que  lui  apporte  la  sym- 
pathie de  ses  amis  :  de  G.  Sand  lui  affirmant  qu'elle 
r  «  aime  davantage  dans  cette  cruelle  épreuve  »  (2);  de 
la  princesse  Mathilde  elle-même  lui  envoyant  «  quelques 
mots  très  charmants  »  (3).  Il  paraît  heureux  que  les  liens 
d'amitié  se  soient  resserrés  entre  lui  et  ses  sœurs  dans 
l'épreuve  commune  :  «  Mes  sœurs  vont  mieux,  écrit-il,  je 
e  tarderai  pas  à  venir  les  revoir.  Elles  ont.  Dieu  merci, 
de  nombreuses  occupations  et  pressées  :  c'est  une  bonne 
chose  pour  ces  premiers  jours  »  (4). 

Au  mois  d'Avril,  la  place  de  Conservateur  à  la  Biblio- 


(1)  Inédit,  sans  date.  (Février  1867). 

(2)  Inédit,  sans  date.  Billet  communiqué  par  M.  Leblond,  d'Amiens. 

(3)  Inédit,  sans  date.  (Février  ou  Mars  1867). 

(4)  Inédit,  sans  date.  (Avril  1867). 


—  300  - 

thèque  de  Rouen  devint  vacante  par  la  mort  du  titulaire, 
André  Pottier.  Des  amis  du  poète,  qui  avaient  maintes  fois 
rêvé  de  le  voir  installé  \h,  et  même  avaient  fait  pour  lui 
quelques  démarches  discrètes,  l'avertirent  que  le  digne 
fonctionnaire  «  était  au  plus  mal».  D'après  leur  conseil, 
Bouilhet  fit  officieusement  des  ouvertures  au  Maire, 
M.  Verdrel.  Celui-ci  le  reçut  «  parfaitement  ».  «  Il  m'a 
renouvelé,  mandait  le  poète  à  Flaubert,  son  désir  de  me 
voir  obtenir  ce  poste.  Seulement  il  pense  que  plus  j'aurai 
de  protecteurs  à  Paris,  et  de  recommandations,  et  plus 
j'aurai  de  chances,  quoique  la  place  soit  municipale  ». 

Il  se  met  donc  en  devoir  d'obtenir  l'appui  de  la  prin- 
cesse Mathilde  et  de  Duruy,  le  ministre  de  l'instruction 
publique.  En  même  temps,  il  envoie  une  «  demande  for- 
melle au  Maire  »,  et  une  autre  à  la  Préfecture  pour  poser 
sa  «  candidature  carrément  ». 

Cette  activité  ne  fut  pas  vaine  :  le  2  Mai  la  nomination 
de  «  Monsieur  Bouilhet,  homme  de  lettres  »,  à  la  Biblio- 
thèque de  Rouen,  était  officielle,  u  L'administration  », 
lit-on  dans  l'acte  de  nomination  signé  par  Verdrel,  se 
disait  heureuse  d'attacher  «  à  la  principale  collection 
scientifique  de  la  ville  »  le  poète  Normand  qui  s'était 
acquis  «  dans  la  carrière  des  lettres  des  titres  propres  à 
justifier  »  (1)  ce  choix. 

Il  voyait  ainsi  se  réaliser  le  rêve  maintes  fois  caressé  de 
se  rapprocher  de  Flaubert  et  de  ses  amis  de  collège.  Mais 
par  un  revirement,  dû  à  son  tempérament  inquiet,  à  peine 
fiit-il  informé  du  succès  de  ses  démarches  que  son  enthou- 
siasme tomba  vite  :  plus  même  son  départ  de  Mantes 
devenait  proche,    plus  il  était  «  tracassé  par  l'idée  de 


(1)  Inédit. 


—  301  — 

retourner  à  Rouen  >\  Il  redoutait  d'y  être  «  perdu  au 
milieu  de  gens  qui  ne  comprennent  que  le  succès  maté- 
riel »,  et  qui,  cela  lui  étant  ôté,  ne  verraient  plus  en  lui 
«  qu'un  simple  bibliophile  »  (I).  Peut-être  aussi  allait-il 
regretter  la  retraite  de  Mantes,  où  il  avait  pris  l'habitude 
de  travailler  à  ses  heures,  sans  la  contrainte  d'un  règle- 
ment, sans  la  préoccupation  surtout  d'une  besogne  étran- 
gère à  la  poésie. 

A  Rouen,  il  choisit  pour  y  installer  ses  pénates,  à  mi- 
côte,  vers  Bihorel,  dans  une  rue  bordée  de  haies  vives,  une 
petite  maison  blanche  (2),  cachée  par  des  arbres  et  pré- 
cédée d'unjardin  plein  de  fleurs.  Dans  ce  site  champêtre, 
où  pour  le  recevoir,  «  le  printemps  s'est  hâté  »  (3),  ses 
goûts  de  poésie  et  de  tranquillité  bourgeoise  trouvèrent 
bientôt  une  satisfaction  jusqu'alors  inéprouvée. 

Le  20  Mai,  le  nouveau  bibliothécaire  inaugurait  ses 
fonctions.  Il  se  disait  résolu  à  les  remplir  avec  zèle  tout  en 
continuant  à  écrire.  «  J'espère,  mandait-il  à  son  ami, 
M.  Lepesqueur,  en  Octobre  1867,  pouvoir  travailler  à 
Rouen,  comme  à  Mantes.  J'ai  eu  nécessairement  quelques 
mois  à  consacrer  à  ma  bibliothèque  et  à  l'initiation  d'une 
fonction  dont  j'ignorais  bien  des  détails.  Le  plus  gros  est 
fait  :  aujourd'hui  le  travail  va  venir  »  (4).  Flaubert,  de 
son  côté,  lui  répétait  de  prendre  moins  au  sérieux  son 
rôle  de  fonctionnaire.  «  On  t'a  mis  là,  lui  disait-il,  pour 
faire  des  vers  et  non  pour  ranger  des  bouquins  ». 


(1)  Inédit 

(3)  Elle  occupait  alors  le  numéro  43  de  la  rue  Bihorel.  Cf.  le  récit 
d'une  visite  faite  par  Guy  de  Maupassant  au  poète,  «  Le  Gaulois  » 
(21  Août  1882),  reproduit  par  G.  Dubosc,  «  Journal  de  Rouen  » 
(20  Juillet  1919). 

(3)  «  Mars  »,  Œuvres,  p.  95. 

(4)  «  Nouvelliste  de  Rouen  »,  (23  août  1882). 


-  302  - 

Il  retrouva  vite  le  silence  nécessaire  aux  rêveries  poé- 
tiques et  à  la  recherche  d'un  sujet  dramatique.  Estimant 
avec  raison  que  ses  «  deux  vrais  succès»  avaient  été  deux 
tragédies  «  historiques  ou  mêlées  à  l'histoire  »,  u  Madame 
de  Montarcy  »  et  «  la  Conjuration  »,  et  ses  «  jolis  fours  », 
deux  pièces  qui  n'empruntaient  pas  leur  sujet  aux  faits 
réels,  ce  fut  une  13gure  historique,  «Mademoiselle  Aïssé», 
qu'il  voulut  présenter  à  la  scène  II  trouva  un  plaisir  réel  à 
consulter  les  Annales  du  xyiii^  siècle,  riches  en  détails 
précis  sur  la  naissance  de  l'héroïne  chez  les  Turcs,  son 
rachat  et  son  éducation  en  France  par  Monsieur  de  Ferriol, 
sa  passion  pour  le  Chevalier  d'Aydie  et  sa  conversion  au 
Christianisme.  Il  n'en  éprouva  pas  moins  à  versifier  son 
œuvre  nouvelle.  Au  mois  de  Mai  1869,  le  drame  était  ter- 
miné et  accepté  par  le  théâtre  de  l'Odéon.  Des  change- 
ments, hien  entendu,  lui  étaient  demandés.  La  mort  ne  lui 
permit  pas  de  les  faire. 

Depuis  le  début  de  l'année,  en  effet,  il  ne  cessait  de  se 
plaindre  de  sa  santé,  d'une  «  grippe  »,  qu'il  ne  pouvait 
complètement  guérir.  Il  gémissait  d'être  devenu  «  une 
bête  d'habitude  »  :  «  Où  est  le  temps,  écrit-il  à  Flaubert, 
où  je  faisais  Melaenis  en  courant  dans  la  boue  d'une 
pension  à  l'autre  !  Je  prends  ton  refrain,  triste,  triste  !  »  (1). 
Il  travaille  avec  «  d'immenses  dégoûts».  Il  lui  «  arrive 
dans  le  corps  des  choses  bizarres  »,  dont  il  essaye  de  ne 
pas  s'  «  occuper  du  tout  ».  Il  a  de  la  mort  une  terreur 
irraisonnée,  on  évite  devant  lui  les  allusions  à  son  état  de 
santé;  on  cache  les  nouvelles  de  décès;  on  s'efforce  de 
donner  aux  conversations  un  tour  de  gaieté;  c'est  en  vain. 
En  outre,  un   malentendu  avec  Chilly,  le  directeur  de 


(1|  Inédit.  Gany,  3  Avril  1869. 


\ 


—  303    - 

l'Odéon,  à  propos  des  corrections  et  de  la  représentation 
de  «  Mademoiselle  Aïssé  »  le  rend  plus  «  malade  »  encore  : 
il  ne  peut  «  retravailler  dans  de  pareilles  conditions  ». 
<  J'espère,  ajoute-t-il,  qu'une  justice  quelconque  me 
vengera;  c'est  cette  conviction  qui  m'empêche  aujourd'hui 
(le  pleurer  »  (1). 

Enfin,  le  2  Juin,  dans  le  dernier  billet  arrivé  jusqu'à 
nous,  il  avoue  à  Flaubert  qu'il  est  devenu  «  cacochyme  et 
défiant  »,  insupportable  à  ses  familiers  :  «  Il  y  a  vrai- 
ment une  cause  physique,  mande-t-il,  je  t'assure  que  je 
suis  très  malade  par  moments,  et  que  je  me  sens  écorché 
par  des  choses  qui  jadis  m'auraient  effleuré  l'épiderme  »  (2). 

Ce  fut  dès  lors  un  désespoir  violent,  un  tragique  abandon 
de  soi,  qu'il  traduisit  en  une  pièce  au  titre  significatif: 
«  Abrutissement  »  : 

Les  hommes  sont  si  mauvais, 
Que  sans  pleurer  je  m'en  vais 

Du  monde. 
Pour  la  haine  ou  l'amitié 
Je  n'ai  plus  qu'une  pitié 

Profonde. 

Je  mange  et  je  dors  en  chien  : 
Plus  rien  de  noble  et  plus  rien 

D'austère  ! 
Gomme  d'un  cruchon  fêlé 
Mon  esprit  s'en  est  allé 

Parterre...  (3) 

Il  souffrait  d'une  «  albuminurie  consécutive  d'une 
néphrite  »  (4),  qui  s'aggrava  très  vite  :   pour  obéir  aux 


(1)  Inédit.  Rouen,  30  Mai  1869. 

(2)  Inédit.  Rouen,  2  Juin  1869. 
(;i)  Juin  1869,  Œuvres,  p.  415. 
(4)  Angot,  Op.  cit.,  p.  32. 

21 


-  304  - 

médecins  il  se  rendit  à  Vichy  au  dt'-hut  de  Juillet.  Lh,  le 
cas  fut  jugé  incurable  :  on  renvoya  le  malade  à  Rouen, 
où,  presque  subitement,  sans  Tassistance  d'un  prêtre,  il 
mourut,  le  dimanche  18  Juillet  1869,  dans  sa  quarante- 
neuvième  année  (1). 

Le  mardi  suivant  les  obsèques  furent  célébrées  en 
l'église  Saint-Romain.  Si  le  préfet  et  le  procureur  impérial, 
des  avocats  et  des  médecins  prirent  part  au  cortège,  par 
contre,  à  peine  quelques  centaines  d'amis  du  poète,  audi- 
teurs ou  lecteurs  reconnaissants,  se  joignirent  à  eux.  Son 
amour  de  la  tranquillité,  son  horreur  aussi  des  «  bour- 
geois »,  l'avaient  empêché  de  nouer  à  Rouen  de  nom- 
breuses relations.  Sans  doute  on  y  parlait  beaucoup  de 
lui,  parce  qu'il  était  bibliothécaire,  sans  doute  aussi 
«  quelques  jeunes  gens  l'admiraient  frénétiquement  »,  et 
ses  camarades,  de  collège  lui  conservaient  une  amitié 
fidèle  ;  mais  dans  le  public  «  on  ne  le  connaissait  guère  ; 
les  nombreux  parents  des  académiciens  »  le  déclaraient 
«  surfait  »  (2).  Pour  ces  raisons  sans  doute  ses  concitoyens 
furent  peu  nombreux  à  ses  funérailles.  Flaubert  exagéra 
donc  en  écrivant  :  «  Ses  compatriotes  se  portèrent  à  ses 
funérailles  comme  à  l'enterrement  des  hommes  publics  »  (3). 
Mais  il  avait  raison  d'ajouter  :  «  La  presse  parisienne  tout 
entière  s'associa  à  cette  douleur  ;  les  plus  hostiles  mêmes 
n'épargnèrent  pas  les  regrets;  ce  fut  comme  une  couronne 
envoyée  de  loin  sur  son  tombeau  ».  Il  suffit  pour  se  con- 
vaincre de  la  justesse  de  ces  paroles  de  rélire  les  articles 


(1)  Sur  les  derniers  moments  du  poète,  Cf.  G.  A.  Le  Roy:  «  Quelques 
souvenirs...  »  (Mercure  de  France,  lii  Août  1919). 

(2)  G.  de  Maupassant.  «  Le  Gaulois  »,  21  août  1882. 

(3)  Préface  des  «  Dernières  chansons  »,  p.  289. 


—  305  - 

écrits  par  Théophile  Gautier  (l),  Théodore  de  Banville  (2), 
Villetard  (3j.  Seul,  Barbey  d'Aurevilly  refusa  de  s'associer 
à  ces  louanges  :  «  M.  Louis  Bouilhet,  écrivait-il,  qui 
vient  de  mourir,  va  occuper  l'attention  cette  semaine  ; 
mais  je  ne  crois  pas  que  le  bruit  lui  donne  plus  que  ses 
huit  jours,  et  malgré  le  drame  reçu,  dit-on,  à  l'Odéon, 
pour  lequel  on  va  faire  une  fameuse  réclame  de  la  mort 
prématurée  de  l'auteur,  et  qu'on  exécutera  comme  une 
messe  de  Requiem  dramatique  à  grand  orchestre,  ce 
pauvre  Bouilhet  sera  définitivement  renvoyé  à  l'oubli  »(4). 
Au  cimetière  Monumental  un  adjoint  au  maire,  Nétien, 
un  sous-bibliothécaire,  Fossard,  et  le  Secrétaire  de  l'Asso- 
ciation des  Anciens  Elèves  du  Lycée,  Desbois,  prononcè- 
rent des  discours.  «  Le  Figaro  »  s'en  indigna  :  à  leurs 
«  oraisons  administratives  »  il  eût  préféré  «  autour  de 
cette  tombe  d'un  artiste  de  la  pensée  le  silence  éloquent», 
que  d'autres  poètes  avaient  réclamé  pour  eux.  «  Ce 
n'étaient  pas  les  funérailles  d'un  poète,  lisait-on  dans  le 
journal  parisien,  mais  celles  d'un  bibliothécaire  qu'on  a 
célébrées  à  Rouen  »  (5).  Il  est  vrai  que  les  orateurs 
avaient  longuement  vanté  les  qualités  du  fonctionnaire  et 
de  l'ami  et  laissé  dans  l'ombre  les  mérites  de  l'écrivain. 
Le  discours  de  Nétien  mérite  seul  de  retenir  l'attention. 
Bouilhet  «  réalisait,  y  lisons-nous,  l'image  du  poète  avec 
toutes  ses  séductions.  La  nature  lui  avait  donné  la  beauté 
du  corps  en  lui  prodiguant  les  dons  de  l'imagination,  les 
richesses  de  l'esprit,  la  simplicité  et  les  chaudes  ten- 


(1)  «  I.e  Moniteur  Universel  «,  26  Juillet  1 

(•2)  «  Le  National  »,  27  juillet  1869. 

(3)  «  Journal  des  Débats  »,  28  Juillet  1869. 

(4)  «  Le  Gaulois  »,  24  Juillet  1869. 

(5)  «  Le  Figaro  »,  23  Juillet  1869. 


—  306  — 

dresses  du  cœur..  .Vous  le  sentez  comme  moi,  Messieurs, 
ce  n'est  pas  seulement  un  écrivain...  que  nous  avons 
perdu  et  que  nous  pleurons,  c'est  un  fils,  c'est  un  frère, 
c'est  un  ami  »  (1). 

Il  fut  inhumé  près  du  chirurgien  Flaubert,  son  ancien 
maître,  le  père  du  plus  illustre  et  du  plus  fidèle  de  ses 
amis,  et  dans  ce  coin  de  cimetière  l'auteur  de  «  Salammbô  » 
rejoignit  quelques  années  après  le  poète  de  «Melaenis». 
Malgré  ce  voisinage,  le  tombeau  de  Bouilhet  est  aujourd'hui 
ignoré  de  beaucoup  de  ses  concitoyens;  seules  quelques 
fleurs  apportées  régulièrement  chaque  année  par  une  main 
pieuse  y  perpétuent  le  souvenir  d'une  amitié  fidèle  et 
reconnaissante. 

Il 

Bouilhet  mourant  avait  désiré  que  la  mission  de 
publier  ses  œuvres  inédites  fût  confiée  à  quelques  man- 
dataires dévoués  :  «  Tous  ses  livres  et  tous  ses  papiers 
appartiennent  à  Philippe,  écrivait  Flaubert  au  lendemain 
de  sa  mort  à  leur  ami  commun  Maxime  Du  Camp.  Il  Ta 
chargé  de  prendre  quatre  amis  pour  savoir  ce  qu'on  doit 
faire  des  œuvres  inédites  :  moi,  d'Osmoy,  toi  et  Caudron. 
Il  laisse  un  excellent  volume  de  poésie,  quatre  pièces  en 
prose  et  «  Mademoiselle  Aïssé  ».  Le  Directeur  de  l'Odéon 
n'aime  pas  le  second  acte;  je  ne  sais  pas  ce  qu'il  fera.  Il 
faudra  cet  hiver  que  tu  viennes  ici  avec  d'Osmoy  et  que 
nous  réglions  ce  qui  doit  être  publié  »  (2). 

Les  événements  de  1870  empêchèrent  que  la  volonté  du 
poète  fût  immédiatement  exécutée.  Il  ne  nous  a  pas  été 
possible  d'établir  si  les  amis  chargés  de  cette  publication 


(Il  ('  Journal  de  Rouen  >•,  Mercredi  21  Juillet 
r2)  Corr.  III.  p.  5.Mi. 


—  307  - 

posthume  eurent  l'occasion  de  se  réunir  ;  vraiseml)lal)Ie- 
ment  Flaubert  se  soucia  peu  de  ce  Comité  de  lecture.  De 
son  propre  chef,  aux  pièces  écrites  depuis  la  publication 
de  «  Festons  et  Astragales  »,  et  déjà  publiées  par  la 
«  Revue  de  Paris  »  ou  la  «  Revue  Contemporaine  »,  il 
ajouta,  pour  les  éditer  en  volume,  plusieurs  poésies  anté- 
rieures à  «  Melaenis  »  et  restées  dans  les  cartons  :  «  A  Ro- 
sette »,  '(  Oh  !  serait-ce  vrai  ?  »,  «  Soir  d'été  »,  «  La  Fleur 
Rouge  »,  «  Dans  le  Cimetière  de  S.  . .  »,  «  Le  Nid  et  le 
Cadran  »,  «  Le  Navire  »,  «A  une  jeune  fille  ».  Il  ne  parait 
pas  non  plus  qu'il  ait  consulté  ses  amis  pour  intituler  le 
volume  «  Dernières  Chansons  ».  Enfin  lui  seul  se  chargea 
de  le  présenter  au  publie  :  il  le  fit  précéder  d'une  «  Pré- 
face »,  pleine  d'émotion,  où  il  racontait  brièvement  la  vie 
du  poète  et  vantait  l'œuvre  lyrique  et  théâtrale.  La  publi- 
cation des  «  Dernières  Chansons  »,  au  début  de  Janvier 
1872,  les  difficultés  avec  l'éditeur  Michel  Lévy,  constituent 
un  chapitre  de  la  vie  du  romancier,  très  exactement  écrit 
par  ses  biographes  René  Descharmes  et  René  Dumesnil  : 
nous  n'y  reviendrons  pas  ici  (1). 

En  même  temps  il  s'occupait  de  faire  représenter  sur 
la  scène  de  l'Odéon  «  Mademoiselle  Aïssé  ».  Le  6  Janvier 
1872,  après  qu'il  eut  surmonté  toutes  les  difficultés,  dont 
témoigne  la  correspondance  alors  adressée  par  lui  à  Phi- 
lippe Leparfait,  la  pièce  était  jouée  pour  la  première  fois. 

Elle  fut  diversement  appréciée  par  les  critiques  litté- 
raires. Si  Théophile  Gautier,  Théodore  de  Banville, 
Charles  de  La  Rounat,  Xavier  Aubryet,  Jules  Janin  ne 
ménagèrent  pas  leurs  éloges  à  l'œuvre,  d'autres,  en  plus 
grand  nombre,  la  jugèrent  médiocre.  «  Le  Figaro  »,  tou- 


(1)  «  Aiilour  lie  Flaubert  »,  p.  810  et  suivante». 


-  308  - 

jours  sévère  pour  Bouilhet,  ne  vit  là  qu'un  «  drame  incon- 
sistant, faux,  absurde,  et...  mortellement  ennuyeux  »  (1). 
Dans  «  Le  Temps  «,  Francisque  Sarcey  en  prononçait 
une  condamnation  sans  appel  :  «  Dans  tout  cela  rien  de 
sincère,  rien  qui  jaillisse  de  source  !  C'est  du  procédé  et 
toujours  du  procédé  !...  On  sent  recoller  qui  imite,  l'élève 
de  Rhétorique  qui  a  beaucoup  lu  et  qui  s'est  colligé  un  peu 
partout  un  cahier  d'expressions  abondamment  fourni... 
Je  doute...  que  l'Odéon  retrouve  dans  le  nouveau  drame 
de  Louis  Bouilhet  le  succès  de  la  «  Conjuration  d'Am- 
boise  ».  Il  a  le  pire  des  défauts  :  il  est  ennuyeux.  Au  moins 
nousa-t-il  ennuyés  tous  à  la  première  représentation» (2). 
Quelques  critiques  trouvèrent  même  des  allusions  poli- 
tiques dans  ce  drame  joué  au  lendemain  de  la  Commune. 
On  fit  au  poète  un  grief  d'avoir  écrit  la  tirade  de  l'Acte  III, 
dans  laquelle  le  Chevalier  d'Aydie  prédit  une  révolution 
prochaine,  oîi  le  peuple  envahira  le  Palais  Royal  : 

Quand  le  grand  timbre  d'or  qui  sonnait  notre  histoire 
Ne  sera  plus  ici  que  le  signal  de  boire,.. 
Et  que  sous  ces  lambris,  où  reviennent  des  ombres, 
Comme  un  bûcher  funèbre  entassant  nos  décombres. 
Vous  aurez  allumé  dans  votre  déraison, 
Quelque  beau  l'eu  de  joie  à  brûler  la  maison  ; 
Peut-être  que  le  peuple,  à  bout  de  patience, 
Voudra  des  vieux  palais  sonder  la  conscience, 
Et  s'accrochant  au  mur,  —  avec  ses  yeux  ardents 
Voudra  voir  à  la  fin  ce  qu'on  fait  là-dedans  !  »  (3). 


(!)•  «  Auguste  Vitu  ».  «  Le  Figaro  »,  8  Janvier  1872. 

(2)  8  Janvier  1872.  Les  mêmes  appréciations  défavorables  se  retrou- 
vent sous  la  plume  de  Jules  Claretie,  «  Le  Soir  »,  8  Janvier,  «  La 
Presse  »,  15  Janvier,  Louis  Moland  «  Le  Français  »,  15  Janvier. 
Edouard  Fournier  «  La  Patrie  »,  8  Janvier. 

(.3)  Scène  X,  p.  105. 


-  309  - 

A  ces  mots  «  le  public  des  troisièmes  galeries,  écrivait 
Francisque  Sarcey,  échappe  en  applaudissements  fréné- 
tiques ;  il  crie  bis,  bis ,  comme  après  un  air  de  bravoure. 
L'acteur  ne  répète  point  et  il  a  raison.  C'est  déjà  trop 
d'une  fois  »  (1).  «  Le  Chevalier  d'Aydie  »,  lit-on  égale- 
ment dans  «  Le  Gaulois  »,  «  ne  s'avise-t-il  pas  de  prédire 
la  Commune,  et  l'incendie  du  Palais  Royal  ?  Bien  que 
cette  tirade  ait  encore  été  plus  «pplaudie  que  la  première, 
je  me  permets  de  la  trouver  d'un  goût  détestable  et  abso- 
lument déplacée  »  (2).  «  Un  pareil  souhait,  ajoutait  «  Le 
Figaro  »,  une  pareille  prophétie  au  lendemain  des  crimes 
de  la  Commune,  a  fait  courir  comme  un  frisson  de  stu- 
peur; il  semblait  qu'une  odeur  de  pétrole  se  fût  répandue 
dans  la  salle  »  (3). 

Le  critique  littéraire  de  «  La  Presse  »,  n'hésita  pas  à 
taxer  de  zèle  indiscret  les  amis  de  Bouilhet  qui  avaient 
présenté  au  théâtre  cette  œuvre  posthume:  «Je  n'accuse 
pas,  écrivait-il,  la  mémoire  d'un  poète  qui  a  laissé  de 
belles  promesses  de  talent  ;  ma  critique  va  chercher  der- 
rière, ce  nom,  que  l'on  désapprend  au  public  de  respecter, 
les  impitoyables  admirateurs  de  Louis  Bouilhet,  lesquels, 
au  risque  de  l'envelopper  tout  entier  dans  une  chute  pour 
lui  sans  revanche  possible,  ont  mis  à  l'enchère  des 
paperasses  qu'il  avait  peut-être  condamnées  au  feu.  Si 
c'est  ainsi  qu'on  admire,  comment  s'y  prend-on  pour 
trahir?  »  (4). 

Inexacts  sur  la  question  des  tendances  politiques  que 
seul    un    concours    de    circonstances    imprévues    avait 


(1)  Francisque  Sarcey,  «  Le  Temps  »,  8  Janvier  1872. 

(2)  François  Oswald,  a  Le  Gaulois  ».  8  Janvier  1872. 
(?!)  Auguste  Vilu,  «  Le  Figaro  »,  8  Janvier  1872. 

(4)  Jouvin,  «  La  Presse  »,  15  Janvier  1872. 


—  310  - 

permis  d'y  découvrir,  les  reproches  adressés  à  la  valeur 
littéraire  de  l'œuvre  n'étaient  pas  sans  fondement  :  le 
dram.e  était  assez  mal  composé,  et  en  maints  endroits 
faiblement  écrit.  Il  ne  put  longtemps  tenir  l'affiche  de 
rOdéon  :  dès  le  15  Février,  non  sans  de  nombreux  jours 
de  «  relâche  »,  il  laissait  la  place  à  «  Ruy-Blas  ». 

De  plus,  le  volume  des  «  Dernières  Chansons  »  se  ven- 
dait peu,  au  grand  étonnement  de  Flaubert,  qui  en  accu- 
sait l'incurie  de  l'éditeur  Lévy  (1),  et  la  Municipalité  de 
Rouen,  émue  peut-être  par  ces  insuccès,  hésitait  à  accor- 
der à  Bouilhet  les  honneurs  d'un  buste  sur  une  des  places 
publiques  de  la  Ville  {2).  Décidément  la  gloire  posthume 
du  poète,  les  «  belles  funérailles  »  (3),  que  le  romancier 
lui  voulait  faire,  n'avaient  pas  l'éclat  escompté  :  il  sem- 
blait que  déjà  se  réalisât,  deux  années  seulement  après  sa 
mort,  la  prophétie  écrite  par  lui-même  : 

Pareil  au  flux  d'une  mer  inféconde 
Sur  mon  cadavre  au  sépulcre  endormi, 
Je  sens  déjà  monter  l'oubli  du  monde. 
Qui  tout  vivant  m'a  couvert  à  demi  (4). 


(1)  R.  Descharmes  et  R.  Dumesnil,  Op.  cit..  I,  p,  310 

|2)  Flaubert,  Lettre  au  Conseil  Municipal  de  Rouen  Gorr.  IV,  p.  435. 

(3)  Lettre  inédite  de  Flaubert  à  Philippe  Leparfait. 

(4)  «  Dernière  nuit  »,  p.  383, 


CHAPITRE  XVI 


Vue  d'ensemble  sur  l'Œuvre  théâtrale 

1.  —  Protestation  contre  l'Ecole  du  Bon  Sens, 

représentée  par  ponsard . 
.   -  Reprise  des  procédés  dramatiques  de  V.  yuGO 
III.  —  Imitation  du  style  romantique 
IV.    -  L'Œuvre  obtient  un  succès 

Sa  place  dans  l'Histoire  littéraire 


Si  Bouilhet  dut  acheter  si  chèrement  ses  succès  drama- 
tiques, c'est  que,  de  parti-pris,  il  ne  voulut  pas  tenir 
compte  des  goûts  passagers  du  public  et  qu'il  resta  fidèle 
à  un  idéal  d'art  démodé  :  il  eut  l'ambition  de  ressusciter 
le  Drame  historique,  plein  de  lyrisme,  dont  V.  Hugo  lui 
offrait  le  modèle,  et  d'écrire  des  Comédies  très  poétiques, 
alors  que  la  prose  était  applaudie  sur  toutes  les  scènes.  Il 
importe  donc  de  replacer  son  œuvre  dramatique  dans 
l'ensemble  de  l'histoire  littéraire  ;  il  apparaîtra  si  ce  suc- 
cesseur des  Romantiques  fit  preuve  d'originalité  ou  se 
contenta  de  suivre  des  chemins  déjà  battus,  d'être  le 
«  piètre  élève  »  de  V.  Hugo  et  d'A.  Dumas,  comme  on  l'a 
maintes  fois  répété  (1). 

(1)  Pierre  Véher,  («  Revue  Blanche  ».  ^.j  Avril  1892).  Il  s'agit  dans 
ce  chapitre  des  seuls  drames  représentés  au  théâtre  et  publiés.  Nous 
étudions  dans  notre  seconde  thèse  une  pièce  inédite  :  «  Sous  peine  de 
Mort  ».  De  même  nous  laissons  de  côté  la  féerie  intitulée  ;  «  Le  Châ- 
teau des  Cœurs  »,  qui  appartient  à  Flaubert  et  a  été  analysée  par  R.  Des- 
charmes et  R.  Dumesnil.  (  «  Autour  de  Flaubert  »,I.  p.  ;i29  et  suivantes). 


312  — 


Aux  environs  de  1850,  une  réaction  depuis  longtemps 
«  commencée  contre  le  Romantisme  se  poursuit  et  s'achève 
dans  tous  les  genres  à  la  fois  »  (1).  Une  littérature  imper- 
sonnelle et  scientifique  se  fait  jour  :  «  Melaenis  (1851), 
les  «  Poèmes  Antiques»  (1852),  «Les  Fossiles  »  (1853), 
en  poésie,  et  dans  la  prose  «  Madame  Bovary  »  (1856)  en 
sont  à  des  degrés  inégaux  les  premières  œuvres  retentis- 
santes." 

Le  théâtre,  de  même,  depuis  dix  ans  subit  une  évolu- 
tion. L'année  1843  a  marqué  la  fin  du  drame  romantique, 
avec  l'échec  des  «  Burgraves  »  et  le  triomphe  de  «  Lucrèce  », 
de  Ponsard.  Les  mœurs  devenues  trop  bourgeoises  sous 
la  monarchie  de  Juillet  ne  s'accordent  plus  avec  la  grandi- 
loquence et  le  lyrisme  des  drames  de  V.  Hugo  ;  aux  «  dé- 
clamations humanitaires  »,  aux  «  suggestions  de  l'ins- 
tinct »,  aux  «  révoltes  de  la  passion  »,  les  partisans  de 
la  morale  du  «:  Bon  Sens  »  préfèrent  la  force  d'âme  et  l'es- 
prit de  dévouement,  qui  font  agir  les  personnages  de 
«  Lucrèce  »  ou  de  «  Charlotte  Gorday  ».  Ponsard  obéissait  à 
l'évolution  générale  en  libérant  la  Tragédie  de  la  passion 
violente  et  du  panache  poétique  (2). 

Un  fait  permet  de  mesurer  en  quelle  défaveur  le  drame 
romantique  était  alors  tombé  :  la  représentation,  en  1851, 
sur  la  scène  des  Variétés,  d'une  Comédie-Vaudeville,  inti- 
tulée «  La  Chasse  au  Roman  »,  où  les  auteurs  Augier  et 


(1)  Brunetière,  «  Manuel  de  l'Histoire  de  la  Littérature  Française,  » 
p.  477. 

('^)  Voirie  développement  de  ces  idées  dans  T  «  Histoire  de  la  Litté- 
rature Française  de  «  Petit  de  JuUeville  »,  tome  VIIIs  p.  390  et  sui- 
vantes. 


—  313  — 

Sandeau,  ridiculisaient  les  procédés  dramatiques  de 
V.  Hugo.  L'héroïne  de  la  pièce  a  vu  successivement  tuer 
près  d'elle  deux  premiers  maris  sans  pouvoir  découvrir 
l'auteur  et  le  motif  de  ces  crimes.  Sa  belle-mère  lui  explique 
le  pourquoi  de  ces  malheurs  :  «  Ma  fille,  sais-tu  qui  tu  as 
épousé?  Le  dernier  des  Pigliasda.  Il  a  tué  Edmond  Dudley 
par  le  plomb  ;  il  a  tué  Giacomo  Doria  par  le  fer  ;  il  tuera 
tous  ceux  que  tu  aimeras.  Si  le  fer  et  le  plomb  lui  man- 
quent, il  a  le  poison  des  Borgia.  S'il  ne  t'a  pas  tuée,  c'est 
que  chez  nous  on  ne  tue  pas  les  femmes,  mais  il  te  tuera 
dans  ton  cœur.  Tous  ceux  qu'il  attire  près  de  toi  sont  des 
victimes  vouées  à  sa  vengeance.  Défie-toi  de  ta  beauté, 
défie-toi  de  ta  jeunesse  :  ton  amour  donne  la  mort  »  (1). 

Il  était  impossible  de  ne  pas  reconnaître  là  une  parodie 
des  drames  de  V.  Hugo,  impossible  désormais  de  prendre 
au  sérieux  les  poisons  des  Borgia,  les  épées  de  Tolède, 
les  procédés  dramatiques  qui  avaient  assuré  le  succès 
d'  «  Hernani  »  ou  de  «  Lucrèce  Borgia  «. 


Bouilhet,  fidèle  à  ses  admirations  de  jeunesse,  voulut 
renouer  la  tradition  romantique.  C'était  courageux,  mais 
peut-être  téméraire.  Il  écrivait  à  Louise  Golet  en  1852  : 
«  Du  Camp,  à  qui  j'ai  communiqué  dernièrement  le  plan 
de  mon  drame,  a  peur  que  je  me  lance  trop  et  me  dit  avec 
autant  de  sérieux  que  de  vérité  :  «  Ce  siècle  est  aux  jolis 
proverbes  et  aux  pastorales  tendres  ».  Je  le  crois  comme 
lui,  mais  je  jure  Dieu  que  je  ne  m'écarterai  pas  d'une 
semelle  de  la  route  que  je  me  suis  tracée  pour  complaire 


(1)  Cf.  LatreillQ,  «  La  Fin  du  Théâtre  Romantique  et  François  Pon- 
sard  »,  p.  386  et  suivantes. 


-  314  — 

à  tel  ou  tel  »  (1).  Sa  passion  le  rendit  injuste  à  l'égard  de 
ses  adversaires,  en  particulier  de  Ponsard  :  «  Nous  avons 
devant  nous,  écrivait-il  à  Flaubert  à  la  fin  de  1856,  chacun 
unimbécileàrenverser,toiGhampfleury,mbi  Ponsard»  (2). 

Il  rencontrait  les  mêmes  obstacles  dans  le  domaine  de 
la  comédie.  Alexandre  Dumas  fils,  Scribe,  Augier  se 
font  alors,  comme  Ponsard, les  champions  de  l'ordre  social. 
Ils  veulent  un  théâtre  utile,  réformateur,  oii  le  dernier 
mot  reste  à  la  famille  et  à  la  morale  des  honnêtes  gens  : 
«  Ce  grand  art  de  la  scène,  écrivait  A.  Dumas  dans  la  pré- 
face du  ((  Fils  Naturel  »,  va  s'efïiloquer  en  oripeaux, 
paillons  et  fanfreluches  ;  il  va  devenir  la  propriété  des 
saltimbanques  et  le  plaisir  grossier  de  la  populace,  si  nous 
ne  nous  hâtons  de  la  mettre  au  service  des  grandes 
réformes  sociales  et  des  grandes  espérances  de  l'âme. 
Indiquons  le  but  à  cette  masse  flottante,  qui  cherche  son 
chemin  sur  toutes  les  grandes  routes,  fournissons  lui  de 
nobles  sujets  d'émotion  et  de  discussion...  Le  chef- 
d'œuvre  pour  le  chef-d'œuvre  ne  lui  est  plus  suffisant,  pas 
plus  que  la  satire  sans  le  conseil,  pas  plus  que  le  dia- 
gnostic sans  le  remède...  Il  nous  faut  peindre  à  larges 
traits,  non  plus  l'homme  individu,  mais  l'homme  huma- 
nité, le  retremper  dans  ses  sources,  lui  indiquer  ses  voies, 
lui  découvrir  ses  finalités,  autrement  dit  nous  faire  plus 
que  moralistes,  nous  faire  législateurs.  Pourquoi  pas, 
puisque  nous  avons  charge  d'âme  ?  » 

Bouilhet  s'élève  contre  ces  tendances  moralisatrices  et 
le  peu  de  souci  du  style  qu'il  constatait  chez  les  auteurs 
comiques  :  «  Je   n'ai  jamais  tant  douté  de  mon  pays, 


(l)  «  Revue  de  Paris  a,  1«'  Novembre  1908,  p.  17. 
(-2)  Inédit. 


—  315  — 

écrit-il  avec  une  emphase  presque  ridicule,  et  je  dirai 
même  tant  rougi  du  nom  d'homme  que  ce  soir  17  Mai  1855, 
au  sortir  du  «Demi-Monde»  de  M.  Alexandre  Dumas  iils... 
J'ai  assez  d'imagination  pour  me  figurer  qu'un  homme 
puisse  amasser  autant  de  turpitudes  dans  l'espace  de 
cinq  actes,  mais,  je  l'avoue,  je  n'avais  pas  prévu  le  public, 
et  quand  je  l'ai  entendu  rire  et  trépigner  sincèrement  à 
ces  plaisanteries  frelatées,  à  ces  passions  canailles,  à  ce 
style  de  pion  en  goguette  et  à  cette  moralité  de  mouchard, 
j'ai  pleuré  croyant  tout  perdu  I  »  (1). 

Il  s'interdira  donc  toute  «  comédie  prêcheuse  et  qui  tient 
absolument  à  faire  du  bien  à  l'humanité  »;  comme  dans 
ses  drames  historiques,  il  veut  seulement  donnerau  lecteur 
une  émotion  esthétique.  Si  de  ses  pièces  se  dégage  quelque 
leçon  morale,  il  faudra  y  regarder  de  près  pour  la  décou- 
vrir :  le  poète  ne  la  mettra  pas  en  évidence. 

Il  veut  rester  l'artiste  pur,  au  labeur  patient  et  désinté- 
ressé, qu'il  apparut  en  ses  poèmes.  Avec  quelle  véhé- 
mence ne  s'élève-t-il  pas  contre  les  «  Messieurs  »  —  cri- 
tiques, universitaires,  ou  «  hommes  du  monde  »  — -  qui, 
«  n'ayant  rien  fait  »  prétendent  lui  «  montrer  la  route  »  : 
«  Les  écrivains,  dit-il  à  propos  de  la  Féerie  «  Le  Château 
Ides  Cœurs,  écrivent  si  peu  que  tous  les  bourgeois  se  trou- 
/  vent  naturellement  à  leur  niveau.  Dans  vingt  ans,  il  n'y 
aura  plus  de  gens  de  lettres  :  on  sera  homme  de  lettres  à 
ses  moments  perdus,  et  quelque  chose  avec,  n'importe 
quoi,  ministre,  marchand  de  peaux  de  lapins,  ou  notaire. 
Dans  vingt  ans,  on  ira  à  peine  au  théâtre  :  toutes  les 
femmes  seront  actrices,  tous  les  jeunes  Messieurs,  jeunes 
Premiers.  L'Art  s'en  va  en  se  répandant  partout.  Quelle 


(1)  Inédit. 


-  316  - 

eau  rougie  !  Une  bouteille  de  vin  dans  l'Océan!  Il  va  déjà 
eu  des  époques  pareilles,  quand  la  Philosophie  et  la  Rhé- 
torique couraient  les  rues  et  qu'on  discutait  Théologie 
dans  la  boutique  des  marchands  de  pommes  !  »  (ly. 

Et  il  revendique,  au  théâtre,  les  droits  méconnus  de 
l'imagination.  Il  voudrait  emporter,  grâce  au  choix  des 
thèmes  et  des  situations,  ses  auditeurs  dans  un  monde 
idéal,  loin  des  réalités  de  la  vie  ordinaire,  et  faire  applaudir 
des  comédies  très  poétiques.  Ambitieux  même  de  faire 
œuvre  d'art,  il  écrira  en  vers  :  bien  qu'il  tente  de  chanter 
«  un  vieil  air  que  personne  ne  veut  plus  »,  et  qu'il  soit 
diiiicile  de  lutter  «  contre  un  gaillard  de  la  force  de 
Scribe»,  il  fera  entendre  à  nouveau  sur  la  scène  la  musique 
des  rimes  et  des  alexandrins  sonores,  qu'on  n'y  entendait 
guère  plus. 

Il 

Dans  ses  drames  et  ses  comédies,  dont  nous  ne  détaille- 
rons pas  à  nouveau  l'analyse,  celles  très  minutieuses  de 
MM.  de  la  Ville  de  Mirmont  et  Angot  n'étant  pas  à  refaire, 
Bouilhet  a  scrupuleusement  rempli  le  programme  qu'il  se 
proposait  :  il  a  ressuscité  les  procédés  de  Victor  Hugo. 

Gomme  celui  du  maître,  son  théâtre  contient  beaucoup 
d'action,  mais  les  événements  y  sont  rarement  le  résultat 
d'une  logique  morale,  d'une  nécessité  intérieure.  Nous  ne 
sommes  plus  en  préserîce  des  alternatives  d'espérance  ou 
de  désespoir,  qui  se  succèdent  chez  les  classiques  :  chez 
lui  l'action  marche  parce  qu'il  intervient  dans  les  événe- 
ments, comme  bon  lui  semble,  même  au  risque  de  nuire  à 
la  vraisemblance.  De  là  la  complexité  du  l'intrigue  :  «  Je 


(1)  Lettre  iaëdile,  sans  date. 


—  317  - 

n'y  ai  rien  comprisdutout,  écrivait  Jules  Lemaître  à  propos 
de  la  «  Conjuration  d'Amboise».  Je  l'ai  relue  et  je  n'ai  pas 
compris  davantage. . .  On  prend  sa  tête  dans  ses  mains  ou 
bien  on  feuillette  la  brochure,  on  cherche  les  points  de 
repère.  C'est  la  bouteille  à  l'encre.  Cette  histoire  des 
guerres  de  Religion,  je  m'y  empêtrais  déjà  quand  j'étais 
au  collège  »  (l).  De  là  les  cachettes  dans  un  «  garde- 
manger  »,  les  billets  anonymes,  les  ordres  en  blanc 
d'internement  à  la  Bastille,  la  cassette  de  Faustine,  celle 
d'Aïssé  ;  de  là  les  portes  qu'on  enfonce,  les  apparitions  de 
personnages  inattendus,  d'hommes  masqués,  les  fioles  de 
poison,  les  déguisements,  les  nouvelles  fausses,  les  enva- 
hissements de  la  scène  par  les  soldats  armés.  De  là  aussi 
ses  difficultés,  ses  longs  tâtonnements  pour  bâtir  le  scénario 
de  ses  drames  :  «  Nous  sommes  incomplets,  nous  autres, 
écrivait-il  à  Flaubert.  Nous  sommes  poètes,  c'est  incon- 
testable, mais  nous  ne  sommes  pas  charpenteurs  ))(2).  En 
usant  des  moyens  tragiques  habituels,  vers  1860,  aux 
faiseurs  de  vaudevilles,  Bouilhet,  comme  les  romantiques, 
n'arrivait  pas  à  donner  l'illusion  de  la  vie. 

A  l'apparition  de  «  Madame  de  Montarcy  »,  «  Le  Figaro  » 
en  publia  une  parodie  intitulée  :  «  La  deuxième  pièce  de 
M.  Louis  Bouilhet  :  Madame  de  Chateaubriant  »  et  il 
ajoutait,  à  propos  de  ces  procédés  alors   démodés  : 

«  Doit  M.  Bouilhet,  depuis  «  Madame  de 
Montarcy  »  à  M.  Hugo  :  Pour  loger  le  frère  de 
Madame  d'Etampes,  une  armoire  en  bois  de 
chêne,  pas  neuve,  mais  encore  solide,  prise 
dans  «  Hernani  »  et  ayant  servi  à  Don  Carlos.     20  fr.    » 


(1)  «  Impressions  de  théâtre  »,  VII»  série,  p. 

(2)  Inédit,  sans  date. 


-  318  - 

«  Une  auberge  munie  de  ses  pots,  brocs  et 
seigneurs,  prise  dans  «  Marion  Delorme  » 35  fr.     » 

«  Un  serment  pris  à  «  Hernani  »  pour  servir 
à  «  Madame  de  Ghateaubriant  »  :  Gomme  les 
serments  ont  beaucoup  perdu  sur  la  place  dra- 
matique depuis  quelque  temps 0  fr.  50 

«  Une  fiole  de  poison,  prise  au  même  «  Her- 
nani »,  pour  «  Monsieur  de  Ghateaubriant  ». . .       3  fr.     » 

«  Plusieurs  tirades  montant  ensemble  au 
total  de 2  fr.  75 

Ge  badinage  n'a  peut-être  pas  le  mérite  de  l'originalité. 
Il  n'en  reste  pas  moins  que  l'emploi  répété  de  ces 
procédés  et  le  souci  de  tenir  par  là  dans  ses  mains  tous 
les  fils  de  l'action  sont  funestes  à  Bouilhet  :  il  s'inquiète 
trop  peu  de  scruter  les  âmes.  Si  Madame  de  Montarcy, 
Madame  de  Maintenon,  Faustine,  Dolorès  sont  nette- 
ment caractérisées,  la  plupart  des  autres  personnages  sont 
demeurés  très  pâles  :  de  là  ce  «  grand  air  de  ressem- 
blance »  qu'ils  ont  entre  eux.  Angot  écrit  avec  raison  : 
«  Monsieur  de  Rouvray  et  Don  Pèdre  de  Torrès  sont 
frères,  comme  Madame  de  Montarcy  et  Madame  de  Bris- 
son  sont  sœurs.  La  parenté  ne  doit  pas  être  bien  éloignée 
non  plus  entre  elles  et  Dolorès.  Gondé  est  un  amoureux 
de  la  famille  de  Fernand,  et  le  chevalier  d'Aydie,  placé 
dans  les  mêmes, circonstances,  n'aurait  peut-être  rien  à 
leur  envier  »  (1). 

Ils  semblent  de  plus  s'ignorer  eux-mêmes  :  ils  sont, 
comme  l'Oreste  antique,  le  jouet  d'une  «  fatalité  »,  qui  les 
mène;  leur  conduite  n'est  qu'une  résultante  du  sort,  des 


(1)  «  Louis  Bouilhet  »,  p   137. 


-  319   - 

événements  auxquels  le  poète  les  mêle  ;  presque  tous 
peuvent  répéter  ces  mots  de  Gondé  : 

Je  sais  qu'à  me  nuire  acharnée, 

Et  debout  comme  un  spectre  à  chacun  de  mes  pas, 
[îne  fatalité  que  je  ne  connais  pas 
("hange  par  la  rigueur  de  sa  puissance  occulte 
Ma  joie  en  lâcheté,  mon  amour  en  insulte  (1). 

Souvent  même  quand  ils  se  révèlentà  nous,  ces  person- 
nages évoqués  du  passé  laissent  transparaître  une  âme 
très  moderne,  peu  vraie  par  conséquent.  Ni  ces  paroles  de 
Madame  de  Montarcy  : 

Oh  !  les  longs  entretiens  sous  la  verte  charmille, 
Oh  !  les  vieux  marronniers  au  murmure  si  doux, 
Qui  secouaient  des  fleurs  en  se  penchant  sur  nous  (2), 

ni  celles  du  Marquis  de  Rouvray,  le  gentilhomme  vivant 
aux  champs  : 

Et  depuis  soixante  ans  je  bois  à  pleins  poumons 
Le  parfum  des  genêts  dans  la  brise  des  monts  (3), 

ne  traduisent  un  sentiment  habituel  au  x\n'^  siècle. 
Bouilhet,  négligeant  la  vérité  psychologique,  a  prêté  aux 
personnages  ses  propres  émotions. 

Pour  racheter  ce  manque  d'analyse  il  leur  donne  des 
passions  violentes.  Les  poètes  romantiques  avaient  pro- 
clamé au  théâtre  les  droits  souverains  de  la  passion,  réha- 
bilité la  courtisane,  sapé  ce  que  Ghâteaul)riand  appelle 
(c  la  rectitude  de  la  vie  ».  Au  moment  où  l'Ecole  du  «  Bon 
Sens  »  rappelait  avec  raison  les  droits  méconnus  du  devoir, 
Bouilhet  continue  «  le  fléau  romantique  »  :  il  préfère  aux 


(1)  «  La  Conjuration  d'Aiiiboise  ».  p.  80. 

(2)  «  Madame  de  Montarcy  »,  p.  17. 

(3)  Ibid.,  p.  19. 


-  320  - 

«  demi-teintes  les  caractères  tranchés,  les  situations  vio- 
lentes «  (1),  aux  passions  folles  il  trouve  toujours  une 
excuse,  aux  fautes  un  facile  pardon.  Madame  de  Brisson, 
dans  «  La  Conjuration  )>,  ne  croit-elle  pas  racheter  sa  con- 
duite coupable  en  demandant  à  Gondé  l'abjuration  du 
Protestantisme  ? 

Maiii,  ô  mon  bien-ainié,  pour  que  nos  cœurs  sincères 

Se  rejoignent  demain  par  dessus  nos  misères, 

Afin  de  mériter,  loin  du  trouble  mortel, 

Dans  la  paix  de  la  mort  l'indulgence  du  Ciel, 

Abandonnez  pour  moi  les  erreurs  du  sectaire 

Et  que  mon  âme  où  flotte  une  ombre  d'adultère, 

Puisse  dire  au  Seigneur  entouré  des  élus  : 

«  Pardonnez-moi,  mon  Dieu,  j'en  apporte  un  de  plus  •>  (2). 

Seul  un  écrivain  romantique  était  capable  d'interpréter 
ainsi  le  prosélytisme  religieux  au  bénéfice  de  la  passion. 

L'exemple  de  V.  Hugo,  pareillement,  lui  ôta  tont  scru- 
pule sur  l'exactitude  historique  des  événements  mis  en 
scène  :  «  Une  pièce  de  théâtre,  écrit-il,  n'est  pas  absolu- 
ment comme  un  roman  ou  un  poème.  C'est  toujours  un 
moderne  qui  parle  à  des  modernes.  Tel  est  le  goût  du 
public,  pour  qui  la  couleur  locale  est  désagréable  ou  pour 
le  moins  indifférente  I  Hugo  y  a  tenu  deux  fois  dans  «  Le 
Roi  s'amuse  »  et  «  Les  Burgraves  »  ;  la  première  pièce  a 
été  cassée  par  le  Gouvernement,  la  deuxième  par  le  par- 
terre» (3).  Alors  que  dans  «  Melaenis  »  le  poète  s'est  heureu- 
sement doublé  d'un  érudit,au  théâtre,  au  contraire,  «  l'un 
joueà  l'autre  des  tours  pendables.  Le  cadre  général  est 
quasiment  authentique,   les  faits  sont  pour  la  plupart 


(1)  Lettre  inédite. 

(■2)  P.  144. 

(3)  Lettre  inédite. 


-  321  - 

inventés.  On  a  une  peine  infinie  pour  faire  le  départ  du 
vrai  et  du  faux.  On  est  tiraillé  en  deux  sens  contraires, 
ballotté  entre  des  impressions  totalement  incohérentes.  On 
est  incertain,  on  est  troublé,  on  hésite,  on  ne  sait  plus,  on 
lâche  pied  «  (1).  La  première  pièce  de  Bouilhet,  «  Madame 
de  Montarcy  »,  «  servit  surtout  à  mesurer  les  distances 
parcourues  et  à  faire  qu'on  s'aperçut  que  depuis  bien  des 
années  l'histoire  avait  abandonné  le  théâtre,  ou  le  théâtre 
l'histoire  »  (2). 

Enfin,  à  l'exemple  des  Romantiques,  le  poète  amuse 
les  yeux  par  la  mise  en  scène  et  le  déploiement  du  spec- 
tacle. Il  vous  transporte  dans  un  monde  de  brillants  gen- 
tilshommes, de  centurions  romains,  de  riches  affranchis, 
de  chevaliers  et  de  sénateurs.  Non  content  d'un  décor 
nouveau  à  chaque  acte,  il  divise  l'acte  en  tableaux  :  «  La 
Conjuration  »  est  un  drame  «  en  cinq  actes  et  six  ta- 
bleaux »,  «  Faustine  »  «  en  cinq  actes  et  neuf  tableaux  ». 
La  correspondance  adressée  à  Flaubert  révèle  qu'il  ne 
recule  ni  devant  la  fatigue,  ni  devant  les  dépenses,  ni 
devant  les  voyages,  pour  surveiller  lui-même  les  moindres 
détails  de  la  mise  en  scène.  Aussi  les  journaux  exaltèrent 
la  somptuosité  des  costumes  et  des  décors.  Après  la  repré- 
sentation de  «  Faustine  »,  Gautier  décrivait  le  spectacle 
qu'il  avait  admiré  au  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin  : 
«  Le  tableau  du  triclinium,  disait-il  à  propos  du  premier 
acte,  est  d'une  exactitude  parfaite  et  fait  comprendre  la 
large  vie  antique  mieux  que  de  longues  dissertations.  Ce 
sont  bien  les  colonnades  cannelées  à  demi  revêtues  du  stuc 
rouge,  les  grands  panneaux  à  fond  noir,  où  voltigent  des 


(1)  Doumic  «  De  Scribe  à  Ibsen  »,  p.  31  et  suivantes. 
(■>)  Ibid. 


—  322  — 

danseuses  aériennes,  les  cabinets  d'arcliitecture  feinte, 
les  frises  décorées  de  guirlandes  et  de  petits  génies,  les 
statues  de  marbre,  les  trépieds  et  les  lampadaires  de 
bronze,  les  caisses  de  lauriers-roses  aux  fleurs  épanouies, 
les  mosaïques  par  Sosimus  de  Pergame,  les  lits  à  pieds 
d'ivoire  tournant  leurs  chevets  couverts  de  pourpre  vers 
des  tables  de  citronniers,  incrustées  d'argent  :  toutes  les 
merveilles  d'un  splendide  intérieur  romain  )^  (1). 

De  même  après  «  la  Conjuration  »  :  «  La  pièce,  écrivait 
encore  Gautier,  est  montée  avec  un  soin  tout  particulier 
et  comme  si  ce  n'était  pas  une  pièce  littéraire.  On  lui  a 
prodigué,  quoiqu'elle  soit  en  vers,  le  velours,  le  satin,  le 
brocart,  les  riches  broderies,  les  belles  armes...  Catherine 
dans  son  costume  noir,  François  II,  tout  de  satin  blanc. 
Guise  roide  dans  sa  cuirasse  damasquinée,  Marie  Stuart 
avec  le  petit  chapeau  faisant  pointe  sur  le  front,  le  vieux 
Comte  au  pourpoint  rayé  de  noir  et  d'or,  ont  la  finesse  de 
portraits  de  Clouet  »  (2). 

III 

Plus  encore  que  les  idées  et  les  procédés  dramatiques, 
le  style  dramatique  de  Bouilhet  relève  de  V.  Hugo. 

Si  le  vers,  au  théâtre,  sous  peine  de  nuire  à  la  clarté,  ne 
doit  pas  être  chargé  d'images  poétiques,  mais  rester  sobre 
et  naturel,  Bouilhet  n'est  pas  un  maître  de  la  scène,  car  le 
lyrisme  et  les  métaphores  sont  répandus  à  profusion  dans 
son  œuvre.  Il  épie,  à  l'exemple  de  V.  Hugo,  toutes  les 
occasions  de  laisser  libre  cours  à  son  exubérance.  Voici 
avec  quel  lyrime  Condé,  dans  «La  Conjuration  »,  pro- 


(1)  Th.  Gautier:  «  Le  Moniteur  Universel  »,  23  Février  186'4. 

(2)  Ibid.,  5  Notembre  1866. 


-  323  - 

clame   sa  reconnaissance  et   son   amour  à   la  Comtesse 
de  Brisson,  accourue  pour  le  voir  en  sa  prison  : 

nuand  vous  êtes  venue  en  ce  bouge  enfumé, 

Fraîche  et  douce  à  mon  cœur,  comme  un  souffle  de  Mai, 

Quand  vos  gi-ands  yeux  si  purs,  dont  j'évoquais  la  flamme, 

Ont,  du  premier  regard,  ifluminé  mon  âme, 

Et  que  j'ai  senti  là,  sans  pouvoir  l'arrêter, 

L'oiseau  du  souvenir  se  débattre  et  chanter.  . . 

Laissant  derrière  moi  dans  ma  route  nouvelle 

Les  obstacles  d'un  jour  qu'on  franchit  d'un  coup  d'aile, 

Plus  haut  que  les  partis  et  les  religions. 

Il  me  semblait  fouler  de  calmes  régions 

D'où  l'on  n'entendait  plus  les  clameurs  de  la  terre  !  (1) 

Dans  «  Madame  de  Montarcy  »,  le  marquis  de  Rouvray, 
le  gentilhomme  ami  des  champs,  déplore  la  solitude  de 
son  château,  vide  maintenant  que  sa  fille  a  épousé  le 
brillant  capitaine  de  Montarcy  et  l'a  suivi  à  la  cour  : 

Hélas  !  c'est  le  destin,  baron,  dans  nos  familles 
Vingt  ans,  de  notre  amour  nous  entourons  nos  filles, 
Puis  un  beau  mousquetaire  arrive  un  soir  d'été. 
Hardi,  la  barbe  en  croc,  et  la  lame  au  côté  ! 
Alors  le  pauvre  vieux,  qui  n'a  plus  rien  sur  terre, 
Va  s'asseoir  tout  songeur  sous  son  toit  solitaire. 
La  maison  babillarde  est  muette  aujourd'hui,  ' 
Il  presse  dans  ses  mains  son  front  chargé  d'ennui. 
Et  regarde,  avec  pleurs,  par  les  corridors  sombres, 
Les  souvenirs  lointains  glisser  comme  des  ombres  (2) 

Au  lendemain  de  la  première  représentation  de  «  Ma- 
dame de  Montarcy»,  G.  Planche,  dans  la  «  Revue  des 
Deux-Mondes  »,  reprochait  à  Bouilhet  cette  recherche 
d'images  poétiques,  et  reprenait  le  problème,  plus  général, 
du  lyrisme  au   théâtre  :  «  Les   plus   grands   maîtres  du 


(1)  «  La  Gonjiiralion  d'Amboise  »,  p.  78. 

(2)  «  Madame  de  Montarcy  »,  p.  20. 


—  824  — 

théâtre,  écrivait-il,  nous  ont  enseigné  ce  que  vaut  la  poésie 
lyrique  dans  le  monologue.  Depuis  Eschyle  jusqu'à  Sha- 
kespeare, depuis  Sophocle  jusqu'à  Schiller,  nous  voyons 
la  forme  lyrique  utilement  employée  toutes  les  fois  qu'il 
s'agit  de  l'expression  d'un  sentiment  qui  ne  trouverait  pas 
à  s'épancher  librement  en  présence  d'un  témoin,  mais 
dans  le  dialogue,  dans  l'action,  les  grands  maîtres  que  je 
viens  de  nommer  se  gardent  bien  de  prodiguer  les  images. 
Ils  usent  de  la  métaphore  avec  sobriété.  Ces  principes 
sont  combattus,  mais  non  pas  réfutés,  par  V.  Hugo. 
M.  Bouilhet,  qui  connaît  l'antiquité,  ferait  bien  de  la 
consulter  plus  souvent  ou  plutôt  d'interroger  le  souvenir 
de  ses  premières  études.  En  relisant  l'Œdipe-Roi  et  les 
Choéphores,  l'Electre  et  les  Euménides,  il  s'étonnerait 
des  idylles,  des  élégies,  des  odes  qu'il  a  prodiguées  dans 
«  Madame  de  Montarcy  ».  Ce  n'est  pas  à  lui  qu'appartient 
cette  méprise,  je  le  sais:  il  n'a  fait  que  suivre  la  voie 
ouverte  par  M.  V.  Hugo,  mais  le  guide  qu'il  a  choisi  ne  le 
justifie  pas.  Si  l'auteur  d'Hernani  voulait  recommencer 
aujourd'hui  ce  qu'il  a  fait  pendant  treize  ans,  de  1830  à 
1843,  et  donnera  des  odes,  à  des  élégies  un  baptême  histo- 
rique, il  s'apercevrait,  avant  la  fin  de  la  soirée,  que  l'esprit 
de  la  jeunesse  n'est  plus  avec  lui  »  (1). 

On  attaqua  même  «  l'anachronisme  du  vers  »  (2),  dans 
les  comédies  «  Hélène  PejTon  »  et  «  l'Oncle  Million  ».  Si  les 
métaphores,  au  dire  des  critiques,  sonnaient  mal  aux 
oreilles  de  Louis  XIV,  de  Marie  Stuart  et  de  François  H, 
combien  moins  encore  les  rimes  convenaient  aux  hommes 
d'affaires,  aux  «  marchands  dorés  ».  «  De  deux  choses 


(1)  «  Revue  des  Deux-Mondes  »,  1"  Décembre  18â6. 

(2)  A.  Claveau,  «  Revue  Contemporaine  »,  1"  Décembre  1860. 


—  325  — 

l'une,  écrivait  X.  Aiibryet,  ou  le  vers  s'élève  et  alors  il 
empiète  sur  le  lyrisme,  élément  réfractaire  à  la  scène,  ou 
il  s'abaisse  et  alors  il  rentre  dans  la  prose.  M.  Bouilhet  a 
eu  beau,  avec  son  instrument  nerveux  et  docile,  chercher 
le  moyen  terme  entre  ces  deux  extrêmes,  il  a  souvent 
échoué...  Le  plus  sage  serait  peut-être  de  réserver  le  vers 
pour  la  poésie  lyrique,  qui  en  est  l'exacte  destination. 
Molière  aurait  à  écrire  ses  pièces  aujourd'hui  qu'il  les 
écrirait  en  prose»  (1).  Toutefois,  il  ajoutait:  «  Je  com- 
prends pourtant  que  le  vers,  cette  noble  forme,  tente 
encore  au  théâtre  les  esprits  généreux  et  je  n'en  connais 
pas  de  plus  digne  de  servir  cette  Muse  impossible  que 
M.  Louis  Bouilhet  » . 

Cette  constante  préoccupation  d'images  et  de  méta- 
phores, il  est  vrai,  trop  souvent  porta  le  poète  jusqu'à  un 
mauvais  goût  que  les  Précieuses  elles-mêmes  n'auraient 
pu  absoudre.  Il  serait  facile  d'en  relever  de  nombreux 
exemples  : 

Dieu,  qui  lit  dans  notre  àme,  au  jour  de  sa  justice 
Epèlei'a  du  doigt  la  sainte  cicatrice. . .  (2) 

Du  service  rendu  balayez  les  empreintes. .  . 

Car  il  n'a  pas  au  corps  une  once  de  sa  chair 

(,)ui  n'ait  son  but  marqué  pour  la  flamme  ou  le  fei"  (3/. 

ou  à  propos  du  Rhin  : 

Kt  nous  retrouverons,  noire  et  fumante  encor, 
La  place  où  nos  talons  ont  souffleté  son  bord  (4). 


(1)  «  L'Artiste  »,    14  Novembre   1858. 

(2)  «  Madame  de  Monta rcy  »,  p.  91. 

(3)  «  La  (lonjiiraMon  d'Amlioise  »,  p.  93. 

(4)  «  Madame  do  Monlarcy  »,  \).  1U4. 


—  326  - 

A  ces  fautes  de  goût  s'ajoutent  de  fréquentes  faiblesses 
de  style.  Dans  «  Hélène  Peyron  »,  par  exemple,  les  termes 
impropres  voisinent  avec  des  épithètes  parasites,  réédi- 
tées du  vocabulaire  des  «  bavochures  romantiques  »  (1). 
Quand  Hélène,  entourant  de  rêveries  fraîches  et  riantes 
le  souvenir  de  son  fiancé,  déclare  : 

Oh  !  c'est  lui  l'idéal  et  c'est  lui  le  vainqueur  ! 
Le  héros  qui  passait  dans  mes  rêves  étranges, 
Froid  comme  les  démons  et  beau  comme  les  anges 
Un  exilé  superbe,  un  de  ceux-là,  Seigneur. 
Que  l'on  ramène  au  Ciel  à  force  de  bonheur  (2) , 

ni  rénumération  de  termes  inattendus  pour  désigner  la 
même  personne  :  «  idéal  »,  «  vainqueur  »,  «  héros  », 
«  exilé  superbe  »  ;  ni  les  mots  appelés  par  la  rime  : 
«  vainqueur  »  par  «  cœur  »,  «  étranges  »  par  «  anges  », 
«  Seigneur  »  par  «  bonheur  »  ;  ni  l'antithèse  banale  des 
«  démons  »  et  des  «  anges  »  ne  sont  excusables  chez  un 
artiste  soucieux  de  l'originalité  et  de  la  perfection  de  la 
forme.  De  même,  quand  elle  se  décide  à  entrer  au  couvent, 
elle  décrit  minutieusement  le  monastère  où  le  «  couloir 
sombre  »  s'éclaire  à  la  lampe  qui  «  étincelle  »,  où  «  le  vent 
d'automne  »  s'harmonise  avec  «  la  cloche  monotone  »  et 
«les  espoirs  sans  bornes  »  avec  «les  sérénités  mornes». 
Jouvin,  l'irréductible  ennemi  du  poète,  avait  quelques 
raisons  pour  écrire  à  propos  de  ces  vers  :  «  Il  est  inutile  de 
rechercher  la  paternité  d'Hélène  Peyron  :  le  talent  de 
M.  Louis  Bouilhet  est  fils  d'un  vers  de  Hugo,  qui  a  mal 
tourné  »  (3). 


(1)  Xavier  Aubr^yet,  «  L'Artiste  »,  14  Novembre  1858. 

(2)  «  Hélène  Peyron  ».  p.  135. 

(3)  «  Le  Figaro  »,  25  Novembre  1858. 


—  327   - 

Malgré  des  exemples  nombreux  de  mauvais  goût  ou  de 
métaphores  incohérentes,  beaucoup  d'alexandrins  isolés 
et  de  tirades  entières  ont  de  la  grandeur  et  de  la  force. 
C'est  à  ces  vers  que  songeait  Flaubert,  lorsqu'il  louait 
dans  les  drames  de  son  ami  «  l'hexamètre  mâle  »  et  «  les 
élans  cornéliens  pareils  à  de  grands  coups  d'aile  »  (1). 

Tantôt  ils  sonnent  haut  et  clair  comme  un  cliquetis 
d'épées,  quand  par  exemple  le  roi  Louis  XIV  s'adresse 
aux  ambassadeurs  étrangers  : 

Eli  !  bien,  mon  peuple  est  prêt  pour  les  derniers  efforts, 

Plus  de  trêve  aujourd'hui  ! . . .  nous  nous  sentons  le  corps 

Assez  ferme  et  dispos,  malgré  l'âge  où  nous  sommes, 

Pour  monter  à  cheval  avec  nos  gentilshommes. 

Et  dresser,  comme  un  mur  impénétrable  aux  coups, 

Nos  quarante  ans  de  gloii'c  entre  la  France  et  vous  !. . . 

Vous  entendrez  rugir  une  de  ces  batailles 

Où  les  peuples  entiers  se  mordent  aux  entrailles. 

Un  combat  formidable,  aux  cris  désespéi'és, 

Dont  parleront  longtemps  les  hommes  effarés, 

Car  nous  saurons  du  moins,  si  notre  France  expire. 

Lui  creuser  un  tombeau  plus  lai'ge  qu'un  empire  !  (2). 

Tantôt  les  vers  tombent  lourds  d'une  tristesse  nuancée 
de  fierté,  comme  dans  la  scène  charmante  entre  le  jeune 
roi  François  II  et  Marie  Stuart,  les  deux  jeunes  époux 
opprimés  par  la  Reine-Mère  et  les  Guises,  apeurés  des 
complots  qu'on  trame  autour  d'eux  et  voués  à  une  mort 
prochaine.  François  II  analyse  mélancoliquement  son 
impuissance  : 

Je  suis  un  souffreteux,  un  malade,  un  enfant  : 

Lamentable  héritier  des  héros  séculaires 

.le  n'en  ai  pas  la  force  et  j'en  ai  les  colères 

Et  quand  dans  mon  sommeil  l'un  d'eux  vient  m'avertir. 

Je  sens  là  comme  un  l'oi  qui  ne  peut  pas  sortir.  , .  (3) 


(1)  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  riUB. 

(2)  «  Madame  de  Montarcy  »,  p.  104. 

(:^)  «  La  Conjuration  d'Amboise  »,  p.  1)9. 


-  328  - 

Et  la  jeune  reine,  amie  des  lettres  et  des  arts,  lui  répond  : 

S'il  nous  fallait  quitter  ce  palais  pour  l'exil. 
Ce  que  j  implorei-ais,  comme  un  dernier  honneur. 
Ce  serait  pour  nous  deux,  au  gai  pays  de  France, 
Un  petit  coin  tranquille,  un  château  n'importe  où, 
Caché  dans  la  Touraine  ou  bien  dans  le  Poitou, 
Sous  des  arbres  touffus,  d'où  les  oiseaux  en  fêtes 
Donneraient,  en  passant,  la  réplique  aux  poètes, 
Et  dont  nul  ne  pourrait  franchir  les  verts  arceaux 
Qu'à  la  condition  d'être  haï  des  sots  ! 
Je  suis  de  France,  moi  !  (i) 

IV 

Cette  tentative  de  ressusciter  le  style  lyrique  et  les  pro- 
cédés dramatiques  du  Romantisme  étonna  quelques-uns, 
mais  fut  applaudie  par  la  plupart.  S'il  est  exagéré  d'attri- 
buer une  importance  capitale  à  la  soirée  du  6  Novembre 
1856,  où  pour  la  première  fois  fut  acclamée  «  Madame  de 
Montarcy  »,  les  annales  du  théâtre  lui  doivent  cependant 
une  mention  spéciale  :  «  Ce  fut,  écrit  C.  Mendès,  comme 
un  son  de  cloches,  éveilleur  de  brutes  et  d'ivrognes.  On 
s'étonna,  on  s'éprit,  on  s'enthousiasma  pour  cette  «Madame 
de  Montarcy  »,  qui  rallumait  les  soirs  illustres  du  Roman- 
tisme. Un  instant  les  poètes  purent  croire  que  c'en  étaitfait 
de  l'opérette  et  du  vaudeville,  et  de  l'école  du  «  Bon  Sens  », 
qu'ils  allaient  reconquérir  la  foule»  (2).  Quelques  jours 
après  la  première  représentation,  G.  Planche,  dans  la 
Revue  des  Deux-Mondes,  expliquait  de  la  même  façon 
l'enthousiasme  du  parterre  :  «  La  trivialité  des  compo- 
sitions, écrivait-il,  qui  occupent  la  plupart  de  nos  théâtres, 
a  depuis  longtemps  lassé  sa  patience.   En  écoutant  de 


(2)  «  La  Conjuration  clAnihoise  »,  p.  101. 

(3)  G.  Mendès  :  «  Rapport...  sur  le  mouvement  poétique  «,  p.  1U7 


-  329  - 

beaux  vers  signés  d'un  nom  nouveau,  il  a  ressenti  une 
émotion  joyeuse  et  n'a  pas  hésité  à  battre  des  mains.  Ses 
applaudissements  étaient  une  protestation  contre,  la  vul- 
garité des  inventions  qu'on  nous  donne  pour  des  prodiges 
d'habileté  »  (l).  La  critique  littéraire  se  mit  au  diapason 
de  l'enthousiasme  général  :  ses  représentants  les  plus 
autorisés,  Théophile  Gautier,  Paul  de  Saint-Victor, 
G.  Planche,  appartenaient  d'ailleurs  à  la  génération 
de  1830  ou  s'y  rattachaient:  ils  étaient  heureux  d'applaudir 
des  tirades  sonores  rappelant  celles  du  maître,  qui  avait 
enthousiasmé  leur  jeunesse,V.  Hugo.  Si,  déplus,  «Dolorès» 
et  «  Mademoiselle  Aïssé  »  eurent  peu  de  retentissement,  les 
soixante-dix-huit  représentations  de  «  Madame  de  Mon- 
tarcy  »,  les  cent-cinq  de  «  La  Conjuration  d'Amboise  », 
celles  non  moins  triomphales  de  «  Faustine  »  témoignent 
d'un  succès  incontestable  :  à  partir  de  1856,  Bouilhet, 
quoique  différent  d'eux  par  son  esthétique,  se  trouve  au 
premier  rang  des  auteurs  dramatiques  à  la  mode. 

Il  en  était  digne  par  ses  efforts  de  perfection  littéraire  : 
le  drame  romantique  finissait  honorablement  et  le  poète 
méritait  ces  lignes  écrites  par  Gautier  au  lendemain  de  sa 
mort  :  «  L'Ecole  dramatique,  si  décimée  par  la  mort,  perd 
en  lui  un  de  ses  derniers  et  plus  courageux  champions.  Il 
portait  haut  et  en  preux  chevalier  la  vieille  bannière 
déchirée  dans  tant  de  combats.  On  peut  l'y  rouler  comme 
dans  un  linceul.  La  valeureuse  bande  d'Hernani  a  vécu. 
Désormais  le  théâtre  appartient  aux  habiletés  secon- 
daires, aux  photographies  du  réalisme,  aux  sophismes 
des  systèmes  :  la  poésie  en  est  chassée  »  (2). 


(1)  G.  Planche.  «  Revue  des  Deux-Mondes  w,  !«'■  Décembre  )85H. 

(2)  «  Journal  Olliciel  »,  lundi  29  Juillet  1860. 


—  330  — 

Elle  n'en  était  pas  chassée  à  jamais,  mais  elle  devra 
attendre  de  longues  années,  avant  d'y  reparaître  triom- 
phante, avant  que  les  vers  de  F.  Coppée,  d'Henri  de 
Bornier,  de  Richepin,  de  Rostand  renouent  sur  nos  scènes 
la  tradition  des  envolées  lyriques,  créée  par  V.  Hugo  et 
noblement  continuée  par  L.  Bouilhet. 


CHAPITRE  XVII 


L'Homme 


I.  —  Le  Portrait  physique 
11.  —  Le  Tempérament  moral 
IIL  —  Les  Idées  philosophiques 


L'œuvre  et  la  vie  de  Bouilhet  nous  sont  maintenant 
connues  ;  mais  bien  qu'il  ait  plusieurs  fois  chanté  en  ses 
vers  ses  souffrances  morales,  il  reste  difficile  de  tirer, 
d'après  ses  ouvrages,  des  conclusions  certaines  sur  sa 
psychologie  :  étudiée  à  l'aide  des  seuls  poèmes  lyriques, 
sa  vie  intérieure  nous  est  à  moitié  fermée.  Seules  la  cor- 
respondance et  les  notes  inédites  nous  permettent  de 
forcer  l'homme  dans  ses  retraites,  d'y  faire  pénétrer  la 
lumière  et  de  mieux  connaître  son  âme. 

Et  ce  n'est  point  là  curiosité  vaine  :  cette  analyse 
éclaire  d'un  exemple  nouveau  la  mentalité  des  écrivains 
qui,  vers  1860,  aimèrent  l'Art  pour  l'Art  :  «  L'âme  de 
l'homme,  a  écrit  Bouilhet,  ne  se  sépare  guère  du  milieu 
où  le  hasard  l'a  jetée;  comme  les  reptiles  changeants,  elle 
prend  sans  le  savoir  la  couleur  de  ce  qui  l'entoure  »  (1). 
Celte  remarque  précisément  s'applique  à  lui  :  comme 
beaucoup  de  poètes  et  de  prosateurs  de  sa  génération,  il  a 


(1)  Inédit. 


—  332  - 

sacrifié  à  l'Art,  à  la  beauté  littéraire,  ses  forces  physiques 
et  son  équilibre  moral. 

I 

Plusieurs  photographies,  un  portrait  reproduit  au 
frontispice  de  ses  «  Œuvres  »  (1),  un  médaillon  signé  de 
Carrier-Belleuse  (2),  deux  bustes  érigés  l'un  à  Rouen, 
l'autre  à  Gany  (3),  nous  permettent  de  deviner  d'abord 
l'homme  extérieur  qu'il  fut. 

Jeune,  il  était,  affirme  Flaubert,  «  un  svelte  garçon 
d'une  beauté  Apollonienne  »  (4).  A  45  ans,  il  n'a  rien 
perdu  de  cette  force  physique  et  nous  apparaît  un  robuste 
Normand  de  haute  taille,  au  cou  d'athlète,  aux  épaules 
larges.  Les  cheveux  sont  rares  et  laissent  à  découvert  et 
presque  chauve  le  haut  de  la  tête;  par  contre,  ils  tombent 
en  arrière  abondants  et  longs.  Quelques  rides  strient  le 
front;  les  sourcils  sont  peu  accentués  au-dessus  d'yeux 
vifs,  scrutateurs,  dont  le  lorgnon  n'atténue  pas  l'éclat.  Les 
traits  du  visage  carré  semblent  réguliers  :  la  moustache 
épaisse  et  tombante,  accompagnée  d'une  mince  barbiche, 
accuse  une  expression  de  force  dans  une  physionomie  à 
la  fois  hautaine,  dominatrice,  impénétrable. 

Quand  le  poète  converse  avec  des  amis,  sa  figure 
s'anime  :  il  a  alors  un  «  étranse  et  charmant  sourire»  car. 


(1)  Kdilion  Le  m  erre. 

(?)  Il  existe  trois  exemplaires  de  ce  médaillon.  L'un  appai'tient  au 
docteur  René  Dumesnil,  de  Paris,  un  autre  à  la  Bibliothèque  Munici- 
pale de  Rouen,  un  troisième  m'a  été  offert  par  M.  Leparfait.  La 
Bibliotlièque  de  Rouen  possède  également  un  pastel  et  un  portrait  au 
f  rayon,  de  Bouilliet,  non  signés. 

(3)  Le  buste  de  Rouen,  œuvre  de  Guillaume,  fut  inauguré  le 
24  Août  1882  ;  celui  de  Gany,  par  Devaux,  fut  élevé  le  27  Mai  1883. 

(4)  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  284. 


—  333  — 

—  et  c'est  là  «  le  signe  particulier,  tlistinctif,  caractéris- 
tique de  sa  figure  »,  —  il  sourit  «  plus  encore  du  regard 
que  des  lèvres  »  (l).Sa  conversation  est  celle  d'un  causeur 
distingué,  tour  à  tour  aimable,  un  peu  solennel  peut-être, 
spirituel  et  caustique.  Rien  dans  cette  attitude  de  vain- 
queur ou  ce  sourire  intelligent  ne  trahit  les  âpres  souf- 
frances résolument  acceptées  comme  rançon  de  la  gloire 
littéraire. 

II 

Son  adolescence  triste,  réservée,  qu'il  avait  bercée  de 
douleurs  imaginaires,  puis  sa  vocation  poétique,  contrariée 
par  les  études  positives  de  la  médecine  et  un  labeur  inces- 
sant dans  l'enseignement,  l'avaient  en  quelque  sorte  pré- 
disposé à  souffrir  plus  que  d'autres.  S'il  parut,  vers  1848, 
quand  s'éveillèrent  en  lui  la  foi  dans  l'Art 'et  l'amour  du 
beau,  s'avancer  vers  la  gloire  avec  enthousiasme,  il  dut 
bientôt  constater,  devant  les  difficultés  rencontrées  dans 
l'élaboration  des  «  Fossiles  »  et  de  (^  Madame  de  Montarcy  », 
que  les  moyens  d'art  dont  il  disposait  étaient  limités.  Sou- 
tenu par  son  orgueil  et  sans  cesse  fouaillé  par  Flaubert,  il 
continua  malgré  les  insuccès,  les  attaques  de  la  critique  et 
les  objurgations  de  sa  famille,  à  écrire  des  vers  et  voulut 
rester  un  «  pur  lettré  »,  dédaigneux  et  hautain  (2);  il  se 
condamna  aux  travaux  forcés  de  la  poésie. 

Sans  cesse,  de  1850  à  1869,  il  «  pleure  »  de  «  rage  »,  de 
«  désespoir  »,  d'  «  impuissance  »,  devant  la  beauté  litté- 


(1)  G.  de  Maupassant,  «  Le  Gaulois  »,  dimanche  21  Août  1882. 

(2)  Cf.  «  Baiser  de  Muse  »  (Œuvres,  p.  339). 

.le  l'ai  gardé  ce  bon  baiser  de  Muse  I 
Comme  une  perle  il  rayonne  à  mon  front, 
Et  désormais,  qu'on  me  tlatte  ou  m'accusa. 
Sans  l'effacer  les  soucis  passeront. 


-  334  — 

raire  entrevue  et  si  difïicilement  réalisable.  «  Si  tu  te 
plains,  écrit-il  à  Flaubert,  si  tu  as  peur,  si  tu  te  crois  usé, 
que  dirai-je,  moi?  J'en  arrive  au  dernier  degré  du  déses- 
poir et  du  découragement  »  (1).  Tous  les  horizons  se 
ferment  et  rétrécissent  autour  de  lui,  «comme  les  murailles 
de  feu  de  l'Inquisition  ».  «  Je  m'en  vais  à  la  dérive,  dit-il 
ailleurs.  Super  me  flumina  transierunt...  J'ai  beau  me 
faire  de  temps  à  autre  des  illusions  momentanées  et  me 
raccrocher  à  tout  espoir  qui  passe,  je  sens  que  je  m'en- 
fonce impitoyablement  »  (2).  Alors  qu'il  aurait  pu  vivre 
heureux  comme  beaucoup  d'autres,  il  s'estime  poursuivi 
par  le  «  Destin  »,  qui  lui  a  ménagé  dans  la  carrière  litté- 
raire «  un  système  de  renfoncements  »  :  «  Je  ne  peux  te 
dire  mes  craintes,  mande-t-il  à  Flaubert,  mon  décourage- 
ment général  et  la  profonde  tristesse  qui  m'envahit  de 
jour  en  jour  :  je  me  sens  sous  le  poids  d'une  fatalité  et 
d'une  déveine  implacables  »  (3).  Et  ailleurs-:  «  Si  notre 
correspondance  tombe  jamais  entre  les  mains  d'un  étran- 
ger, il  y  verra  un  assez  sinistre  échange  de  douleurs  et  de 
désespoirs.  Quand  l'un  cesse,  une  heure,  de  gémir,  l'autre 
hurle,  et  c'est  comme  cela  depuis  20  ans  ;  ce  qui  ne  prouve 
pas  un  fond  commun  de  gaité  folle.  Nous  ne  sommes  pas 
gais,  en  effet,  mais  il  ne  fallait  pas  prendre  ce  métier 
fatal,  le  plus  horrible  que  je  connaisse.  Quant  à  changer 
maintenant  nos  habitudes  et  notre  vie,  il  n'y  faut  plus 
penser  :  il  faut  aller,  comme  tu  le  dis  fort  bien,  jusqu'à  ce 
que  mort  s'ensuive  »  (4). 
De  telles  crises  de  découragement  lui  sont  habituelles  ; 


(1) 

Inédit. 

(2) 

Ibid. 

(3) 

Ibid. 

(4) 

Ibid. 

—  335  - 

il  s'apparente  par  là  aux  écrivains  de  l'Ecole  de  l'Art  pour 
l'Art,  à  Gautier,  à  Flaubert,  à  Leconte  de  Lisle,  à  Baude- 
laire. Tous  ont  cherché  des  sensations  rares,  exotiques 
surtout,  et  âprement  travaillé  pour  cacher  leurs  émotions 
personnelles,  sous  une  forme  littéraire  parfaite,  ou  orner 
les  reconstitutions  du  passé,  sansjamais  satisfaire  leur  désir 
de  précision,  de  force,  de  relief.  Leur  équilibre  moral  ne  put 
résistera  cette  lutte  sans  trêve  :  «  A  ce  métier,  écrit  très 
justement  M.  Gassagne,  la  sensibilité  toujours  tendue, 
toujours  impressionnée  et  concentrée,  acquiert  une  finesse, 
une  exquisité  extraordinaire,  une  rare  mais  douloureuse 
hyperesthésie.  C'est  une  alternative  continuelle  d'excita- 
tion et  de  dépression;  des  émotions  énervantes,  dont  l'in- 
tensité ne  peut  être  maintenue,  font  place  à  des  périodes 
de  marasme  et  d'accablement...  Inutile  de  dire  que  les 
périodes  de  dépression  sont  les  plus  longues,  de  beau- 
coup »  (1).  Les  écrivains  de  cette  génération  littéraire 
furent  vraiment,  comme  les  de  Goncourt,  les  a  martyrs 
du  livre  »,  et  Bouilhet  plus  qu'eux. 

Il  est,  de  plus,  exaspéré  par  la  «  bêtise  »,  qu'avec  une 
suffisance  un  peu  ridicule  il  s'imagine  découvrir  partout, 
même  là  où  elle  n'est  pas  :  «  On  sondera  la  mer,  écrit-il, 
on  comptera  les  étoiles,  qui  pourra  mesurer  la  bêtise 
humaine?  Qui  dira  ce  qu'une  seule  tête  peut  contenir 
d'ineptie  ?  Spectacle  formidable,  la  sottise  a  submergé  le 
monde,  c'est  le  grand  déluge  permanent.  A  peine  voit-on, 
çà  et  là,  quelques  idées  vraies,  quelques  maximes  solides, 
perçant  contme  des  roches  noires  et  arides  encore,  l'im- 


(1)  «  La  Théorie  de  l'Art  pour  l'Art  »,  p.  343. 

23 


-  336  — 

mense  nappe  de  la  stupidité  universelle  »  (1).  Et  ailleurs  : 

Au  dos  d'un  océan  sans  bornes, 

Battu  des  vents,  rongé  des  flots, 

Le  plus  funèbre  des  îlots 

Hérisse  ses  falaises  mornes. . . 

Gens  qui  voguez  à  l'horizon, 

Ce  pauvre  îlot,  c'est  la  Raison  ; 

Cet  océan,  c'est  la  Bêtise  (2). 
Cette  stupidité,  il  lui  plaît  de  l'apercevoir  dans  les 
contre-façons  de  l'Art  et  de  la  politesse,  dans  les  «  idées 
reçues  »,  «  les  principes  »,  les  «  bases  de  la  société  ».  Il 
se  propose  d'écrire  sur  ce  sujet  une  Comédie  :  «  Voici  ce 
que  je  voudrais  faire,  mande-t-il  à  Flaubert  :  montrer  qu'à 
l'aide  de  deux  ou  ti-ois  principes,  c'est-à-dire  de  deux  ou 
trois  mots  de  convention,  tout  marche  comme  sur  des 
roulettes  dans  le  meilleur  des  mondes  possibles  :  probité, 
religion,  honneur,  les  bases  enfin.  Personne  n'y  croit  au 
fond  :  tout  le  monde  se  trompe  réciproquement,  et  l'on 
finit  par  se  tromper  soi-même  jusqu'à  l'attendrissement 
réel  ;  deux  voleurs  se  donnent  la  poignée  de  mains  en 
criant  :  probité  ! . . .  Ce  mensonge  éternel  à  la  surface,  et 
qui  se  retrouve  partout,  s'accentue  plus  fort  à  Paris,  parce 
qu'il  s'étend  sur  les  moindres  détails  de  la  vie  extérieure 
des  gens  qui  n'ont  pas  le  sou,  et  qu'on  voit  toujours  flam- 
bants de  toilette,  assis  dans  les  forts  restaurants  :  le 
besoin  de  paraître,  quand  même,  avec  les  gênes  affreuses 
qui  en  sont  la  conséquence  !  Je  voudrais  montrer  tout 
cela  arrivant  finalement  à  une  harmonie,  à  l'ordre  :  où 
tout  le  monde  ment,  personne  ne  trompe.  Mais  en  même 
temps,  je  ferais  voir  quelques-uns  des  acteurs,  subalternes 
par  la  santé  ou  par  la  fortune,  écrasés  froidement  dans  ces 


(1)  Note  inédite. 

(2)  «  L'Ilot  »,  Œuvres,  p.  lOL 


-  337  - 

rouages  méthodiques  et  sacrifiés  sans  éclat  à  la  sympho- 
nie générale.. .  Je  ferais  passer  au  milieu  de  l'action  le 
Capitaine  (d'Arpentigny),  toujours  raide  dans  son  col, 
avec  ses  cheveux  verts,  et  son  habit  bleu  à  boutons  d'or, 
l'homme  qui  a  le  plus  d'esprit  de  Paris,  parasite  partout, 
dans  tous  les  camps,  sautant  d'un  faubourg  à  l'autre  avec 
des  langages  différents,  sans  crotter  ses  bottines  vernies, 
et  je  le  montrerais  fatalement  attaché  à  la  vie  de  Paris, 
quand  il  pourrait  vivre  plus  à  Taise  avec  sa  retraite  dans 
une  ville  de  province.  Le  Capitaine  serait  le  martyr  volon- 
taire de  la  société  parisienne.  J'aurais  son  intérieur  à 
peindre,  au  retour  des  grandes  soirées,  (j'élargirais  sa 
sphère  d'action),  sa  petite  chambre,  avec  la  Croix  d  hon- 
neur cachant  un  trou  du  papier,  le  long  de  son  mur,  et 
les  deux  tisons  qui  fument  bouta  bout.  Il  serait  souple, 
pliant,  prêt  à  tout,  ferait  à  la  sueur  de  son  front,  pour 
assurer  à  sa  vie  des  relais  culinaires,  réussir  les  projets 
de  ses  protecteurs,  ou  plutôt  des  gens  posés  chez  qui  il  va, 
car  il  ne  demande  rien  que  le  bonheur  d'être  mêlé  au 
monde  élégant. . .  »  (1). 

De  «  bêtise  »  incorrigible,  Bouilhet  accuse  surtout  les 
bourgeois  :  «  Voilà,  écrit-il  à  propos  du  docteur  D. . .,  un 
mortel  parfaitement  heureux.  Il  a  la  sécurité  des  Olym- 
piens ;  il  se  pose  en  homme  de  science,  en  publiciste,  en 
praticien  fatigué. . .  Il  est  décoré  d'une  demi-douzaine  de 
croix  !  Il  est  énorme.  »  Un  autre  lui  apparaît,  par  sa  stu- 
pidité, «  un  des  êtres  les  plus  comiques  que  l'on  puisse 
rencontrer  dans  ce  siècle  «.Au  «  bonheur  trop  facile»  de  ce 
monde,  «superbe  d'aplomb,  de  contentement  personnel  et 
de  bêtise  »,  il  préfère  la  lutte  douloureuse  pour  l'Art,  dans 


(1)  Lettre  inédite.  Sans  date. 


-  338  - 

la  solitude  et  le  silence  qu'il  a  su  faire  autour  de  lui  à 
Mantes  ;  il  en  vient  à  écrire  cette  boutade,  qu'on  croirait 
d'un  malade  :  «  La  société  de  mes  semblables  m'exas- 
père, je  ne  trouve  rien  de  plus  bête  que  l'homme,  et  tout 
mon  cœur  descend  ou  monte  plutôt  vers  les  animaux  et 
les  plantes  :  j'ai  des  admirations  imbéciles  pour  la  sagesse 
des  bœufs  et  la  sérénité  des  légumes  »  (1). 

Ajoutons,  pour  expliquer  chez  lui  l'excès  de  la  misan- 
thropie et  du  découragement,  que  Bouilhet,  comme  les 
écrivains  de  sa  génération  littéraire,  étudiés  par  M.  Gas- 
sagne,  est  porté  par  l'habitude,  plus  encore  que  par  un 
penchant  naturel,  vers  le  paroxysme.  En  tout  il  recherche 
l'outrance,  1'  «  énorme  »,  qu'il  écrit  quelquefois  «  hé- 
norme  »,  ou  «  héneaurme  »,  à  l'exemple  de  Flaubert. 
Dans  les  crises  de  désespoir  surtout  il  est  incapable  de 
mesure.  Peu  soucieux  de  la  grossièreté  des  termes  em- 
ployés, il  vocifère,  comme  un  forcené,  sans  qu'il  y  ait 
proportion  entre  ses  colères  et  leur  cause  initiale,  contre 
son  «  métier  »  et  «  l'affreuse  décadence  du  goût  public  », 
contre  la  tyrannie  des  exigences  familiales,  contre  l'Eglise 
Catholique  et  le  «  parti-prêtre  »,  contre  les  écrivains. 
Feuillet  et  Veuillot,  surtout  contre  les  directeurs  de 
théâtre.  Il  écrit,  à  propos  du  directeur  de  l'Odéon  :  «  Je 
n'ai  jamais  tant  désiré  la  vie  sauvage.  Avec  quel  bonheur 
je  me  ruerais  sur  La  Rounat  I  II  n'en  resterait  plus  !  Je 
n'ai  jamais  rencontré  une  plus  plate  et  plus  odieuse  per- 
sonnalité que  ce  triste  bougre  :  il  a  des  sottises  qui  mon- 
tent, par  corruption,  à  la  hauteur  des  vices  !  L'intensité  de 
sa  bêtise  le  rend  presque  digne  d'allumer   des  colères 


(1)  Inédit. 


-  339  — 

viriles  :  c'est  du  laitage  empoisonné,  c'est  un  mouton  qui 
a  la  rage  ;  bref,  il  m'obsède  et  me  gêne  »  {!). 

Par  ce  seul  exemple  de  violence  voulue,  auquel  nous 
pourrions  en  ajouter  d'autres  d'un  tour  moins  acadé- 
mique, on  peut  juger  combien  le  penchant  à  1'  «  énorme  » 
aggrava  le  pessimisme  de  notre  auteur. 


Sa  santé  physique  ne  résista  pas  à  ces  crises  de  décou- 
ragement, au  labeur  opiniâtre  des  vingt  dernières  années. 

Là  encore  Bouilhet  n'ofï're  pas  un  cas  isolé  ;  il  se  rat- 
tache aux  écrivains  de  sa  génération,  chez  qui  l'état  phy- 
sique reflète  Tétat  moral.  «  Les  Goncourt,  écrit  M.  Gas- 
sagne,  souffrent  l'un  du  cœur  et  de  la  tête,  l'autre  de 
l'estomac...  Flaubert  est  épileptique,  Gautier  a,  d'après 
lesGoncourl,  la  mine,  le  geste  et  les  attitudes  d'un  hallu- 
ciné. Le  poète  romantique  était  phtisique,  s'en  allait 
mollement  de  langueur  et  de  consomption,  l'artiste  néo- 
romantique est  un  névrosé  que  la  surexcitation  et  la 
tension  continue  détraquent  »  (2).  Bouilhet  appartient  à 
cette  famille  de  névrosés. 

Tantôt  un  échec,  une  contradiction,  le  jettent  dans  une 
douloureuse  prostration  physique  :  «  Je  suis  resté  couché 
sur  mon  tapis  toute  la  journée  comme  une  brute,  écrit-il 
après  le  refus  de  «  Madame  de  Montarcy  »  à  l'Odéon... 
J'ai  une  peur  fantastique  de  la  nuit  qui  va  venir  :  je  suis 
seul  ici  comme  un  mort  »  (3).  «  J'éprouve  comme  toi, 
avoue-t-il  à  Flaubert,  de  jolies  prostrations  physiques  et 


(J)  Lettre  inédite-. .      ■       -    . 
(2)  A.  Cassagne,  op.  cit.,  p.  34.j. 
(o)  Lellrc  inédite. 


—  340  — 

morales  :  toute  la  semaine  dernière  a  été  comme  cela...  Il 
est  certain  que  je  me  suis  guéri  le  mieux  possible,  mais  je 
n'étais  pas  sans  inquiétude  pour  ma  cervelle  :  les  hallu- 
cinations étaient  de  toute  sorte  »  (1).  «  Ira,  furor  brevisi 
Si  la  colère  est  une  folie  courte,  la  littérature  est  une  folie 
lente.  Etes-vous  arrêté,  vous  devenez  lugubre.  Marchez- 
vous  un  peu,  la  tête  déménage.  J'en  suis  là,  mon  cher 
Monsieur,  je  ne  dors,  je  ne  mange  plus  :  je  suis  dans  une 
effrayante  exaltation  »'(2).  Dans  l'insuccès,  comme  dans 
l'enthousiasme  du  travail  fécond,  il  gémit  d'être  malade 
«  au  physique  et  au  moral  »  :  il  est  bien  «  l'artiste  néo- 
romantique, ))  dont  parle  M.  Gassagne,  «  le  névrosé  que  la 
surexcitation  et  la  tension  continue  détraquent  ».  Flaubert 
l'avoua  avec  franchise,  lorsque,  proposant  en  exemple  aux 
écrivains  futurs  son  amitié  littéraire  avec  le  poète,  il 
ajoutait  :  «  Celui  dont  les  nerfs  sont  robustes  soutiendra 
le  compagnon  qui  se  décourage  »  (3). 

Qa'on  ne  s'étonne  pas,  dès  lors,  si  des  conditions  spé- 
ciales de  température  lui  sont  nécessaires,  pour  qu'il 
puisse  écrire.  «  Le  froid  et  la  pluie  »  lui  «  paralysent  le 
cerveau  »,«  le  temps  blanc,  froid  et  triste,  »  l'empêche  de 
travailler.  «  Je  ne  puis  rien  faire  sans  soleil,  avoue-t-il  ; 
je  suis  gelé  dans  le  fond  de  l'âme  »  (4).  Au  printemps,  par 
contre,  il  se  dit  «  enivré  »  du  «  beau  temps  ».  «  Je  bois  le 
soleil  à  petits  coups,  écrit-il,  comme  du  fil-en-six  !  Tu  vas 
te  moquer  de  ton  ami,  mais  c'est  comme  ça  !  »  (5).  De 
même  qu'on  ne  s'étonne  pas  si  à  cette  consolation  il  ajoute 


(1)  Lettre  inédite. 

(2)  Lettre  inédite. 

(:3|  Œuvres  de  L.  B.,  Préface  des  «  Dernières  Chansons  »,  p.  304. 

(4)  Lettre  inédite. 

(5)  Lettre  inédite. 


-  341  — 

celles  que  lui  apportent  l'amour  sensuel,  le  bien-être  dans 
un  intérieur  bourgeois,  le  séjour  à  la  campagne  (1)  ;  s'il 
éprouve  à  manger  une  joie  parfaite  ;  s'il  n'est  pas  un  pré- 
curseur de  l'antialcoolisme.  Sa  sensualité,  sans  doute, 
trouvait  là  un  anesthésique,  un  stupéfiant  efficaces  contre 
les  crises  de  découragement,  mais  cette  excitation  factice 
fatigua  peu  à  peu  son  organisme,  pourtant  très  résistant  ; 
elle  n'est  peut-être  pas  étrangère  à  sa  mort  prématurée. 


Qu'il  roulât  en  son  esprit  de  sombres  pensées,  qu'il 
connût  des  heures  d'accalmie  ou  d'enthousiasme  litté- 
raire, cet  homme  d'un  caractère  violent  apparut  dans  les 
relations  sociales  doux,  timide  même,  toujours  serviable  ; 
son  aménité  fut  louée  sans  réserve  par  ses  nombreux  amis. 

On  aimait  surtout  sa  loyauté  et  sa  franchise.  Il  semblait 
qu'il  eût  gai'dé  comme  devise  de  son  commerce  social  cette 
phrase,  écrite  par  lui  vers  1845  :  «  Dans  la  vie  de  chaque 
jour  il  peut  m'arriver  de  pallier  par  mon  silence  le  ridi- 
cule d'un  ami,  de  caresser  quelquefois  une  faiblesse  de 
caractère,  car  blesser  est  pour  moi  la  pire  des  choses,  et 
de  cette  réserve  me  sont  venus  bien  des  embarras  que,  du 
reste,  je  n'ai  jamais  maudits.  Oui,  mais  écrire  une  flatte- 
rie, mais  formuler  un  mensonge  avec  calme  et  de  propos 
délibéré...  Jamais  !  jamais  I  »  (2j.  Au  lendemain  de  sa 
mort,  un  de  ses  intimes  écrivait  :  «  Je  n'ai  jamais  connu 
d'homme   plus  foncièrement  honnête,   plus  loyal,  plus 


(1)  11  reproche  à  FlauJ)ert  d'aimer  de  moins  en  moins  la  nature  : 
«  J'avoue  avec  liumilité,  lui  écrit-il,  que  je  ne  partage  pas  ta  haine 
pour  la  campagne,  et  mon  voyage  là- bas  m'a  réjoui  les  yeux  :  sérieuse- 
ment je  vois  avec  peine  que  tu  n'aimes  plus  du  tout  la  campagne  ». 
(Inédit,  sans  date). 

(2)  Inédit.  Impressions  philosophiques. 


—  342  - 

délicat,  plus  esclave  de  son  devoir,  plus  dévoué  à  ses  amis, 
plus  exempt  de  toute  jalousie  mesquine.  Je  ne  l'ai  jamais 
entendu  mal  parler  d'un  seul  des  hommes  dont  le  succès 
aurait  pu  lui  porter  ombrage,  rii  chercher  à  rabaisser  leur 
talent;  je  l'ai  vu,  au  contraire,  souvent  heureux  des  vic- 
toires remportées  par  autrui,  surtout  par  ses  amis,  chose 
plus  rare  qu'on  ne  croit  chez  les  artistes  »  (1).  Il  n'est  pas 
étonnant  que  Bouilhet  ait  conservé,  sa  vie  durant,  les 
mêmes  amis  fidèles  :  Flaubert,  Gautier,  Leconte  de  Lisle, 
les  de  Goncourt,  Corot,  Delattre,  Clogenson  (2),  Mulot. 

De  plus,  il  fut  modeste.  Alors  que  tant  d'écrivains 
demandaient  aux  journaux,  aux  revues,  des  moyens  de 
célébrité,  il  dédaigna  le  charlatanisme  et  la  réclame 
nécessaire  pour  assurer  un  rapide  succès.  A  l'exemple  de 
Flaubert,  sauf  dans  le  sonnet  liminaire  de  «  Festons  et 
Astragales  »  (3),  d'un  ton  un  peu  prétentieux,  il  n'a  pas 
écrit  de  profession  de  foi  littéraire.  Il  apparaissait  rare- 
ment dans  le  salon  de  la  Princesse  Mathilde,  oîi  se  ren- 
contraient toutes  les  élégances  artistiques  et  littéraires. 
Aux  banquets  Magny  il  occupait  timidement  sa  place,  la 
moindre  possible,  près  de  Sainte-Beuve,  de  Théophile 
Gautier,  de  Renan,  de  Taine  et  des  Goncourt.  Jamais  il 
ne  put  acquérir  «  le  sens  de  Paris  »  (4)  :  il  reproche  même 


(1)  Edmond  Viilelard.  «  Journal  des  Débats  »,  mercredi  28  Juillet 
1869.  L'auteur  ignorait  les  boutades  du  poète  sur  Ponsard. 

(2)  Cf.  «  A  Monsieur  Clogenson  »,  (Œuvres,  p.  97).  Bouilbet  écri- 
vait de  lui  :  «  Il  me  semble  avoir  vécu  dans  ses  existences  antérieures 
au  sein  de  ce  peuple  de  folets  qui  ne  tenaient  point  en  place,  dont  j'ai 
lu  la  description  je  ne  sais  où.  Moralement  et  physiquement,  il  me 
fait  l'effet  d'un  beau  vieillard  en  baudruche,  condamné  par  sa  nature 
à  une  éternelle  oscillation  ».  (Inédit). 

(3)  «  Gandaule  ».  Œuvres,  p.  5. 

('t)  G.  Flaubert,  Œuvres  de  L.  B.,  Préface  des  «Dernières  Chansons  », 
p.  287. 


-  343  - 

à  Flaubert  d'aimer  trop  Paris.  «  Plus  tu  vas,  plus  tu 
aimes  le  monde,  lui  écrit-il;  moi,  je  fais  une  évolution 
contraire.  Sans  l'avoir  beaucoup  aimé,  je  l'ai  presque  en 
horreur  maintenant.  Tu  es  préoccupé  de  Paris,  moi  guère. 
On  s'y  retrouve  toujours,  mais  ce  n'est  pas  au  bord  de 
l'asphalte  que  nous  aurons  nos  grandes  journées  d'autre- 
fois »  (1).  Aux  prestiges  de  la  «  Capitale  universelle  »,  du 
«  foyer  intellectuel  »,  il  préférait  les  longues  rêveries  d'un 
tranquille  séjour  en  province,  près  de  ses  livres  et  de  ses 
bibelots. 

Là,  au  milieu  de  ses  familiers,  il  se  révèle  volontiers 
badin  et  s'applique  aux  calembours  :  il  prend  plaisir  à 
envoyer  à  Flaubert  des  jeux  de  mots  (2),  inventés  ou 
entendus.  Il  écrit,  aux  heures  de  loisir,  des  pièces  très 
courtes,  des  «  joyeusetés  »,  dont  «  quelques  échantillons  » 
ont  été  produits  à  la  page  finale  des  «  Dernières  Chan- 
sons »  (3).  Il  s'amuse,  à  l'occasion,  de  gauloiseries,  de 
plaisanteries  de  haute  graisse  :  il  en  demande  à  son  ami 
et  lui  fait  un  grief  de  lui  écrire  des  lettres  «  sans  le 
moindre  mot  indécent  »,  qu'il  pourrait  «  donner  dans  le 
monde  comme  autographes  ».  Il  aime  surtout  à  noter  les 
expressions  vides  de  sens,  les  clichés  employés  sans  cesse 
dans  la  conversation  bourgeoise,  et  dont  il  envoie  de 
longues  listes  au  futur  auteur  de  «  Bouvard  et  Pécuchet  », 
espérant  peut-être  que    celui-ci    trouverait  là  quelques 


(1)  Lettre  inédite,  1865. 

(2)  Exemples  :  «  Dis-moi.  mais  qui  que  c'est  que  c't'homme  là? 
C'est  pas  un  homme,  c'est  un  monarque.  —  Pourquoi  ?  —  Parce  qu'il 
a  des  favoris  ».  —  Et  à  propos  d'un  auteur  dramatique  :  «  Dis-moi, 
mais  qui  que  c'est  que  c't'homme  là  ?  C'est  pas  un  homme,  c'est  un 
tabellion.  —  Pourquoi  ?  —  Parce  qu'il  dresse  des  actes  !  *.  (Inédit). 

(3)  Œuvres,  p.  419.  L&  Bibliothèque  de  Rouen  en  possède  un  recueil 
avec  illustrations  de  P.  Avril. 


—  344  — 

perles  à  ajouter  à  son  sottisier,  quelques  raisons  de  plus 
de  se  gausser  de  la  bêtise  humaine. 

III 

Il  lui  plaît  de  découvrir  cette  «  bêtise  »  même  en  ma- 
tière philosophique.  Pour  lui,  depuis  le  moment  où  il 
écrivit  les  «  Fossiles  »,  il  se  dénie,  dans  les  problèmes 
sur  l'origine  du  monde,  la  nature  de  l'âme  ou  l'existence 
d'une  autre  vie,  le  droit  de  «  conclure  »  :  «  Le  génie 
cherche,  écrit-il,  et  la  sottise  conclut  »  (1),  et  ailleurs,  à 
propos  de  l'évolution  qu'il  constate  dans  la  nature  :  «  Pour- 
quoi ces  transitions  lentes  et  ces  ascensions  inaperçues? 
Quelle  est  la  raison  de  ce  voyage,  qui  va  de  l'impassibilité 
de  la  matière  à  la  sérénité  de  l'esprit?  C'est  la  grande 
question,  le  problème  éternellement  à  résoudre.  L'imbé- 
cile conclut,  le  sage  attend  »  (2). 

Il  ne  s'inquiète  pas  de  religion.  A  l'exemple  de 
Leconte  de  Lisle,  il  croit  savoir  avec  certitude  que  l'heure 
est  proche,  où  le  Christianisme  croulera  comme  les  cultes 
de  l'antiquité.  Il  ne  s'en  attriste  pas  :  sa  sympathie  va 
plutôt  vers  les  religions  disparues,  vers  les  «  grands 
Olympiens  »,  «  si  misérables  »  (3).  La  beauté  morale,  la 
poésie  du  Christianisme  lui  échappent  :  le  sens  religieux 
lui  est  si  étranger  qu'il  ne  le  comprend  pas  chez  autrui  ;  il 
lui  semble  que  l'homme  qui  a  abandonné  le  «  Credo  »  de 
son  adolescence  est  délivré. 

Bien  plus,  en  présence  de  ces  problèmes,  il  se  révèle 
incapable  de  sérénité  et  se  laisse  dominer  par  un  senti- 


(1)  Note  inédite. 

(2)  Note  inédite. 

(3)  «  L'Abbaye  »,  Œuvres,  p. 


-  345  - 

ment  de  haine  très  banale  pour  tout  ce  qui  se  rattache  au 
Catholicisme  :  de  là  son  «  acharnement  à  rugir  contre  le 
parti  prêtre  »,  au  point  qu'il  en  vient  à  des  «  exaspérations 
comiques»  (lj;de  laces  vers  dignes  de  M.  Homais lyrique: 

Rentrez  en  foule  sous  ces  dalles 
Pour  ne  plus  jamais  revenir, 
Spectres  de  moines  à  sandales, 
Dont  ne  veut  plus  notre  avenir  ! 

Assez  de  nuit  et  de  mensonge  ! 

Assez  de  peuples  à  genoux  ! 

Deux  mille  ans...  C'est  trop  pour  un  songe  ! 

Réveillons-nous,  réveillons-nous  (2). 

De  là,  dans  plusieurs  lettres,  adressées  à  Flaubert,  des 
pastiches  irrespectueux  du  «  style  ecclésiastique  ».  A 
propos  d'un  «  baril  de  caviar  »,  envoyé  par  le  romancier 
au  poète  et  non  arrivé  à  destination,  «  Monseigneur,  évèque 
de  Mantes  »,  écrit  à  son  «  grand  vicaire  »  :  «  Le  mal  ne 
peut  venir  que  de  l'administration  des  chemins  de  fer, 
cette  invention  pernicieuse,  que  nous  bénissons,  il  est 
vrai,  dans  des  inaugurations  solennelles,  mais  qui  n'.en  a 
pas  moins  un  cachet  tout  infernal,  et  qui  nous  représente 
évidemment  la  bête  ignée  et  vomissante  de  l'Apocalypse. 
Oui,  mon  cher  Monsieur  le  grand  vicaire,  vous  l'avez  écrit 
avec  justesse  :  c'est  un  fort  chapitre  à  ajouter  au  volume 
de  nos  tribulations.  Nous  offrons  à  Dieu  cette  nouvelle 
déception,  nous  acceptons  cette  contrariété  avec  l'humilité 
chrétienne  la  plus  complète,  bien  qu'il  nous  eût  été  agréable 
d'avoir  ce  comestible  maigre  pendant  le  saint  temps  du 
Carême,  au  milieu  de  nos  austérités  coutumières  »  (3). 


(1)  Lettre  inédite,   (-es  manifestations  aulicatholiques   apparaissent 
dans  la  correspondance  surtout  de  1860  à  1865. 

(2)  «  L'Abbaye  »,  Œuvres,  p.  X37. 

(3)  Lettre  inédite,  sans  date. 


—  346  — 

A  ses  yeux  une  seule  divinité  reste  debout  :  «  la 
Nature  )>,la  «  mère  universelle  »,  qui  offre  aux  hommes  sa 
«  beauté  »  pour  «  Evangile  ».  Qu'ils  écoutent  donc  ses 
leçons  de  vie  joyeuse  !  L'heure  présente  seule  importe  et  il 
faut  en  jouir,  puisque  «  Kronos  »  ruine  «  toutes  les  choses 
d'ici-bas  »  et  proclame  le  néant  de  nos  aspirations  vers 
l'au-delà  (1). 

Toutefois  cette  irréligion  simpliste  ne  paraît  pas  avoir 
permis  au  poète  un  calme  repos  sur  «  le  mol  oreiller  »  du 
scepticisme.  Par  moments,  semble-t-il,  la  crainte  d'un 
anéantissement  total  après  la  mort  provoque  en  lui  un 
instinctif  sursaut  :  un  vague  désir  de  durée  éternelle 
monte  du  fond  de  son  être.  A  la  page  du  cahier  où,  d'une 
main  déjà  défaillante,  que  la  mort  bientôt  allait  immobi- 
liser, le  poète  écrivit  les  dernières  strophes  de  la  pièce 
intitulée  «  Abrutissement  »,  je  trouve,  déposée  là  par  un 
ami  pieux,  Flaubert  ou  P.  Leparfait,  une  coupure  de 
journal  reproduisant  les  vers  des  «  Fossiles  »  : 

Toute  forme  s'en  va,  rien  ne  périt,  les  choses 
Sont  comme  un  sable  mou  sous  le  reflet  des  causes... 
Tout  monte  ainsi,  tout  marche  au  but  mystérieux, 
Et  ce  néant  d'un  jour,  qui  s'étale  à  nos  yeux, 
N'est  que  la  chrysalide  aux  invisibles  trames 
D'où  sortiront  demain  les  ailes  et  les  àrpes  (2). 

Ces  vers,  recueillis  avec  un  sentinent  d'affection  recon- 
naissante, ne  sont  pas  de  la  littérature,  mais  l'expression 
d'une  espérance  sincère  :  ils  semblent  répondre  aux  dou- 
loureuses inquiétudes  du  poète  préoccupé,  à  certaines 
heures,  d'infini  et  d'immortalité. 


(1)  «  Kronos  »,  Œuvres,  p.  378. 

(2)  Œuvres,  p.  129. 


CONCLUSION 


Bouilhet  fut  un  vrai  poète. 

Du  poète  il  eut  le  don  de  l'émotion  facile  et  sincère  et 
cette  faculté  émotive  fut  chez  lui  assez  vive  pour  vibrer 
aux  passions  profondes,  assez  nuancée  pour  traduire  les 
sentiments  fugitifs,  qui  ne  font  qu'effleurer  l'âme.  Son 
lyrisme  traduit  de  fines  impressions  de  joie  et  de  mélan- 
colie, aussi  bien  que  l'enthousiasme  des  amours  triom- 
phantes et  les  rancunes  des  amours  trompées. 

Il  joint  à  cela  une  qualité  assez  rare  chez  les  servants 
de  la  Muse  :  l'Esprit.  Sa  fantaisie,  faite  de  grâce  et  de 
légèreté,  rappelle  les  maîtres  badins  du  xviii^  siècle. 

Ce  lyrique,  ce  fantaisiste,  converti,  au  moins  apparem- 
ment, à  l'impassibilité  parnassienne,  eut  l'imagination 
assez  puissante  pour  faire  revivre,  en  des  œuvres  origi- 
nales, des  phases  mortes  de  l'immortelle  civilisation 
humaine.  Tour  à  tour  familier  des  Empereurs  romains, 
courtisan  de  Louis  XIV,  mandarin  du  Céleste  Empire, 
il  sut,  mettant  au  service  de  son  érudition  avertie  un  réel 
talent  de  description,  reconstituer  le  cadre  et  le  mouve- 
ment des  civilisations  disparues. 

Il  osa  plus  :  il  décrivit  la  genèse  du  monde  et  celle  de 
l'homme  ;  il  fit,  à  sa  façon,  l'histoire  de  l'humanité  passée, 
présente  et  future  De  n'avoir  pas  été  ridicule  en  osant 
cela  est  déjà  un  succès.  Il  n'a  pas,  dans  «  Les  Fossiles  », 
égalé  Lucrèce,  mais  il  ne  lui  a  pas  été  trop  inférieur. 
Moins  poète  que  du  Bartas,  il  est  plus  savant  que  Jean  de 


—  348  - 

Meung  ;  il  tient  une  place  honorable  dans  ce  genre  parti- 
culièrement difficile  :  le  poème  philosophique  et  scienti- 
fique. 

Pour  exprimer  ces  données  de  la  science  ou  les  thèmes 
de  la  sensibilité,  il  trouva  une  forme  souvent  impeccable 
et  fut  un  écrivain  patient  à  rechercher  l'expression  juste, 
la  rime  sonore  et  riche,  les  formes  et  les  coupes  de  vers 
nouvelles.  Au  théâtre  même,  où,  malgré  ses  succès  chère- 
ment achetés,  il  n'ouvrit  pas  de  voie  neuve,  il  eut  la  cons- 
tante préoccupation  de  faire  entendre  de  beaux  vers. 


Est-il  pour  cela  un  grand  poète? 

Il  le  fut  aux  yeux  de  Flaubert,  qui  s'efforça  longuement 
de  le  prouver  dans  la  Préface  des  «Dernières  Chansons», 
et  qui  accusait  une  mort  prématurée  d'avoir  empêché  que 
son  ami  donnât  toute  sa  mesure  :  «  Ceux  qu'il  avait  initiés 
à  ses  plans,  écrit  Flaubert,  qui  profitèrent  de  ses  conseils, 
qui  enfin  connaissaient  toute  la  puissance  de  son  esprit, 
peuvent  seuls  se  figurer  à  quelle  hauteur  il  serait  par- 
venu »  (1).  Il  fut  aussi  estimé  à  l'égal  des  plus  grands  par 
des  amis  enthousiastes  :  Gautier,  M.  Du  Camp,  d'Osmoy, 
Delattre. 

Il  semble  qu'ils  ont  été  trompés  par  leur  affection  et 
qu'on  pourrait  leur  appliquer  ces  lignes  écrites  par  J.  Le- 
maître  à  propos  de  Flaubert  :  «  Il  voyait  son  frère, non  tel 
qu'il  fut  généralement  dans  ses  ouvrages,  mais  tel  qu'il 
était  digne  d'être  toujours,  tel  qu'il  fut  en  réalité  à  cer- 
taines minutes  de  sa  vie  littéraire  »  (2).  Bouilhet  a  donné 


(1)  P.  290. 

(2)  J.  Lemaître  :  «  Impressions  de  Tkéàtre  »,  ?•  série,  p.  108. 


-  349  - 

sa  mesure,  qui,  loin  d'être  négligeable,  n'est  cependant  pas 
celle  d'un  poète  de  génie.  Le  jugement  de  G.  Mendès  sur 
ce  point  pourrait  bien  être  définitif  :  «  Oserai-je  écrire, 
lisons-nous  dans  le  «  Rapport  sur  le  mouvement  poétique  », 
que  Louis  Bouilhet  fut  un  poète  de  génie?  Non,  elle  ne 
brûla  pas  en  lui  la  mystérieuse  flamme,  par  qui  l'homme 
a  de  certaines  heures  devient  surnaturel,  et  à  force  de 
sublimité  diffère  de  tous  les  vivants,  au  point  que  son 
verbe  doit  être  accepté  sans  conteste,  n'est  plus  le  sujet 
de  la  compréhension  humaine,  n'est  plus  justiciable  des 
opinions  humaines. . .  Mais  si  le  génie  ne  fut  pas  accordé 
à  Louis  Bouilhet,  il  en  eut  la  grandiose  ambition  et  sou- 
vent en  mérita,  par  l'éperdu  effort,  la  ressemblance.  Dans 
ses  poèmes  lyriques,  non  moins  que  dans  ses  poèmes  dra- 
matiques, il  tenta  d'être  grand,  sembla  l'être,  le  fut 
presque. . .  »  (1). 

Il  lui  manque  l'originalité  dans  l'invention,  sinon  dans 
l'expression.  Ses  thèmes  lyriques,  les  titres  de  ses  pièces 
font  presque  toujours  penser  à  quelque  autre  poète.  Dans 
ses  évolutions  philosophiques  ou  littéraires  on  a  la  sensa- 
tion qu'il  suit,  plutôt  qu'il  ne  conduit. 

Si  quelques-uns  de  ses  sujets  révèlent  en  lui  la  vigueur 
de  la  pensée,  la  grâce  de  l'esprit,  trop  d'autres  œuvres 
restent  laborieuses.  Elles  prouvent  qu'il  sait  admirable- 
ment son  métier,  mais  que  le  métier  ne  suffit  pas  à  sup- 
pléer à  l'inspiration  défaillante.  Sa  sensibilité  a  moins  de 
profondeur  que  de  diversité;  son  intelligence  est  vaste,  elle 
n'est  pas  assez  vigoureuse  pour  mettre  en  relief  toutes  les 
idées  qu'elle  conçoit  :  d'où  des  longueurs,  des  lacunes,  des 
obscurités. 


(1)  «Rapport. . .  sur  le  mouvement  poétique  français  de  1867  à  1900 
p.  107. 


—  350  - 

Il  n'en  reste  pas  moins  que  Bouilhet  est  un  écrivain 
très  distingué,  un  artiste  qui  aime,  comprend  le  beau  et 
en  recherche  patiemment  l'expression.  Ces  qualités  qui, 
précisément,  rendirent  l'écrivain  peu  fécond  et  peu  popu- 
laire, doivent  lui  concilier  aujourd'hui  l'estime  respec- 
tueuse, quelquefois  l'admiration  des  lecteurs. 

Sa  vie  même,  fui  un  exemple  rare  d'opiniâtre  labeur, 
vouée  tout  entière  au  culte  de  l'Art,  malgré  les  obstacles 
de  la  pauvreté,  les  insuccès,  le  mauvais  goût  général, 
malgré  aussi  les  défaillances  passagères  de  son  talent, 
confessées  par  sa  haute  probité  littéraire.  Et  cette  vie  eut 
bien  sa  noblesse  :  celle  de  l'esprit  au  service  du  beau. 
Mieux  eut  valu,  sans  doute,  celle  de  l'àme  au  service  du 
Bien,  mais  Louis  Bouilhet  ne  s'inquiète  guère  de  cette 
dernière.  Il  reste  vrai  qu'il  fut,  sa  vie  durant,  le  dévoué 
chevalier  d'une  belle  causQ  :  la  Poésie. 


APPENDICE 


Toutes  les  pièces  de  cet  appendice  sont  inédites,  sauf 
le  72°  XIX  :  «  L'Oiseau  Gertrude  »,  publié  dans  la 
«  Revue  Contemporaine  ». 

La  plupart  portent,  dans  les  manuscrits,  la  mention 
«  à  recopier  »  ou  «  à  revoir  »,  écrite  de  la  main  de 
Bouilhet  :  il  semble  donc  que  l'auteur  ne  les  avait  pas 
condamnées  définitivement  à  l'oubli. 

L'ordre  adopté  ici  nest  pas  chronologique  :  le 
groupement  a  été  fait  d'après  les  thèmes. 


I 
LE  PAPILLON 


Oh  !  voyez  quel  éclat,  quelle  riche  couleur 

Sur  sa  robe  étalée  ! 
Il  est  si  beau,  si  frais,  qu'on  dirait  une  fleur 

De  sa  tige  envolée  ! 

Dans  le  calice,  plein  des  larmes  de  la  nuit, 

Baignant  son  aile  humide, 
11  passe,  il  joue,  il  monte,  il  revient  et  s'enfuit, 

Au  moindre  bruit  timide  ! 

Un  cri  part,  des  enfants  c'est  le  joyeux  essaim  : 

0  bonheur,  ô  conquête  ! 
Vers  le  beau  papillon,  chaque  voix,  chaque  main 

A  se  lever  est  prête  ! 

On  le  traque,  il  s'élance,  et  fuit  pour  revenir 

Plus  léger  que  la  brise  ! 
Et  le  chasseur  trompé,  quand  il  g-oit  le  tenir, 

Prend  une  fleur  qu'il  brise  ! 

Mais  à  peine  effleuré  par  cette  folle  main, 

Le  papillon  s'envole  ! 
Et  sur  les  doigts  brillant  d'azur  et  de  carmin. 

Laisse  son  auréole  ! 


II 


Il    est   un    papillon    aux    célestes  couleurs 
Dans  ce  monde,  où  nous  sommes, 

Qui,  chaque  jour  aussi,  glissant  de  fleurs  en  fleui 
Vole  parmi  les  hommes  ! 


354 


Dans  ce  vaste  jardin,  plein  d'arbres  aux  fruits  d'or, 

Où  fleurit  la  pensée, 
Il  s'égare  joyeux,    et  son    âme   s'endort, 

Aux  rameaux  balancée  ! 

Et  le    voyant  si    pur,    et  voulant    le   saisir, 

Au  papillon  timide 
L'ambition,  l'amour  de  l'or  et  du  plaisir 

Tendent  leur  main  avide  1 

Il  fuit  d'abord,  il  sait  qu'il  faut  l'éclat  des  cieiix 

A  son  front  qu'on  admire 
Puis,  parfois,  las  de  fuir,  tombe  en  fermant  les  yeux 

Au  piège  qui  l'attire  ! 

Mais  bientôt,  il  échappe  et  laisse,  en  s'élanrant 

Aux  voûtes  éternelles, 
Sur  chaque  passion   qui  l'a  pris,  en  passant, 

La  poudre  de  ses  ailes. 

14  Décembre  1H41. 


II 

A  mon  ami  A.  T). 


LA   RUCHE 


Fervrt  opus  .'    (Virgile). 


Vois-tu,  sous  le  vieux  chêne, 
Frémir  la  ruche,  pleine 
De  blonds  essaims? 

Ami,  c'est   le   poète. 
Quand  il  rêve,  la  tète 
Dans  ses  deux  mains  ! 


—  355  — 

Sous  son  front  pâle  et  sombre, 
Un  bruit  tremble,  dans  lombre, 
Confus  encor  : 

Là,  vives  et  pressées, 
Bourdonnent  les  pensées 
Aux  ailes  d'or  ! 

Là,  quand  le  jour  ramène 
Des  oiseaux,  dans  la  plaine. 
Les  joyeux  chants, 

Tout  penser  qui  s'éveille 

Gomme  une  jeune  abeille 

S'envole  aux  champs  ! 

La   troupe  vagabonde 
Va,  glanant,  par  le  monde 
Son  doux  butin  ; 

Partout  où  le  lys  penche 
Sa  robe  chaste  et  blanche 
Dès  le  matin, 

Elle   vole,    elle   vole 
A  la  fraîche  corolle, 
Chère  aux  amants, 

A  la  source  lascive, 

Qui  jette  sur  la  rive 

Des  diamants  ! 

L'essaim  joyeux  bourdonne 
Sur  tout  ce  qui  rayonne 
Au  front  des  bois. 

Sur  tout  ce  qu'aux  abeilles 
L'été,  de  ses  corbeilles, 
Verse  à  la  fois  ! 

Puis,  quand  le  soir  rappelle 
A   la   ruche   fidèle 
L'essaim  béni. 


-  356  — 

Alors  chaque  pensée 
Sous  son  fardeau  pressée 
Rentre  à  son  nid  ! 

L'une  vient  des  montagnes 
Ou  des  blondes  campagnes, 
L'autre  du  ciel. 

Et  là,  chacune  jette 
A   l'œuvre   du    poète 
Sa  part  de  miel  ! 

Afin  que,  sur  la  route, 
Le  voyageur  qui  doute 
Et  dit  :  «  Malheur  !  », 

Puise,  dans  sa  parole, 

Le  baume  qui  console 

Toute  douleur  ! 

Atin  que  l'âme  sombre 
Qui  s'étiole  à  l'ombre 
De  la  cité. 

Et  n'a  plus,  pour  sourire, 
Les  parfums  du  Zéphyre, 
Les  soirs  d'été, 

Au  chant  du  barde,  encore 
Retrouve  de  l'aurore 
Les  douces  voix. 

Un  rayon,  quelque  chose 
Des  flots  et  de  la  rose. 
Et  des  grands  bois'! 


Kouen,  15  Décembre  1843. 


m 
LES   CHEVEUX 


Mignonne,  si  tu  veux  ma  joie. 
Laisse  ces  longs  cheveux  de  soie 

Aux  frais  anneaux, 
Pendre  épars,  sur  ta  brune  épaule, 
Ainsi  que  les  feuilles  du  saule, 

Au  bord  des  eaux  !. . . 

J'aime  encor  tes  cheveux,  maîtresse, 
Quand  ta  main  savante  les  tresse 

Avec  des  fleurs, 
Quand  ton  doigt  léger,  qui  se  joue. 
Les  roule,  en  boucles,  sur  ta  joue. 

Comme  des  pleurs. 

Soit  que,  sur  ton  beau  front  de  reine. 
Comme  une  couronne  d'ébène, 

Ils  soient  dressés. 
Ou    que    la   bandelette   antique 
Iletienne,  à  ta  tempe  pudique, 

Leui's  flots  pressés, 

Ta   chevelure    d'ambroisie 
Monte  et  glisse,  à  ta  fantciisie. 

—  Je  fais  ainsi, 
A  chaque  fois  que  la  pensée 
Harmonieuse  et  cadencée 

Me  prend  ici  ! 

Tantôt,  mes  molles  élégies 
Laissent,  en  boucles  élargies, 

Tomber  les  vers  : 
Ma  phrase  flotte  à  l'aventure. 
Sans  retenir,  d'une  ceinture, 

Ses  plis  ouverts  ! 


-  358  - 

Tantôt,  dans  une  ode  brodée, 
Poète,  j'enlace  à  l'idée 

Perles  et  fleurs, 
Et  la  strophe,  aux  tresses  de  soie. 
Passe  souriante,  et  déploie 

Mille  couleurs  ! 

Ainsi  que  toi,  la  jeune  fille. 

Je  garde,  en  mon  écrin  qui  brille. 

Plus  d'un  trésor, 
Et  ma  main,  par  le  ciel  poussée. 
Parfois,  attache  à  ma  pensée 

Un  bandeau  d'or  ! 


Rouen,  6  Mars  1846. 


IV 

Agricola  incicrvo  terram  molituf  aratro. 
(Virgile). 

Matelot,  que  la  mer  réclame. 
Courbe-toi  sur  la  blanche  lame. 
Creuse  ton  sillon  dans  le  flot. 
Je  sais  une  plus  lourde  rame 
Que  ta  rame,  ô  brun  matelot  ! 

Laboureur,  pousse,  dès  l'aurore. 
Ta  charrue  au  grelot  sonore, 
A  ton  champ  verse  ta  sueur. 
Je  sais  moisson  plus  rude  encore 
Que  ta  moisson,  ô  laboureur  ! 

Soldat,  qu'enivre  un  noble  rêve. 
Frappe  avec  la  lance  et  le  glaive. 
Monte  aux  murs  que  le  bélier  bat. 
Je  sais  un  bélier  qu'on  soulève 
Plus  fort  que  le  tien,  ô  soldat  ! 


-  359  — 

Voyageur,  qui  t'en  vas  sur  terre, 
Les  pieds  blancliis  par  la  poussière. 
Le  front  ployé  sous  la  douleur, 
Je  sais  chemin  plus  dur  à  faire 
Que  ton  chemin,  ô  voyageur  ! 

Car  celui  qui  rêve  et  qui  pense, 
Foule  un  sol,  où  meurt  l'espérance. 
Et  porte  un  fardeau  dans  sa  main 
Qu'avec  plus  de  peine  on  balance. 
Que  bélier,  rame,  ou  soc  d'airain  ! 


Rouen.  18'j(j. 


V 

A  UNE  JEUNE  FILLE 


(1) 


Toi  qu'on  dit  toute  jeune,  et  souriante,  et  blonde, 

Qui  que  tu  sois  —  enfant  que  je  ne  connais  pas  — 

S'il  te  rencontre,  un  jour,  par  les  sentiers  du  monde, 

Au  poète  rêveur  n'attache  point  tes  pas  ! 

N'écoute  point,  enfant,  sa  voix  qui  dit  :  «  Je  t'aime  !  " 

Si  pure,  qu'elle  semble  un  souffle  du  printemps, 

Si  douce,  qu'elle  enivre,  et  qu'il  y  croit  lui-même  ! 

Oh!  la  pâleur  viendrait  à  ton  front  de  vingt  ans  ! 

Oh  !  tes  pieds  saigneraient,  en  montant  cette  cime, 

Où  se  débat  son  âme,  aux  serres  du  vautour  ! 

Hélas  !  et,  comme  un  flot  qui  retombe  à  l'abime, 

Dans  son  cœur  soucieux  se  perdrait  ton  amour  ! 

Ce  qu'il  cherche,  avant  tout,  c'est  ce  fantôme  étrange. 

Qui  vient  flotter,  la  nuit,  dans  un  rêve  étoile 

Le  chant  de  la  sirène,  et  la  beauté  de  l'ange  ! 

L'Idéal  !    l'Idéal  !    au   front   toujours    voilé  ! 

Ce  qu'il  cherche,  en  courant,  c'est  l'ombre  insaisissable 

De  ce  monde  inconnu  que  son  œil  entrevoit. 

C'est  la  perle  d'a/ur,  qui  roule  dans  le  sable. 

Et  que  la  vague  emporte,  et  qu'il  montre  du  doigt  ! 


(1)  Le  manuscrit  porte  en  second   tilic,  i!'crit  au   crayon  :    «  A  la 
Fiancée  d'un  Poète  » . 


-  360  - 

—  Le  poète  !. . .  Il  se  mêle  aux  choses  de  la  terre, 
Comme  l'oiseau  qui  chante  aux  branches  des  ormeaux  : 
Le  monde  écoute,  en  bas,  son  hymne  solitaire, 

Kt  plus  joyeusement  s'éveillent  les  hameaux  ! 

11  lui  faut  les  vallons  et  les  forêts  antiques 
La  longue  liberté,  sur  le  bord  des  grands  flots  1 
Les  enfants  les  plus  chers  sont  les  divins  cantiques 
Qu'il  porte  dans  sa  tète,  avant  qu'ils  soient  éclos  ! 
11  sait  les  cris  qui  font  aimer,  pleurer,  sourire. 
11  est  l'orgue  éclatant,  qui  frissonne  au  saint  lieu  ! 
Mais  une  main  de  femme  éteindrait  son  délire  : 
11  ne  retentit  haut  que  sous  les  doigts  de  Dieu  ! 

—  Jeune  fille,  aux  yeux  bleus,  va  chercher,  par  le  monde, 
Quelqu'enfant  comme  toi,  qu'invite  le  bonheur. 

Que  votre  vie,  à  deux,  où  le  sourire  al)onde, 

Soit  le  nid  de  l'oiseau,  sous  l'aile  du  Seigneur. 

Mais  laisse,  en  paix,  cet  homme  au  front  pâle  et  sévère. 

Qui  veut  briser  son  luth  pour  te  suivre  ici  bas. 

11  a  placé  son  cœur  au-dessus  de  la  terre. 

En  des  lieux  où  ta  vue.  enfant,  n'atteindra  pas  ! 

Cany,  Septemlire  1.S47. 


VI 

LA   COURSE 


Qui  rayonne  ainsi,  dans  l'espace? 
C'est  l'idée  aux  ailes  de  feu  ! 
Debout  !  Muse,  elle  glisse  et  passe 
Comme  une  étoile  du  ciei  bleu  1 

Au  bout  des  roseaux,  en  cadence, 
Elle  berce  son  vol  charmant  ; 
Et  l'on  dirait  ce  feu  qui  danse. 
Le  soir,  sur  le  marais  dormant!... 


—  361  — 

Alerte  !  en  roule  !  la  pensée 
O  Muse,  est  plus  prompte  que  nous! 
Dans  la  lutte  ardente,  insensée, 
Presse  ta  cavale,  aux  genoux  !.. 

Ton  sein  bondit,  ton  coursier  fume, 
A  l'horizon  monte  la  nuit 
Et  toujours  fuyant  dans  la  brume, 
L'idée,  au  loin,  s'épanouit  ! 

Vois-tu,  là-bas,  comme  elle  brille  ! 
Et  se  suspend  dans  les  rameaux  ! 
Des  monts  aux  bois  elle  sautille, 
Touchant  les  cieux,  rasant  les  eaux  ! 

Passe,  et  fends  l'air,  et  sois  rapide. 
Belle  chasseresse  à  l'œil  noir. 
Si  tu  l'atteins,  mon  intrépide. 
Je  baiserai  ton  front,  ce  soir  ! 


Gany,  Septi-mbre  18V 


VII 
LE  RICHE 


Un  jour,    l'air   était   pur,    le    soleil    radieux; 
Au  seuil  de   son    palais,    il   s'arrêta  joyeux 

Le  riche  que  l'orgueil  enivre  ! 
«  A  moi  !  dit-il,  à  moi  !  ces  murs  de  marbre  blanc  ! 
"  A  moi  !  tous  ces  valets,  essaim  pâle  et  tremblant 

"  Qu'un  seul  de  mes  regards  fait  vivre  ! 

'(  A  moi  !  tous  ces  jardins  aux  suaves  odeurs! 

«  L'ombre  de  ces  rameaux  !  le  parfum  de  ces  Heurt 

"  Les  murmures  de  la  vallée! 
"  A  moi  !  dans  cette  plaine,  â  moi!  sur  ce  coteau, 
('  La  ferme  aux  bruits  joyeux  !  le  gothique  château 

"  A  la  toiu'elle  dentelée  ! 


-  362  - 

A  moi  !  tout  ce  qui  chante,  et  tout  ce  qui  sourit  ! 
Le  troupeau  qui  revient,  la  rose  qui  fleurit, 

'I  Le  nid  d'oiseau  dans  le  feuillage  ! 
A  moi  !  le  laboureur  courbé  sous  sa  moisson, 
A  moi  !  le  matelot  qui  jette  sa  chanson 

'(  A  tous  les  échos  du  rivage  ! .  . . 

Onde  et  plaine,  à  moi  seul!  à  moi,  tout  à  la  t'ois  ! 

Ce  qu'on  voit  !  ce  qu'on  sent  !  l'air,  la  plage,  les  bois. 

«  Et  la  montagne  solitaire  ! 
J'enferme  dans  mes  murs  l'occident,  l'orient!. . .  » 
-  La  mort  vint  à  passer,  et  lui  dit  en  riant  : 

'1  Vous  oubliez  six  pieds  de  terre!  ■" 

-26  Mars  184".2. 

VIII 

BARCELONE 


Salut,  Espartero  !  L'ordre  est  à  Barcelone  ! 
Sur  ces  remparts  fumants,  où  ton  drapeau  frissonne, 
Tout  un  jour,  ta  colère  a  passé,  vent  fatal  ! 
Et  tes  mille  boulets,  comme  la  faux  dans  l'hei'be. 
Duc,  ont  fait  des  débris  de  la  ville  superbe, 
Une  litière  à  ton  cheval  I 

Salut,  Espartero  !  Sous  ta  foudre  qui  tombe, 
Les  frères  s'étreignaient  pour  descendre  à  la  tombe  ! 
Le  tocsin,  dans  les  tours,  haletait  effaré  1 
Mais  toi,  tu  n'écoutas  ni  larmes,  ni  prière. 
Gloire  !  un  long  cri  de  deuil  sort  de  la  ville  entière  ! 
Gloire  !  les  mères  ont  pleuré  ! . . . 

Monseigneur  !  Monseigneur  !  Sous  les  yeux  de  la  terre 
C'eut  été  beau  pourtant  d'éteindre  sa  colère  ! 
De  donner  sa  clémence  en  siDectacle  aux  humains  ! 
Et  de  faire  planer,  sur  cette  cité  folle, 
Au  lieu  de  vos  boulets  quelque  noble  parole, 
Avec  la  foudre  dans  les  mains  ! 


—  368  — 

C'eût  été  grand  !  Mais  non  !  pour  assouvir  ta  haine 
11  te  fallait,  à  toi,  quelque  hécatombe  humaine  ! 
Quelque  tète  à  suspendre  au  seuil  de  ton  palais  ! 
0  Néron,  avais-tu  ta  lyre  d'Ionie  ? 
Dis-nous  donc,  face  à  face  avec  cet  incendie. 
Dis-nous  quel  hymne  tu  chantais  ! 

Dis-nous,  quand  à  travers  la  rumeur  et  les  flammes 
On  entendait  l'adieu  des  morts,  le  cri  des  femmes. 
Général,  avais-tu  des  fleurs  dans  tes  cheveux  ? 
Te  penchais-tu  du  haut  de  Montjouich  qui  flamboie 
Pour  voir  la  ville,  au  loin,  comme  une  immense  proie, 
Se  tordre  en  ses  filets  de  feux  1 

Toi,  vainqueur  !  toi,  dis-tu,  Napoléon  d'Espagne  ! 
Ah  !  tu  n'es  qu'un  bandit  caché  dans  la  montagne. 
Nain,  qui  voudrais  calquer  le  Géant  souverain, 
Entasse  encor  le  meurtre  et  la  vengeance  blême, 
Va!  sur  ton  piédestal  tu  n'atteindrais  pas  mémo 
Au  niveau  de  ses  pieds  d'airain  ! . . . 

Tremble  !  Au  front  du  vainqueur  le  sang  laisse  une  tache 
C'est  en  vain,  aujourd'hui,  que  ton  crime  se  cache, 
Sacrilège  et  fatal,  sous  le  manteau  des  lois  ! 
Monseigneui-,  tu  n'auras  ni  pitié,  ni  refuge, 
A  cette  heure  suprême  où,  comme  un  sombre  juge, 
Le  peuple  compte  avec  les  rois  ! 

Uh  !  tremble  !  Nous  vivons  sur  le  bord  de  l'abîme, 
Dans  un  siècle  où  parfois,  sous  le  vainqueur  sublime, 
Comme  un  cheval  fumant,  la  fortune  s'abat  ! 
Dans  un  siècle  où  l'émeute  est  bientôt  accourue. 
Où  les  rois  ont  besoin  d'un  ami  dans  la  rue. 
Monseigneur!  au  jour  du  combat  ! 

l".)Déceiiil)re  184L\ 


—  864  — 
IX 

A   UN    POÈTE   VENDU 


Grâce  à  la  lui  le  cFau  làciie. 
l/armée  est  pure  et  sans  tache  : 
On  comlialtra  mieux  sans  lui  ! 
Barlhélemy. 

Arrête!  avant  d'ouvrir  la  sainte  basilique, 

11  faut  que,  sur  le  seuil,  tout  ton  passé  s'explique  ! 

Le  peuple  souverain,  dont  tu  bravais  la  loi, 

N'est  pas  tombé  si  bas  qu'il  ait  besoin  de  toi  ! 

Au  vaisseau  qui  revient  de  la  place  lointaine, 

Pour  se  purifier  il  faut  la  quarantaine  ; 

Et  tu  voulais  rentrer  triomphant,  dans  le  port, 

Toi  qui  portes  la  honte  et  le  cynisme  à  bord, 

Sans  secouer  aux  yeux  de  la  France  outragée, 

Les  miasmes  de  cour,  dont  ta  voile  est  chargée  ! 

0  prudent  nautonier,  dont  la  barque  s'endort. 
Sitôt  que  le  pouvoir  lui  jette  une  ancre  d'or. 
Oblique  citoyen,  à  la  vertu  douteuse, 
Soldat  déshonoré  par  la  fuite  honteuse, 
Crois-tu  donc  qu'il  suffît  d'un  vers  gonflé  de  liel 
Pour  étouffer  la  voix  de  la  terre  et  du  ciel  ? 
Crois-tu  que  la  pudeur,  la  morale  sublime, 
Soient  de  ces  mots  qu'on  tue,  à  l'aide  d'une  rime? 
Et  qu'on  puisse  toujours,  sans  y  perdre  son  nom. 
Bondir  du  bien  au  mal,  et  du  crime  au  pardon? 

A  quoi  bon  réveiller  ton  ardeur  famélique? 
Poursuis,  par  les  prés  verts,  ta  chaste  bucolique  ! 
Sur  le  rivage  en  fleurs,  où  dort  le  flot  vermeil, 
Archange,  énivre-toi  des  feux  de  ton  soleil  ! 
Chante  la  Syphilis,  sous  les  feuilles  du  saule  ! 
Le  manteau  de  Brutus  te  blesserait  l'épaule  ! 
Et  ton  âme  naïve,  et  ton  cœur  enfantin 
Viendraient  peut-être  encore  accuser  le  Destin  î 


-  865  - 

Le  Destin  !  oli  !  ce  mot  que  ta  bouche  cynique 
Nous  jette  gravement,  comme  un  oracle  antique  ! 
Le  Destin  qui  t'a  pris,  le  Fatum  souverain, 
Qui  dressa,  devant  toi,  sa  muraille  d'airain, 
Va  !  c'est  l'âpre  Plu  tus,  qui  marche  la  main  pleine, 
Et  cote,  en  souriant,  la  conscience  humaine. 
Le  Destin?  c'est  le  sac,  dont  le  ventre  enflé  d'or. 
Est  si  doux  à  palper,  dans  un  fiévreux  transport  ! 
C'est  la  Corruption  qui,  des  monts  aux  vallées. 
Traîne,  aux  regards  de  tous,  ses  mamelles  gonflées 
C'est  la  Peur  !  c'est  la  Peur  !  fantôme  au  pied  léger 
Qui  travaille  le  lâche,  à  l'heure  du  danger. 
Car  les  temps  sont  passés  des  sombres  Euménides, 
Hérissant  leurs  cheveux  de  couleuvres  livides! 
Et  calme,  dans  sa  force,  et  dans  sa  volonté 
L'homme  a  brisé  l'autel  de  la  Fatalité  ! 
Quelle  que  soit,  vois-tu,  cette  force  inconnue, 
Qui  vint  briser  ton  aile,  au  milieu  de  la  nue, 
Quelle  que  soit  la  pente  où  ton  pied  chancela, 
L'Honneur,  l'Honneur  n'a  point  de  ces  vertiges  là  ! 

Non  !  tu  n'as  point,  au  cœur,  la  Sainte  Poésie  ! 
Ta  lèvre  ne  sait  pas  les  coupes  d'ambroisie  ! 
Instrument  à  vomir  du  sarcasme  et  du  fiel. 
Jamais  ton  froid  dédain  n'interrogea  le  ciel  ! 
Bien  de  grand,  rien  de  beau,  ne  brûle  ta  poitrine  ! 
C'est  le  ressort  banal,  dans  l'aveugle  machine, 
Rouage  obéissant,  dont  le  flot  souverain 
Ouvre  et  ferme,  à  loisir,  les  mâchoires  d'airain  ! 
Non  !  l'indignation  puissante  du  poète 
.Jamais  n"a  fait  gonfler  les  veines  de  ta  tète  ! 
Monotone  refitile,  à  l'instinct  animal. 
Tes  noirs  venins  sont  prêts  pour  le  bien  ou  le  mal  ! 
VA  tout  ton  corps,  roidi  d'une  rage  obstinée, 
S'enfle  pour  qui  le  paie,  et  siffle,  à  la  journée  ! 
Arrière  !  le  Rhéteur  ([ui,  sans  crainte  et  sans  fard. 
Pesa,  sur  un  comptoir,  la  majesté  de  l'art  1 
Arrière  !  l'homme  Grec,  dont  les  strophes  serviles 
(^nt  encensé  Xerxès,  le  soir  des  Thermopyles  ! 


-  366    - 

Qui  reniant  les  morts,  dans  leur  sanglant  trépas, 
A  dit,  en  souriant  :  «  Je  ne  les  connais  pas  !  « 
Les  vieillards,  si  parfois  il  descend  sur  la  place, 
Montreront  à  leurs  fils  le  parjure  qui  passe  ! 
Arrière  !  aux  rangs  du  peuple,  il  ne  doit  plus  s'asseoir, 
Et  le  glaive  va  mal  à  qui  tint  l'encensoir  ! 

A-t-il  eu  seulement,  pour  ramener  les  âmes, 

De  ces  mots  où  le  cœur  jette  toutes  ses  flammes? 

Son  vers  a-t-il  rougi  ?  Son  vers  a-t-il  pleuré  ? 

Non,  non  !  Mais,  comme  au  jour  de  son  crime  abhorré, 

Calculateur  penché  sur  quelque  chiiïre  immonde, 

Il  foule,  en  paix,  le  blâme  et  l'estime  du  monde  ! 

Et  bravant,  tour  à  tour,  les  vivants  et  les  morts, 

Il  partit,  sans  regrets,  il  revient,  sans  remords, 

A  ce  point  descendu  de  honte  et  d'infamie 

Qu'il  est  surpris  qu'on  ose  interroger  sa  vie, 

Et  que  son  âme,  où  dort  tout  noble  sentiment. 

N'a,  pour  nos  cris  vengeurs,  qu'un  long  étonnement! 

0  toi,  qui  sais  si  bien  les  effets  et  les  causes. 
Dis-nous,  est-ce  la  fm  de  tes  métamorphoses  ? 
Pour  que  ton  pied  retourne,  à  son  premier  chemin, 
Guizot  a-t-il  rougi  de  te  tendre  la  main. 
Et  la  corruption,  dans  ta  coupe  tarie, 
A-t-elle  fait  défaut,  à  ta  lèvre  flétrie  ? 
Ou  comptant,  sur  tes  doigts,  as-tu  donc  supputé 
Combien  le  peuple  vaut,  combien  la  Royauté? 
Ton  Apollon,  sans  doute,  en  sa  prudente  course, 
Pour  monter  au  Parnasse,  a  passé  par  la  Bourse? 
Dans  ce  ciel  politique,  où  souvent  on  peut  voir 
Le  soleil  du  matin,  s'éteindre  avant  le  soir, 
La  lunette  en  arrêt,  promènes-tu  ton  rêve 
De  Guizot  qui  pâlit,  à  Thiers  qui  se  lève. 
Et  sur  le  temps  mobile,  aujourd'hui  règles-tu 
Ta  foi  barométrique  et  ta  souple  vertu? 

Va!. . .  ta  vile  action,  quoique  tu  fasses,  change 
Ta  satire  en  outrage  et  tes  venins  en  fange  ! 


-  367  - 

Iteste  encor  sous  ta  tente,  orgueilleux  Mirmidon  ! 
Nous  ne  pleurerons  pas,  sur  ton  lâche  abandon, 
Et  l'oracle  des  Dieux,  que  ta  bouche  réclame, 
N'a  point  mis  dans  ton  bras  la  chute  de  Pergame  ! 
Reste  !  la  honte,  un  jour,  cette  rouille  du  cœur, 
A  rongé  de  ton  vers  l'hémistiche  vainqueur  ; 
Et  tout  homme,  rebut  de  la  famille  humaine, 
Se  ferait,  désormais,  un  titre  de  ta  haine  ! 
Déjà,  ton  Lord  Niniois  a  recouvré  l'espoir  : 
Et  s'il  revient  de  Gand,  tu  reviens  du  Pouvoir  1 
La  même  trahison,  la  même  tache  infâme. 
D'un  cachet  fraternel  vous  a  marqués,  dans  Fâme  ! 
Gesse  donc  d'étaler  sa  vie,  à  nos  regards  : 
Les  parjures,  entre  eux,  se  doivent  des  égards  ! 

10  Novembre  1844. 


X 

LYDA 


Parfois,  loin  des  humains,  loin  du  jour  et  du  bruit. 

Sitôt  que  flotte  au  ciel  le  voile  de  la  nuit. 

Auprès  d'un  feu  joyeux,  qui  pétille  dans  l'àtre, 

Je  m'enferme  :  et  ma  table,  étrange  amphithéâtre. 

Où  livres  et  cahiers  gisent  de  toute  part, 

De  vingt  bouquins  poudreux  forme  un  docte  rempart  ! 

La  science,  à  ma  vue,  étale  ses  merveilles  ! . . . 

—  Lyda,  la  blonde,  arrive  — 

Adieu  les  doctes  veilles  ! 
Adieu,  les  longs  travaux,  médités  tout  le  jour  ! 
Lyda  chante,  et  babille,  et  sourit  tour  à  tour, 
Des  yeux  et  de  la  main,  touche  et  voit  toute  chose, 
Et,  comme  un  papillon  de  fleurs  en  fleurs  se  pose. 
Elle  va  par  la  chambre,  et  sautant,  et  courant. 
De  mes  auteurs  chéris  trouble  l'oi'dre  et  le  rang. 
Saisit  Anacréon,  ouvre  mon  vieil  Homère, 
Veut  lire,  et,  de  dépit,  jette  le  livre  à  terre  ! 


—  368  - 

Puis,  prenant,  au  hasard,  ou  Shakespeare,  ou  Byron, 

Regarde  la  gravure,  en  épelant  le  nom  ! 

La  Grèce,  sous  ses  pieds,  roule  à  côté  de  Rome  ! 

Moi,  je  ris,  quand  je  vois  les  pensers  d'un  grand  homme, 

Monument  précieux,  des  siècles  triomphant, 

S'écrouler,  pèle-mèle,  au  souffle  d'une  enfant  ! 

Puis,  revenant  à  moi,  de  sa  course  oublieuse, 

Elle  étend  au  foyer  sa  main  blanche  et  frileuse. 

Joue  avec  le  compas  et  l'équerre  de  bois, 

EfTace  mes  dessins  et  se  tache  les  doigts. 

Ou  m'arrachant  mon  livre,  et  me  brisant  ma  plume. 

Elle  m'arrête  court,  au  plus  beau  du  volume. 

Pour  m'embrasser  encore,  et  me  dire  comment 

Son  perroquet  causeur  dit  mon  nom  couramment  ! 

—  Parfois,  elle  ose  même,  à  tout  voir  empressée. 

Toucher  à  cette  tête  immobile  et  glacée 

Qui  l'effrayait  jadis.  Alors,  timidement. 

Elle  pose  sa  main  sur  le  froid  ossement  ! 

Puis,  voulant  deviner  la  fin  de  toutes  choses, 

Dans  les  orbites  creux  fait  passer  ses  doigts  roses. 

Et  penche,  curieuse,  en  me  serrant  bien  fort, 

Sa  blonde  tête,  auprès  de  la  tête  de  mort  ! 

Janvier  1845. 

XI 

A  mon  ami  F.  P. . . . 

LA  PELOUSE 


U  qui  rue  gelidis  in  vallibus  Hcemi 
Sislat,  et  ingenti  >-<i>no>'um  protegat  umbra  ! 
Virgile. 

Ami,  de  doux  rayons  inondent  ma  fenêtre, 

Et  le  ciel  est  joyeux  et  je  me  sens  renaître  ! 

Parmi  le  chant  des  bois  et  le  parfum  des  fleurs, 

Le  poète  s'éveille,  oublieux  des  douleurs. 

Et  ma  première  rose,  au  calice  de  soie, 

Ma  rose  du  printemps,  frère,  je  te  l'envoie  ! . . . 


—  869  - 

Car,  pareil  à  l'enfant  qui  déserte  l'école, 
Pour  suivre,  dans  les  champs,  la  mouche  qui  s'envole, 
Dès  qu'à  l'horizon  noir  glisse  un  rayon  vermeil, 
Je  m'échappe  en  silence  et  je  chante  au  soleil  ! 
Et,  tout  autour  de  moi,  l'essaim  de  mes  pensées 
Bourdonne  follement,  en  strophes  cadencées, 
Et  parmi  les  bleuets,  comme  les  papillons, 
Tous  mes  vers  envolés  butinent  aux  sillons  ! . .  . 
Vallon,  t'en  souvient-il'?  Ah  !  Quelles  rêveries 
Nous  semions,  en  passant,  sur  tes  herbes  chéries  ! 
Que  de  secrets  joyeux  sont  tombés  de  nos  cœurs. 
Ainsi  qu'une  rosée  au  calice  des  fleurs  ! 

Un  jour,  je  la  revis,  plus  vieux  de  cinq  années. 

Seul,  hélas  !  évoquant  nos  heures  fortunées. 

Et  cherchant  tristement,  des  yeux  et  de  la  main, 

Nos  souvenirs,  semés  tout  le  long  du  chemin  ! 

Je  la  revis  un  jour,  ma  pelouse  adorée, 

Douce  et  belle,  et  de  fleurs,  comme  autrefois,  parée. 

Les  pelouses  toujours  sont  jeunes,  ici-bas, 

Et,  quand  nous  vieillissons,  elles  ne  changent  pas  ! 

Toujours,  Avril,  dans  l'air,  secouant  ses  corolles. 

Répand  des  diamants  sur  leurs  vertes  épaules! 

Toujours  leurs  longs  cheveux,  comme  des  flots  mouvants, 

Abandonnent,  le  soir,  de  doux  parfums  aux  vents  ! 

Moi,  comme  un  pèlerin,  sur  la  terre  bénie, 
Je  marchais  en  silence.  Une  vague  harmonie 
Flottait  dans  les  rameaux,  chantait  dans  le  buisson. 
Toutes  ces  mille  voix  m'appelaient  par  mon  nom. 
Et,  penché  sur  la  fleur,  où  bourdonne  l'abeille. 
Je  palpitais  d'ivresse,  et  je  prétais  l'oreille  !.  . . 

La  pelouse  chantait  : 

((  Jeune  ami  d'autrefois, 
«  Je  t'attendis  longtemps,  à  l'ombre  de  mes  bois  ! 
«  Poète,  qu'as-tu  fait  de  tes  belles  années  ! 
<i  Enfant,  où  sont  les  fleurs  que  je  t'avais  données  ? 
«  Pourquoi  ce  front  joyeux,  où  tant  d'espoir  à  lui, 
<(  Se  pcnche-t-il  vers  moi,  sombi'e  et  pâle,  aujourd'hui  ? 


-  ^Î70  — 

"  Doux  hôte,  que  le  ciel  en  ce  jour  me  renvoie, 
'.  Hélas  !  à  quels  buissons  as-tu  laissé  ta  joie? 
"  Dans  quel  âpre  chemin  as-tu  meurtri  tes  pas? 
«  Viens,  je  te  presserai,  souriant,  en  mes  bras  ! 
(.  Viens,  je  te  bercerai,  clans  l'herbe  et  les  rosées  ; 
«  J'ai  des  chansons  encore,  pour  les  âmes  froissées, 
(i  Et  l'arbre,  où  tu  jouais,  à  l'abri  du  soleil, 
«  Répandra  doucement  des  fleurs  sur  ton  sommeil  !  » 

Elle  disait  encore  : 

«  Qu'as-tu  fait  de  ton  frère  ? 
->  Où  donc  est-il  parti,  le  penseur  solitaire? 
"  Pourquoi  seul  maintenant  revenir  en  ces  lieux, 
(I  Où  tous  deux  vous  veniez,  où  vous  rêviez  tous  deux  ? 
«  Il  m'oublie  !. . .  Ou  peut-être,  en  des  routes  nouvelles, 
«  Ses  pas  ont  rencontré  des  pelouses  plus  belles, 
<■  Des  ombrages  plus  frais  que  les  miens,  et,  le  soir. 
Ci  Plus  de  nids  frissonnants,  au  fond  du  vallon  noir  !. . . 

Et  j'écoutais  toujours,  et  la  verte  pelouse 
Se  roulait,  à  mes  pieds,  amoureuse  et  jalouse. . . 
Et,  quand  le  blond  soleil,  derrière  les  grands  bois, 
Disparut,  emportant  mes  songes  d'autrefois, 
Je  cueillis  une  fleur,  et,  loin  du  calme  asile, 
Je  repris,  à  pas  lents,  le  chemin  de  la  ville  ! 

Dans  la  joie  ou  les  pleurs,  comme  un  gage  de  foi, 
Garde  la  fleur  des  champs  que  je  cueillis  poui-  toi, 
Frère,  et  que  j'envoyai,  dans  ton  Paris  immense. 
Doux  parfum  du  vallon,  doux  rêve  de  l'enfance  ! 
Oh  1  garde  la  toujours  !  Cette  petite  fleur, 
l)"ane  haleine  céleste,  embaumera  ton  cœur  : 
Parfois,  l'œil  arrêté  sur  ses  feuilles  flétries. 
Tu  reverras,  de  loin,  nos  blanches  rêveries, 
Et  comme  un  miel  caché,  quand  ton  ciel  sera  noii-, 
Son  calice  embaumé  te  versera  l'espoir! 

Ruuen,  Avril  1844. 


-  371  - 
XII 

A  mes  CDuis  P.  Mulul  et  Crdifici  C 

Dimanche,  ô  mes  amis,  le  savant,  le  poète, 
Les  deux  moitiés  par  qui  mon  âme  se  complète 

Ma  lyre,  mon  compas  ! 
Dimanche,  dès  que  l'aube  aura  blanchi  les  nues. 
Hors  de  la  cité  sombre,  aux  tortueuses  rues, 

Nous  porterons  nos  pas  ; 

Nous  irons  loin  des  bi'uits  de  la  foule  inquiète  : 
Nous  laisserons  chanter,  dans  ses  habits  de  fête, 

Tout  ce  peuple  marchand  ! 
Nous  laisserons  passer,  près  de  nous,  sans  les  suivre. 
Le  riche,  avec  son  or,  le  prêtre,  avec  son  livre 

Qu'il  épèle,  en  marchant  ! 

Nous  irons  chercher  Dieu,  là-bas  sur  la  colline  ! 

Par  les  sentiers  tout  blancs  des  fleurs  de  l'aubépine. 

Par  les  prés,  par  les  bois  ! 
Dans  tout  ce  qui  sourit,  dans  tout  ce  qui  murmure, 
Kt  nous  lui  donnerons  pour  temple  la  nature 

Aux  frémissantes  voix  ! 

Nous  nous  ari-êterons  sous  la  verte  charmille, 
Où  vient  la  jeune  abeille  avec  la  jeune  fille 

Chanter  dans  le  buisson  ; 
Et  de  la  ville,  au  loin,  par  la  brume  eflacée 
Nos  yeux  ne  verront  plus  que  la  flèche  élancée 

Aux  bords  de  l'horizon  ! 

Nous  causerons,  tous  trois,  des  hommes  et  des  choses 
Douces  illusions  aux  portes  toujours  closes. 

Grandeurs  qui  font  pitié  ! 
Kt  puis,  ô  mon  poète,  assis  sur  la  pelouse. 
Tu  nous  diras  tes  vers.  Et  la  brise  jalouse 

En  prendra  la  moitié  ! 


—  372  — 

Tu  nous  diras  tes  vers,  aux  notes  argentines, 
La  forêt  frissonnante  et  les  belles  collines. 

Où  l'on  t'attend,  le  soir, 
Et  l'enfant,  à  minuit,  dans  les  bois  inquiète, 
Et  la  grave  marquise  et  la  folle  Ninette 

Qui  met  son  masque  noir  ! 

Ami,  tu  chanteras  le  vaisseau  qui  s'incline. 
Parfumé  des  baisers  de  la  vague  marine. 

Le  riche,  aux  cent  troupeaux  ; 
Ou  Néron  sous  les  fleurs  étouffant  ses  convives. 
Ou  le  néant  de  l'homme,  et  ces  ombres  plaintives 

Qui  sortent  des  tombeaux  ! 

Et  peut-être,  j'aurai  quelques  strophes  nouvelles, 
Quelque  chanson  du  cœur,  jeune  et  battant  des  ailes, 

Et  qui  prendra  l'essor. 
Car,  en  ce  siècle  sombre,  où  s'éteint  toute  flamme, 
Vous  aimez,  comme  moi,  du  plus  pur  de  votre  âme 

La  Muse  aux  tresses  d'or  ! 

Ainsi  fuira  du  jour  la  course  pacifique  ; 

Mais,  pareils  au  lutteur  qui  de  l'Hercule  antique 

Epuisait  les  efl"orts, 
Après  avoir  touché  la  nature  féconde 
Nous  reviendrons,  le  soir,  pour  les  combats  du  monde, 

Plus  ardents  et  plus  forts  ! 

Rouen,  Mai  1845. 

XIII 

PROMÉTHÉE 


Oh  !  Quelque  soit  le  mot  caché  dans  ton  mystère. 
Salut,  homme  !  Salut,  vieil  enfant  de  la  terre  1 
Titan  aux  mille  bras  !  Le  jour  où,  plein  d'effroi. 
Mon  regard  étonné  s'est  levé  Jusqu'à  toi, 
Dans  l'âme,  j'ai  frémi  d'une  terreur  profonde, 
P]n  mesurant  ta  taille,  ô  sombre  roi  du  monde  1 


-  373  - 

De  quel  limon  des  mers,  de  quel  bord  inconnu 
Pour  la  première  fois,  mortel,  es-tu  venu? 
Germe  mystérieux,  égaré  dans  la  fange, 
N'es-tu  pas  un  débri  de  quelque  race  étrange  ? 
Autour  de  ton  berceau,  n'as^tu  pas  entendu 
(^kielque  secret  fatal,  dans  les  siècles  perdu  ? 
Comme  un  feu  souterrain,  que  le  volcan  recèle, 
Toujours  un  sombre  éclair,  en  tes  yeux  étincelle  1 
Toujours,  un  bruit  pareil  à  l'abîme  écumant 
Dans  le  fond  de  ton  cœur  murmure  sourdement  ! 
Et  parfois,  on  croit  voir,  effrayant  diadème. 
Fumer  la  foudre  encore,  autour  de  ton  front  blême  I 

Le  jour  où  tu  tombas  sur  le  monde,  ô  géant, 
Tu  roulas,  dans  la  poudre,  immobile  et  béant  ! 
Tu  pressas,  dans  tes  bras,  la  terre  aride  et  nue, 
Ton  œil,  sans  la  comprendre,  interrogea  la  nue  ! 

*  Parfois,  le  ciel  immense  éteignant  son  flambeau, 

*  Sur  ton  sein  haletant,  pesait  comme  un  tombeau  ! 

*  Tandis  qu'auprès  de  toi,  tels  que  des  geôliers  sombres, 

*  Les  éléments  grondaient  dans  le  gouffre  des  ombres  1  (1). 

Et  les  vents  déchaînés,  et  l'Océan  sans  frein 
Battaient  tes  membres  nus,  rongés  du  flot  marin  1 
La  tempête,  à  ton  front  qui  sommeillait  encore. 
Heurtait  tous  les  éclairs  de  son  aile  sonore. 
Et  les  grandes  forêts,  antiques  monuments, 
Envoyaient  jusqu'à  toi  de  longs  rugissements  ! 

Longtemps  le  front  penché,  sur  ta  fatale  couche, 
Toi-même  t'ignorant,  tu  t'étendis  farouche. 
Mais,  un  jour  que  la  foudre  avait  grondé  plus  fort. 
Tu  bondis  dans  ta  chaîne,  avec  un  cri  de  mort  ! 
Alors,  alors,  ce  fut  un  spectacle  sublime  : 
Tu  te  dressas,  debout,  sur  le  bord  de  l'abîme  ; 
Et.  superbe,  le  bras  tendu,  la  flamme  aux  yeux, 
Quand  tu  te  lelevas,  ton  front  heurta  les  cieux. 


(l)  Ces  quatre  vers  ont  été  conservés  dans  le  poème  des  «  Fossiles 
Œuvres,  p.  130. 


-  374  — 

Ton  pied  libre,  en  frappant  sur  la  terre  inféconde, 

Jusqu'en  ses  fondements  fit  tressaillir  le  monde, 

Et  les  monts  chevelus,  se  courbant  devant  toi, 

Dans  les  hauteurs  du  ciel,  saluèrent  un  Roi  1 

Tu  rejetas  la  mer  par  delà  ses  rivages. 

Ton  bras,  calme  et  puissant,  plongeant  dans  les  nuages. 

En  arracha  la  foudre,  et  fier,  et  triomphant, 

Tu  la  foulas  aux  pieds  comme  un  jouet  d'enfant  I 

Des  torrents  tu  reglas  les  pentes  incertaines, 

Avec  tes  doigts  d'airain  tu  déchiras  les  plaines, 

Et  les  rameaux  en  fleurs,  et  les  blondes  moissons. 

De  leurs  flots  ondoyants  couvrirent  les  sillons. 

Ton  bras,  pour  s'appuyer,  coupa  le  cèdre  antique  ; 

Dans  la  peau  du  lion,  tu  taillas  ta  tunique. 

Mais  tu  grandis  si  vite,  en  tes  rudes  combats, 

Que  la  terre  devint  étroite  pour  tes  pas. 

Et  que  ta  main,  un  jour,  en  s'étendant  sur  l'onde. 

Derrière  l'Océan,  alla  saisir  un  monde  !  • 

Pour  t'élancer,  d'un  bond,  dans  cet  autre  univers. 

Comme  un  coursier  sauvage  apprivoisant  les  mers. 

De  tes  deux  bras  nerveux,  ô  centaure  intrépide. 

Tu  pris  les  flots  soumis  par  leur  crinière  humide 

Et  dans  un  tourbillon,  sous  les  cieux  emporté, 

Tu  plongeas  dans  la  brume  et  dans  l'immensité  !  (l) 

Alors,  ivre  d'audace,  et  grand,  dans  ton  délire. 

Tu  voulus,  d'un  seul  pas,  traverser  ton  empire. 

Tu  voulus,  d'un  coup  d'œil,  percer  le  monde,  et  l'art 

Vint  atteler  la  flamme,  au  timon  de  ton  char! 

Oh  !  sois  fier,  et  souris,  et  relève  la  tète 
Géant,  que  rien  n'abat,  marcheur  que  rien  n'arrête, 
Toi  qui,  dans  ta  poussière,  atteins,  audacieux, 
Au  monde,  par  ton  bras,  par  ta  pensée,  aux  cieux. 


(1)  Ce  vers  est  devenu  dans  «  J^es  Fossiles  »  : 

«  Seul,  perdu  dans  la  brunie  et  dans  rimmenifité  ! 
Œuvres,  p.  132. 


—  375  - 

Toi  qui  de  la  nature  épèles  les  mystères, 
Toi  qui  sais  le  chemin  des  astres  solitaires, 
Et  qui,  sondant  des  nuits  les  replis  inconnus, 
Tiens,  au  bout  du  compas,  les  soleils  suspendus  ! 
Être  étrange,  salut!  x\vec  ta  fantaisie, 
A  tes  divinités  tu  verses  l'ambroisie  I  ' 
Ton  esprit  créateur  peuple  ou  vide  les  cieux, 
Et,  pour  les  renverser,  tu  te  forges  des  Dieux.  ! 
Dans  la  course  rapide,  où  le  destin  t'emporte. 
Qu'es-tu  ?  Nul  ne  sait.  Où  t'en  vas-tu  ?  Qu'importe  ? 
Ame  prédestinée,  ou  Dieu  déshérité, 
Marche,  dans  ta  grandeur  et  dans  ta  majesté, 
Marche,  sans  dévier  de  ta  route  suivie, 
Marche,  sans  t'arrèter  aux  douleurs  de  la  vie, 
Marche,  et  marche  toujours  !  Qu'importe  qu'en  passant 
Aux  ronces  du  chemin  tes  pieds  laissent  du  sang 
Et  que,  sombre  envoyé  des  voûtes  éternelles. 
Quelque  vautour,  dans  l'ombre,  agite  ses  deux  ailes  ? 
Qu'importe  à  ton  bras  fort  la  chaîne  qui  l'attend? 
Un  roi,  du  pilori  fait  un  trône,  en  montant  ! 
Reste  sur  ton  rocher,  ô  Prométhée  antique  ! 
Soulève,  avec  orgueil,  ta  brûlante  tunique  ! 
Et  sans  te  plaindre  au  sort,  et  sans  baisser  les  yeux, 
Livre  ton  cœur  sanglant,  pour  le  festin  des  Dieux  ! 
Car,  plus  fort  que  l'envie,  et  plus  haut  que  l'outrage, 
On  peut,  le  monde  aux  pieds,  le  front  dans  les  nuages, 
Attendre  le  vautour,  sans  honte  et  sans  etïroi, 
O  Géant,  quand  on  est  sublime,  comme  toi  ! 

12  Juiu  1844. 

XIV 

EMPÉDOCLE 


Empédocle  !  Empédocle  !  Audacieux  génie, 

Les  siècles  à  ta  cendre  ont  jeté  l'ironie. 

Et,  comme  un  double  spectre,  au  bord  de  ton  cercueil, 

L'homme  a  sculpté  debout  la  Folie  et  l'Orgueil  ! 


-  376  - 

Ou'importe  à  toi  ?  Ce  fut  une  haute  pensée, 
(Jui  fermenta  longtemps  dans  ton  âme  oppressée, 
-Maître,  quand  pour  donner  à  l'art  un  jour  plus  beau 
Tu  voulus,  au  cratère,  allumer  son  flambeau  !.. 

Comme  un  Dieu  voyageur  qui  s'en  retourne  aux  cicux. 

Tu  gravis  le  volcan,  calme  et  silencieux. 

Et  pendant  de  longs  jours,  tu  pouvais  vivre  encore! 

En  ces  temps  reculés,  plus  fraîche  était  l'aurore, 

Et  la  belle  nature,  à  l'ombre  des  grands  bois 

Avait  plus  de  parfums,  de  rayons  et  de  voix  ! 

Regarde  sous  tes  pieds,  regarde  dans  la  plaine. 

Où  le  myrte  embaumé  souffle  une  douce  haleine. 

Où  l'on  entend  le  soir  quelque  antique  refrain 

Des  pâtres  d'Agrigente,  aux  sonnettes  d'airain  ! 

Dans  ces  asiles  verts,  retraites  fortunées. 

Peut-être  il  est  pour  toi  de  tranquilles  années. 

Là,  sous  l'olivier  pâle,  et  l'oranger  fleuri, 

Vieillard,  ne  vois-tu  pas?  le  bonheur  a  souri. 

Mais  toi,  sourd  à  ces  bruits  qui  venaient  de  la  terre. 
Tu  montais,  tu  montais,  et  le  rouge  cratère. 
Secouant  dans  les  cieux,  sa  torche  à  tous  les  vents, 
Frappait  ton  large  front  de  ses  reflets  mouvants  ! 

Empédocle  !  ô  grand  homme  !  ô  sage  de  Sicile! 
Les  Dieux  ont  fait  pour  nous  cette  mort  inutile. 
Car  tu  ne  revins  pas  et,  nul,  depuis,  n'a  su 
Ce  qu'au  fond  de  l'Etna  tes  yeux  ont  aperçu, 
Et  quelle  scène  étrange  aux  mortels  inconnue 
Quand  tu  fus  sur  le  bord,  vint  éblouir  ta  vue  ! 

La  montagne  jalouse  a  gardé  son  secret. 

Mais  tu  pouvais  mourir,  sans  honte  et  sans  regret 
Car  tu  savais  d'où  sort  l'aigrette  flamboyante, 
Qui,  dans  l'ombre  des  nuits,  illumine  Agrigente 
Et  par  quels  noirs  canaux  lEtna  mystérieux 
Vomit  ses  flots  de  lave,  et  ses  gerbes  de  feux  ! 

Gany,  Septembre  184(5. 


-  377  - 
XV 

TULLIA 


PoUux!  c'était  la  plus  noble  patricienne, 
Qui,  de  son  opulence  étalant  le  trésor, 
Ait  fait  voler  un  char,  par  la  voie  Appienne, 
Ou,  dans  le  sein  bruni  d'une  esclave  Indienne, 
Enfoncé  son  aiguille  d'or  ! 

Quand  sa  toge  aux  longs  plis  flottait  blanche  autour  d'elle, 
Quand  un  réseau  de  pourpre  enfermait  ses  cheveux. 
Comme  Junon,  la  reine,  ou  l'antique  Gibèle, 
KUe  allait,  grande  et  fière,  et  nul  n'était  rebelle, 
Si  sa  bouche  avait  dit  :  «  Je  veux  !  » 

Sa  villa  somptueuse,  aux  portiques  sonores. 
Baignait  dans  les  flots  bleus  ses  murs  de  marbres  blancs. 
Le  falerne  écumait.  aux  lèvres  des  amphores. 
Et  la  perle  d'Asie  et  les  citronniers  maures 
Ornaient  ses  lits  étincelants  ! 

Essaim  tumultueux  que  le  plaisir  transporte. 
Chevaliers  et  consuls  accouraient  pour  la  voir  ; 
Les  licteurs  suspendaient  leurs  faisceaux  à  sa  porte, 
Et  de  gais  histrions  une  folle  cohorte 

Chantait,  dans  ses  jardins,  le  soii  ! 

Elle  était  belle  ainsi,  Tullia  la  Romaine  ! 
Ses  pieds  blancs  éclataient  sur  leurs  rouges  talons  ; 
Le  diamant,  trésor  que  l'on  connaît  à  peine, 
Relevait,  au  genou,  sa  tunique  qui  traine  : 
L'or  parsemait  ses  cheveux  blonds  ! 

Elle  aimait  les  concerts  et  les  danses  lascives, 
Le  rire  aux  blanches  dents  ennemi  des  douleurs  ! 
La  carène  qui  glisse,  au  bord  des  fraîches  rives, 
Et  la  fête,  et  le  bruit,  quand,  au  front  des  convives, 
Le  festin  attachait  des  fleurs  ! 


-  378  - 

Or,  il  advint  par  aventure, 
(ju'iin  homme,  à  l'auslère  ligure. 
Avec  une  croix  dans  les  mains, 
Vn  de  ces  sectaires  étranges 
(,>ui  parlent  du- ciel  et  des  anges 
Et  vont,  pieds  nus,  par  les  chemins. 

Un  jour,  passant  au  Capitole. 

Sur  son  autel  frappa  l'idole. 

Et  s'écria,  les  yeux  en  feu  : 

'  Malheur  !  à  la  foule  idolâtre, 

«  Qui  donne  aux  danses  du  théâtre 

«  Le  temps  que  l'homme  doit  à  Dieu  !   . 

<(  Malheur  sur  toi,  cité  Romaine, 
«  Que  le  flot  des  plaisirs  entraine 
"  Depuis  le  soir  jusqu'au  matin  ! 
('  Malheur  !  malheur  I  vieille  Italie  ! 
<i  Dans  ta  joie  et  dans  ta  folie  ! 
((  Dans  ta  pompe  et  dans  ton  festin  ! 

«  Heureux  celui  qui  peut  entendre  ! 
«  Peuples,  couvrez  vos  fronts  de  cendre  1 
«  Que  les  sanglots  soient  vos  concerts  ! 
«  Vos  Dieux  d'airain,  que  le  temps  ronge, 
«  Ne  sont  que  fourbe  et  que  mensonge  ! . . 
—  Le  prêteur  le  chargea  de  fers. 

Puis,  calme,  il  parut  dans  l'arène 
Où  Rome,  altière  souveraine, 
Otïre  aux  Dieux  du  sang  et  des  pleurs. 
C'était  un  noble  enfant  des  Gaules, 
Que  jamais  les  plaisirs  frivoles 
N'avaient  endormi  sur  les  fleurs  ! 

Son  bras  robuste,  aux  larges  veines, 
Sans  eflbrt  eût  brisé  ses  chaînes 
Et  déraciné  ses  barreaux. 
Mais,  du  pied,  repoussant  la  terre, 
Entre  les  dents  de  la  panthère 
Il  souriait  à  ses  bourreaux  ! 


—  379  - 

Et  le  soir,  la  foule,  dans  Rome, 

Se  demandait  :  «  Quel  est  cet  homme, 

-'  Pour  qui  la  tombe  est  sans  effroi? 

"  Et  qui,  comme  une  ignominie, 

«  Ose  jeter  son  agonie, 

<(  A  la  face  du  peu[)le-roi  ?. . . 

Tiillia,  de   ce   jour,  est   solitaire    et  sombre. 
Sa  pensée  est  en  proie  aux  rêves  inconnus. 
Dans  son  palais,  peuplé  de  visions  sans  nombre. 
Elle  écoute,  et,  parfois,  croit  entendre,  dans  l'ombre. 
Sous  la  dent  des  lions,  crier  des  membres  nus  ! 

En  vain,  les  chevaliers  ont  consulté,  pour  elle, 
La  blanche  Canidie,  au  philtre  souverain. 
L'augure,  par  les  airs,  écoutant  un  bruit  d'aile, 
L'aruspice,  penché  sur  le  sang  qui  ruisselle, 
Et  la  vieille  qui  lit  dans  le  creux  de  la  main  ! 

TuUia  !  la  couronne  à  son  front  est  flétrie,  - 

Son  portique  désert  ne  sait  plus  de  doux  sons, 

A  l'heure  des  festins,  elle  sanglote  et  prie. 

Un  esclave  a  brisé  son  vase  d'Etrurie, 

Sans  qu'elle  ait  fait  jeter  le  coupable  aux  poissons! 

—  0  vous,  pour  qui  la  vie  est  enivrante  et  folle. 

Vous  qui  cherchez  des  jours,  qu'aucun  remords  ne  suit. 

Allez,  femmes  de  Rome,  allez  au  Capitole  ! 

Au  théâtre,  où  toujours  l'heure,  en  chantant,  s'envole  ! 

Et  du  grave  Sénat  au  Forum  plein  de  bruit  ! 

Sur  ces  sombres  gradins,  où  la' foule  s'entasse. 
Accourez  !  Quelqu'esclave,  en  vos  jeux,  doit  périr; 
Allez,  des  fleurs  au  front,  à  la  meilleure  place. 
Voir  le  gladiateur  qui  chancelle  avec  grâce,  — 
Femmes  !  —  Mais  n'allez  pas  voir  les  Chrétiens  mourir  ! 

Gany. 


-  380- 
XYI 

LA   MAITRESSE   DE  L'EMPEREUR 


O  toi,  qui  secouant  tes  tresses  odorantes, 
Fais  sonner,  sous  tes  doigts,  l'airain  des  Corybantes, 
Belle  fille  de  Grèce,  au  pas  mélodieux, 
Nymphe  que,  dans  ses  flots,  l'Eurotas  a  bercée  ! 
Et  que  j'ai  prise,  un  jour,  dans  mon  aire,  dressée 
Entre  les  hommes  et  les  Dieux  ! . . . 

Puisqu'à  ton  sort,  liant  mon  destin  solitaire, 
J'ai  donné  nos  amours  en  spectacle  à  la  terre  ! 
Puisque  tes  pieds  de  lait  courbent  les  fronts  tremblant; 
D'où  vient  que,  dans  la  fête,  où  le  plaisir  t'engage, 
Parfois  un  vague  ennui  passe  comme  un  nuage. 
Sur  tes  grands  yeux  étincelants  ! . . . 

Afin  d'être  la  reine,  entre  les  jeunes  filles. 
N'as-tu  pas  tes  parfums,  qu'enferment  des  coquilles, 
Tes  perles,  sur  ton  sein,  roulant  comme  des  pleurs, 
Les  villas  de  Tibur,  aux  sveltes  colonnades, 
Et  les  jardins,  dans  l'air,  suspendus  aux  arcades, 
Comme  des  couronnes  de  fleurs  ? 

N'as-tu  pas  la  galère,  aux  riches  banderoles. 
Et  les  bains  de  porphyre,  et  les  litières  molles. 
Et  les  trépieds  d'argent  qui  pétillent,  le  soir. 
Et,  sur  ton  front  penché,  la  mitre  Assyrienne, 
Et  la  toge  de  lys,  qu'avec  ses  doigts  d'ébène, 
A  ton  bras  onduleux,  suspend  l'Eunuque  noir?... 

Je  puis  —  si  du  Sénat  le  faste  t'importune  — 
Au  niveau  des  bouffons  abaisser  sa  fortune  ! 
Et  de  Rome,  en  un  jour,  brisant  les  vieilles  lois, 
Faire,  entre  vingt  licteurs,  marcher  ton  nain  stupide, 
Ou  donner,  pour  harnais,  à  ton  cheval  Numide, 
La  pourpre  des  Consuls  et  le  bandeau  des  Rois  ! 


—  381  - 

Pour  toi,  les  Eléphants,  aux  têtes  colossales, 

Du  cirque,  sous  leurs  pieds,  ébranleront  les  dalles, 

Des  animaux  venus  d'étranges  régions. 

L'hippopotame  noir,  la  girafe  rayée. 

Suivront  confusément,  par  la  ville  effrayée. 

Ton  char,  qu'emportent  des  lions  !.. 

Dépose,  ô  tna  beauté,  le  fardeau  qui  t'oppresse  ! 
Tu  ne  seras  plus  reine,  et  tu  seras  déesse  : 
L'encens  fume,  déjà  le  temple  est  préparé. 
Où,  pieuse,  et  de  fleurs  entourant  la  victime, 
La  vierge  apportera,  sur  ton  autel  sublime, 
La  coloml)e  de  neige,  ou  le  faisan  doré  ! 

]\Iais,  il  me  faut,  à  moi  qui  porte  cet  Empire, 
Ta  danse,  au  pas  léger,  ta  joie  et  ton  sourire. 
Comme  il  faut,  aux  grands  monts,  le  soleil  radieux  ! 
Chante  !  et  lève  la  tête  !  Aux  sommets  où  nous  sommes, 
Le  chemin  est  plus  long  pour  redescendre  aux  hommes, 
Enfant,  que  pour  monter  aux  Dieux  ! 

Rouen. 


XVII 

LA   PLUIE  DE   PRINTEMPS 

(THOU-FOU) 


La  bonne  petite  pluie. 
Qui  sait  qu'on  a  besoin  d'eau, 
Et  vient  juste  au  renouveau 
Laver  le  sol  qui  s'ennuie  ! 

Elle  a  fait  choix  de  la  nuit. 
Afin  d'arriver  plus  douce  ; 
Elle  a  pénétré  la  mousse 
Très  finement  et  sans  bruit  ! 

Hier  soir,  à  la  dernière  heure. 
Des  nuages  ténébreux 
Planaient  sur  le  sentier  creux. 
Qui  conduit  à  ma  demeure. . . 


—  38-2  - 

Seuls,  les  feux  de  sûreté 
Des  barques  sur  la  rivière 
Comme  des  points  de  lumière 
Tremblaient  dans  l'obscurité  ! 

Ce  matin,  par  les  prairies, 
Tout  éclate  !  et  l'herbe  en  fleur 
Aux  jardins  de  l'Empereur 
Met  de  fraîches  broderies  ! 


XVIIl 

LE  BACHELIER 


Le  Bachelier  à  sa  ceinture 
Porte  suspendus  en  faisceaux 
Tous  les  trésors  de  l'écriture, 
L'encre,  la  pierre  et  le  pinceau. 

De  boutons  d"or  sa  robe  est  close. 
Et  sa  longue  tresse,  qui  pend 
Sous  son  bonnet  de  satin  rose, 
Lui  glisse  au  dos  comme  un  serpent. 

11  écoute  en  ses  rêveries 
Chanter  le  rossignol  des  bois, 
Et  va  songeant  par  les  prairies. 
Comme  les  sages  d'autrefois. 

Le  ciel  est  bleu,  la  mer  est  bleue, 
La  campagne  a  l'odeur  du  thé, 
Les  poissons  rouges  de  leur  queue 
Font  frémir  le  lac  argenté. 

Les  loriots,  les  hirondelles. 
Passent  par  essaims  dans  les  airs. 
Et  laissent  tomber  de  leurs  ailes 
Des  parfums,  des  fleurs  et  des  vers. 


-  883  - 

Le  Bachelier  s'asseoit  dans  l'herbe, 
Et  son  pinceau  rapide  à  voir 
Bondit  comme  un  dragon  superbe, 
Glisse  comme  un  nuage  noir. 

Le  flot  qui  fuit,  le  jour  qui  ploie, 
L'oiseau,  la  brise  et  le  soleil, 
11  attache  au  papier  de  soie 
Tout  le  paysage  vermeil. 

Et  tandis  qu'il  n'y  prend  pas  garde. 
De  son  pavillon  vermissé 
La  jeune  fille  le  regarde 
A  travers  le  bambou  tressé. 


XIX 
L'OISEAU    GERTRUDE  '" 


A  Monsieur  Molard. 

LÉGENDE  Norvégienne 

C'était  du  temps  où  Jésus,  sur  la  terre, 
Sauveui-  du  monde  et  vainqueur  du  trépas, 
Se  promenait  avec  l'apôtre  Pierre 
Pour  visiter  les  peuples  d'ici  bas. 
Un  soir  d'hiver  que  la  bise  était  rude, 
Et,  par  les  bois,  le  chemin  hasardeux. 
Chez  une  vieille,  ils  entrèrent  tous  deux  ; 
Elle  était  pauvre  et  se  nommait  Gertrude. 
Un  petit  feu  de  branches  de  sapin 
Dans  le  foyer  luisait,  au  fond  du  bouge  ; 
Elle  portait  une  cornette  rouge, 
Et  sur  sa  table  elle  faisait  son  pain. 


i\)  l'uhlié  dans  la  «  Revue  Coalemporaiiie  »,  l.'i.Iuiii  1860. 


—  384  - 

Ayant  marché,  le  Seigneur  avait  faim  : 

'(  Un  seul  gâteau,  pour  y  goûter,  ma  bonne  !  » 

—  «  Entrez,  dit-elle,  on  vous  en  donnera  ; 
«  Je  l'ai  pétri,  sans  le  dire  à  personne, 
"  D'un  seigle  frais  qui  le  parfumera  !  » 

La  femme,  alors,  coupant  la  pâte  brune. 
En  mit  un  peu  sous  son  rouleau  glissant. 
Mais  cette  pâte  allait  s'élargissant, 
Et  le  gâteau  fut  grand  comme  la  lune  ! 

<(  Avec  si  peu,  faire  un  gâteau  pareil  ! 

>'  J'en  prendrai  moins  »,  dit  la  vieille  chenue. 

Qui  parlait  bas  et  qui  tenait  conseil. 

Elle  en  prit  moins.  Une  force  inconnue 

Fit  l'autre  pain  grand  comme  le  soleil  ! 

Elle  y  touchait  et  n'y  pouvait  pas  croire  ! 
Prenant  la  pâte  une  troisième  fois. 
Sur  son  pétrin  poli  comme  l'ivoire. 
Elle  en  roula  l'épaisseur  d'une  noix. 

«  Ce  pain  moins  gros  sera  plus  présentable  », 
Pensait  Gertrude,  assez  hors  de  saison. 
Mais,  ô  miracle  à  troubler  la  raison  ! 
Fougueuse,  énorme,  ondoyante,  indomptable. 
Comme  une  mer  qui  monte  à  l'horizon, 
La  pâte  étrange  avait  franchi  la  table. 
Et  la  galette  emplissait  la  maison  ! 

«  Vous  le  voyez  !  vous  le  voyez  !  dit-elle, 

«  Je  ne  saurais  vous  pétrir  un  gâteau. 

"  Ceux-là  sont  faits  sur  un  si  grand  modèle 

«  Qu'on  les  vendra  pour  les  gens  du  château  ! 

<-  Ce  ne  sont  point  de  ces  pains  qu'on  partage  ! 

«  Fermez  ma  porte,  adieu  >\ 

Mais,  le  Seigneur  : 
<•  Femme  !  ayant  moins  tu  m'offrais  davantage, 
"  Et  l'abondance  a  rétréci  ton  cœur  ! 
'■  Je  suis  ce  Dieu  que  ton  orgueil  oublie  !  » 


-  385  -- 

Il  écarta  son  manteau  large  : 

((  Vois  ! 
«  Tout  mon  flanc  saigne  et  j'ai,  par  ta  folie, 
<c  Un  clou  de  plus  qui  m'attache  à  ma  croix  !  » 

Sa  voix  roulait  au  loin,  comme  un  tonnerre  ! 
L'enfer  flambait  dans  son  regard  vengeur  ! 
Et  de  la  voûte,  un  rayon  de  lumière 
Semblait  tomber  sur  le  grand  voyageur  ! 

«  Puisque  si  tôt  ta  charité  s'émousse, 

((  Va,  cria-t-il,  le  monde  te  repousse. 

'(  Tu  n'es  plus  femme  et  tu  seras  oiseau, 

(i  Souffrant,  l'hiver,  faute  d'un  brin  de  mousse, 

'(  Criant,  l'été,  pour  avoir  un  peu  d'eau  !  » 

Il  fit  un  signe. 

Et  par  la  cheminée, 
La  vieille  femme,  en  piaulant,  s'envola 
Dans  la  forêt.  —  C'est  depuis  ce  temps-là 
Qu'elle  gémit,  au  fond  des  bois,  damnée  ! 

L'oiseau  Gertrude  est  un  oiseau  du  Noi'd, 
Qu'on  plaint  partout  pour  les  maux  qu'il  essuie. 
Il  fait  son  nid  au  creux  d'un  arbre  mort. 
De  sa  voix  rauque  il  appelle  la  pluie  ; 
Et,  quand  il  passe,  on  reconnaît  encoi' 
Sa  coiffe  rouge  et  son  dos  noir  de  suie  ! 


TABLE   DES   MATIERES 

Pages 

Bibliographie    i 

Introduction xi 

Chapitre  1 
La  Famille 

Le  pays  :  Gaii}'.  —  Les  Ascendants  paternels  :  Jean-Nicolas 
Bouilhet,  son  œuvre  littéraire.  —  Les  ascendants  mater- 
nels: leur  influence  prépondérante  dans  l'hérédité  de  Louis. 

—  Le  grand-père,  Pierre  Hourcastremé.  —  La  mère,  Cla- 
risse Hourcastremé 1 

Chapitre  II 

L'Éducation  ('1821-1840) 

1  Les  faits  :  La  famille.  M.  Jourdain.  —  Le  Collège  de  Rouen. 

—  La  pension  Lév\'.  —  Il  Les  idées  morales  :  Roj'alisme, 
Religiosité.  Mélancolie.  —  III  La  formation  littéraire  : 
Influence  du  Collège 19 

Chapitre  III 

Le  Romantisme  (1840-1844) 

I  L'étudiant  en  médecine.  —  11  La  mission  du  poète  :  il  veut 
être  un  conducteur  d'hommes.  —  III  Ses  thèmes  poétiques 
et  son  stj'Ie 44 

Chapitre  IV 

Premières  Manifestations  de  souffrance  morale 

(1840-184'2) 

1  Le  cœur  :  Claire  A.  . .  —  II  L'esprit  :  l'e.xistence  de  Dieu.  — 

Le  problème  du  mal 6:! 

Chapitre  V 

Crise  de  Pessimisme  (1843) 

I  Mélancolie  naturelle  de  Louis  Rouilliet.  —  II  La  crise  :  «  Le 

Suicide  » 79 

Chapitre  VI 

Nouveaux  motifs  de  découragement  (1844-1848) 

l  Echecs  dans  les  études.    —    La   pauvreté.  —  11  Déceptions 

d'amour 90 


—  388  - 

Chapitre  VII 
Idées  Religieuses  et  Politiques  (1844-1848) 


Pages 


I  La  Religion  naturelle  de  V.  Cousin  :  le  Christ.  —  II  Le 
patriotisme  de  L.  Bouilhet  :  haine  de  l'égoïsme  et  anticlé- 
ricalisme. —  III  Espoir  d'un  renouveau  social  :  l'avant 
coureur  de  la  démocratie 104 

Chapitre  VIII 

Évolution  vers  la  Poésie  descriptive  (1844-1850) 

I  II  tente  de  formuler  son  esthétique  poétique  :  Ses  premiers 
efforts  pour  s'évader  du  romantisme  (1844-1846).  —  II  Ren- 
contre de  Flaubert  (1846i.  —  Principes  littéraires  du  prosa- 
teur. —  III  Bouilhet  renonce  à  la  poésie  personnelle  ;  il  écrit 
les  premières  pièces  basées  sur  l'observation  (1846-18501 ....       130 

Chapitre  IX 

Melaenis  (1849-1851) 

I  Préparation  du  poème.  Publication  dans  la  Revue  de  Paris. 
—  II  Analyse.  —  «  Melicnis»  :  A)  annonce  l'Art  des  Parnas- 
siens :  couleur  locale  basée  sur  l'érudition;  les  descriptions. 
—  B)  rappelle  le  romantisme  :  l'ironie  de  Musset.  L'imper- 
sonnalité  de  l'écrivain  ne  va  pas  jusqu'à  l'impassibilité.  — 
III  Résultat  de  la  publication  :  Lettre  de  V.  Hugo  —  La 
mère  du  poète.  —  Flaubert 154 

Chapitre  X 

Les  Fossiles  (1852-1854) 

I  La  vie  du  Poète  :  il  quitte  Rouen  et  habite  Paris.  —  Son  iso- 
lement. —  II  «  Les  Fossiles  »  :  le  choix  du  sujet.  Les  cor- 
rections imposées  par  Flaubert.  —  III  Intérêt  littéraire  et 
philosophique  du  poème 176 

Chapitre  XI 

L'Œuvre  Poétique  (1850-1859) 

I  Les  thèmes.  —  II  L'esthétique.  — III  Les  procédés  techniques      301 

Chapitre  XII 

Les  Influences  littéraires 

I  Flaubert  et  Bouilhet.  —  II  Les  modèles  poétiques  :  V.  Hugo, 
Gautier,  Leconte  de  Lisle.  —  Les  Poètes  Chinois.  —  III  Un 
héritier  de  Bouilhet  :  José  Maria  de  Hérédia 2-28 


Chapitre  XIII 
La  Carrière  Théâtrale  (1854-1858) 

Pages 
<<  Madame  de  Montarcy  »,  —  «  Le  Cœur  à  droite  ».  —  «  Hélène 

Peyron  » 252 

Chapitre  XIV 

La  Carrière  Théâtrale  (suite)  (1858-1867) 

1  '(  Sous  peine  de  mort  »,  —  11  «  LOncle  Million  ».  —  111  «  Do- 
lorès  ».  —  IV  «  Faustine  ».  ~  V  «  La  Conjuration  d'Am- 
boise  » 272 

Chapitre  XV 

Les  dernières  années.  —  La  Mort.  —  Flaubert 
et  la  gloire  posthume  de  Bouilhet  (1867-1872) 

1  La  Bibliothèque  de  Rouen.  —  «  Mademoiselle  Aïssé  ».  —  La 
Mort.  —  11  Flaubert  et  les  Œuvres  posthumes.  —  Publi- 
cation des  «  Dernières  Chansons  ».  —  Représentation  de 
«  Mademoiselle  Aïssé  » 297 

Chapitre  XVI 

Vue  d'ensemble  sur  l'Œuvre  Théâtrale 

1  Protestation  contre  TEcole  du  «  Bon  Sens  »,  représentée  par 
Ponsard.  —  11  Reprise  des  procédés  dramatiques  de  V.  Hugo. 

—  111  Imitation  du  style  romantique.  —  IV  Succès  de  l'œuvre, 

—  Sa  place  dans  l'Histoire  littéraire 311 

Chapitre  XVII 
L'Homme  (1850-1869) 

1  Le  Poi'trait  ph3'sique.  —  II  Le  Tempérament  moral.  -  III  Les 

Idées  philosophiques 331 

Conclusion 347 

Appendice 361 


ERRATA 


P.  viii,  11''  ligne.  —  Alt  lieu  de  :  deux  comédies  que  je  publie 
dans  ma  thèse  complémentaire, 
Lire  :  deux    comédies   dont  je   publie    la 
la  seconde  dans  ma  thèse  complémen- 
taire. 

P.  xiiK  10e  ligne.  —  Au  lieu  de  :  Septembre  1908, 
Lire  :  Septembre  1909. 

—       12e  ligne.  —  Au  lieu  de  :  deux  années, 
Lire  :  trois  années. 

P.  4."),  10e  ligne.  —  Au  lieu  de  :  le  gîte  et  le  couvert, 
Lire  :  le  vivre  et  le  couvert. 

P.  24(i,  2e  ligne.  —  Au  lieu  de  :  bronze  vénérable. 
Lire  :  bonze  vénérable. 

P.  251,  7e  ligne.  —  Au  lieu  de    :  <.    l'Oubli    "    du    premier    et 
<(  l'Abbaye  »  du  second. 
Lire  :  a  l'Abbaye  »  du  premier  et  »  l'Oubli  » 
du  second. 

P.  '282,  27e  ligne.  —  Au  lieu  de  :  «  Hélène  Peyron  », 
Lire  :  u  de  TOncle  Million   ». 


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KOUEN 

IMPRIMERIE   DE   LA  VICOMTE 
7ô,  Rue  de  la  Vicomte 


:i^^ 


PQ  Letellier,   L. 

2198  Louis  Bouilhet 

B63Z76 


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